Frederic Van Leeuw. © Belga

La lutte sans fin du procureur antiterreur

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A la tête du parquet fédéral depuis deux ans, Frédéric Van Leeuw prévient : la Belgique n’en est qu’au début de sa croisade contre le terrorisme. Nous allons tous devoir changer nos modes de vie. Et la justice doit obtenir d’urgence des moyens nouveaux pour empêcher le pire…

« Je ne veux pas être une star. Un procureur fédéral doit travailler en toute humilité. Sans compter ses heures : ces derniers temps, je sais quand j’arrive au bureau, jamais quand j’en sors… » Tandis qu’il longe par un froid polaire le palais de Justice de Bruxelles, Frédéric Van Leeuw pianote sur son smartphone. Les autorités américaines viennent d’annoncer, ce lundi 18 janvier, l’arrestation de Gelel Attar, un Molenbeekois proche des deux Belges qui ont participé aux attentats de Paris, le 13 novembre dernier. Le procureur doit vérifier les détails de cette information obtenue grâce à des perquisitions effectuées chez nous. D’urgence. En matière de terreur, rien ne peut être reporté au lendemain.

Frédéric Van Leeuw a fort à faire pour rester médiatiquement discret. Et pour cause. Le parquet fédéral est devenu un élément central de la lutte contre un terrorisme islamiste en pleine expansion. C’est sur ses épaules que repose la sérénité du pays. « Depuis 2012, notre charge de travail a été multipliée par six !, confie-t-il. Il y a aujourd’hui un nombre important de personnes, entre 800 et 900, qui sont sur la liste Ocam pour radicalisation. A l’époque des premiers dossiers, on n’en était encore qu’à des cellules de vingt… » Agé de 42 ans à peine, le procureur fédéral est un personnage clé du Conseil national de sécurité instauré par le gouvernement Michel. Dans un long entretien au Vif/ L’Express, il évoque l’étendue nouvelle de la menace. Et insiste : des moyens supplémentaires sont nécessaires.

« Un risque comparable à l’ETA ou l’IRA »

Depuis sa création, en 2002, le parquet fédéral a pris toute sa place dans le paysage institutionnel belge… qui n’était peut-être pas celle pensée originellement. « Mon plan de gestion initial était surtout orienté sur la lutte contre la criminalité organisée, explique ce parfait bilingue, entré en fonction le 2 avril 2014. Mais un mois et demi après ma prestation de serment est survenu l’attentat contre le Musée juif de Belgique, à Bruxelles. Cela a changé l’ordre des priorités. En matière de terrorisme, nous devons checker toutes les informations venant du monde entier et surveiller tous ceux qui sont susceptibles de passer à l’acte. Il n’y a pas que ceux qui partent en Syrie, il y a aussi ceux qui risquent de basculer par solidarité, à l’intérieur des familles ou des quartiers. »

Quelques jours avant les attentats de Paris, le parquet fédéral avait présenté un rapport troublant, décrivant pratiquement à la lettre le modus operandi des terroristes de la capitale française : des fusillades de masse. « Ce qui a surpris dans ces attentats, c’est l’ampleur et le nombre de victimes. On parle de 130 morts, mais il y a aussi plus de 800 blessés. Mais nous, on s’attendait à ce qu’il se passe quelque chose de ce type, vu l’expérience de Verviers, en janvier 2015. Je parlais alors d’un risque latent: cela s’est confirmé ! »

Devant la commission parlementaire en charge du terrorisme, le procureur fédéral a comparé la menace islamiste radicale à celle vécue en Espagne avec l’ETA et en Irlande du Nord avec l’IRA. « J’en suis convaincu, plaide-t-il. Ce ne sont pas les mêmes causes, ni les mêmes mouvements, mais la volonté de déstabiliser par la terreur est comparable. Ce risque doit nous amener à repenser la façon dont nous appréhendons notre sécurité. Nous avons vécu de façon très insouciante depuis des années avec une sécurité de très bas niveau dans la plupart des bâtiments stratégiques. Vous entrez dans la plupart des ministères ou des tribunaux sans aucun problème. Avant, le Premier ministre se promenait sans protection ; ce n’était plus possible. »

Cette révolution sécuritaire est en cours. « Mais cela devrait s’accélérer, insiste-t-il. Même si je comprends que l’on peine à abandonner cette insouciance. Moi aussi… »

« Il faut une législation sur les repentis »

Politiquement, la Belgique a pris la mesure de cette menace. Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo, début 2015, le gouvernement Michel multiplie les plans : armée dans les rues, perquisitions autorisées 24h sur 24, création du Conseil national de sécurité… « Ce Conseil est une très bonne chose, estime Frédéric Van Leeuw. Il incite les différents services à travailler ensemble et permet au monde politique de comprendre nos difficultés. La nouvelle génération de chefs de corps est prête à collaborer. C’est un atout important de la Belgique dans les enquêtes en cours. On a fait beaucoup de Belgium Bashing ces derniers temps, mais certains regardent notre système avec envie. »

Pour autant, le procureur fédéral attend que le politique… respecte ses promesses. « Un renforcement du parquet fédéral est prévu, mais concrètement, il n’est pas encore effectif, souligne-t-il. On nous avait promis des moyens supplémentaires après les attentats déjoués à Verviers. C’est inscrit dans une modification de loi intégrée dans le pot-pourri en matière de justice qui est discuté au Parlement. Un an après, on attend toujours le vote, qui pourrait survenir avant la fin de ce mois. C’est d’autant plus important que d’autres mesures doivent assurer la pérennité de notre parquet. » Il s’agit de la prolongation des mandats, notamment, le législateur ayant limité jusqu’ici le nombre de mandats consécutifs pour les magistrats fédéraux à trois. « Si cette loi n’est pas votée, je perdrais huit de mes magistrats les plus expérimentés. Un tiers de mes effectifs ! Ce serait impossible de trouver immédiatement des remplaçants opérationnels… »

Frédéric Van Leeuw espère aussi de nouvelles mesures pour l’aider dans son combat quotidien. « Nous avons fait pas mal de suggestions via le ministre de la Justice. Je donne mon avis sans concession quand on me le demande. In fine, c’est le Parlement qui décide. Ce qui est fondamental dans cette matière-là, c’est l’information. Nous devons avoir des possibilités élargies pour les obtenir, par exemple via une législation sur les repentis. Verviers a été un succès parce que nous avions une bonne source d’information. Dans le cadre de la législation actuelle, nous sommes par ailleurs dans une position de faiblesse pour lutter contre le trafic d’armes. Cela se fait via des infiltrations, avec des personnes qui se présentent en acheteurs potentiels auprès des réseaux, mais si vous allez trop loin dans cette technique, en proposant de l’argent par exemple, vous êtes immédiatement dans la provocation policière, ce qui est illégal. Dans certains Etats, une telle provocation est permise en étant bien encadrée. Quel trafiquant d’armes va accepter une tractation sans recevoir de gages ? C’est une réflexion à mener. »

A côté de cela, il est encore indispensable de s’attaquer aux racines du mal. « On demande beaucoup à la justice, mais tout n’est pas de notre compétence. Nous recueillons tous les échecs de notre société. Un travail de prévention doit être fait, en amont. Et en aval, on doit prévoir autre chose que des solutions répressives, qui ne contiennent pas un futur. Sinon, on va droit dans le mur parce que l’on nourrit les frustrations. Quand vous punissez votre enfant, c’est parce que vous espérez qu’il va changer son comportement. Sinon, c’est comme si l’on passait le torchon avec le robinet ouvert. »

Faire face à la pression des politiques

Le métier de procureur fédéral n’est pas une sinécure en cette ère anxiogène. Il faut prévenir, sans semer un vent de panique dans la population. En début d’année, Frédéric Van Leeuw a mis en garde contre le risque d’un attentat le 15 janvier, jour anniversaire des événements de Verviers… « Un journaliste me demandait si on devait avoir peur le 15, j’ai simplement répondu que nous étions prêts, comme à Noël ou au Nouvel An. Nous sommes en niveau 3 depuis des semaines, on s’y habitue, mais ce n’est pas normal ! Si on me pose la question, je ne réponds pas que tout va bien. Nous menons les enquêtes aussi vite que possible en espérant faire baisser ce niveau. C’est un travail abattu jour et nuit. Mais nous savons que les terroristes jouent aussi sur la fatigue des services. Onze mois après notre intervention à Verviers, Paris a eu lieu après que l’on ait encore empêché un massacre complet sur le Thalys. »

Ce combat inlassable est d’autant plus complexe que les politiques sont en permanence sur le qui-vive. Frédéric Van Leeuw évoque prudemment ces pressions du politique, qui émanent de personnalités aussi contrastées que les bourgmestres d’Anvers, Bart De Wever (N-VA), et de Bruxelles, Yvan Mayeur (PS). « Des bourgmestres nous critiquent parce qu’ils manquent d’informations, mais je ne pense pas qu’il entre dans les compétences d’une autorité administrative de prendre connaissance du contenu d’écoutes téléphoniques ou de renseignements qui viennent de la Sûreté de l’Etat. Je n’attaque personne, je comprends que tout le monde souhaite prouver que tout a été fait pour éviter un attentat. Mais c’est pour nous une grande pression et je ne vais pas commencer à répondre à chaque sortie médiatique. De même, il faut rappeler la base d’un dossier judiciaire : une personne est innocente jusqu’à preuve du contraire. Dans notre démocratie, on n’emprisonne longtemps quelqu’un sans preuve ! Chercher des éléments dans un dossier qui n’est pas terminé, qui n’a pas fait l’objet d’une condamnation, pour prendre une série de mesures administratives, c’est un équilibre difficile à atteindre. Même si j’ai déjà dit à plusieurs reprises que je préfère un mauvais dossier judiciaire à un bel attentat. »

Des réponses doivent aussi être trouvées au niveau européen en prenant garde à ne pas alimenter le populisme. « Ce n’est un mystère pour personne que pas mal des auteurs des attentats de Paris sont revenus de Syrie via la vague des réfugiés. Mais ne mélangeons pas tout : le problème n’est pas l’accueil des réfugiés par l’Europe, mais bien des contrôles trop parcellaires aux frontières de l’Union alors que ces gens étaient signalés. Nous sommes confrontés à quelques personnes ayant participé à un mouvement de population important, ce n’est pas pour autant que l’on doit se retourner contre les personnes cherchant un meilleur futur chez nous. Essayons d’améliorer le système. Pourquoi ne pas croiser automatiquement la banque de données des personnes qui entrent dans l’Union avec les banques de données criminelles. » Le procureur fédéral le confie sans le crier : quand certains veulent tuer Schengen (NDLR – l’accord de la libre circulation des personnes entre 26 Etats européens), ils se trompent de débat. Une réplique en douceur à De Wever.

« Attention au cyber-terrorisme… »

Cette réponse internationale s’impose d’autant plus, chaque jour, que la menace est potentiellement sans fin. « L’autre défi actuel, à côté du terrorisme, c’est la criminalité informatique, conclut-il. Quand l’un et l’autre se croiseront, cela risque d’être un sérieux problème. Notre grande peur, ce sont des hacking malveillants. Pour l’instant, nous n’avons été confrontés qu’à des formes d’espionnage, mais nous devons été attentifs à ce que ce ne soit pas pire. Cela demande là aussi de nouveaux moyens et un effort continu. Quand vous développez un programme pour lire telle application, il faut veiller à ce qu’il ne devienne pas obsolète. En 1831, les arrondissements judiciaires ont été créés pour permettre l’accès à toutes les localités en une journée à cheval. Quand on cherchait un document, on le trouvait parfois sous une lame du plancher. Maintenant, il faut faire tourner des machines ultrapuissantes pour fouiller sur des serveurs au Brésil pour avoir une partie du contenu du smartphone que vous avez confisqué. »

Au coeur de Bruxelles, des sirènes retentissent. Quatre véhicules de police prennent position devant le palais de Justice. En repassant par la lourde porte blindée à l’entrée de son bureau, Frédéric Van Leeuw mesure qu’il a d’une certaine manière le destin du pays entre ses mains.

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