Des manifestants lors de la question royale © Belga

La Belgique a aussi eu ses rebelles

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

De nombreuses révolutions grondent dans le monde. Dans le passé, nos régions ont, elles aussi, vu éclater des révoltes contre l’ordre établi. Sept historiens évoquent, pour Le Vif/L’Express, les insurgés d’hier, souvent méconnus ou déconsidérés.

L’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene aujourd’hui décédé soutenait, lors de la grève de 1993, que « dans notre pays, ce n’est jamais la rue qui décide ». Le slogan, destiné à décourager toute velléité de contestation, est démenti par l’histoire. Depuis l’Antiquité, nos régions ont connu de nombreux soulèvements sociaux, politiques ou religieux.

La figure du rebelle, qui fait un retour en force dans une actualité rythmée par les révolutions arabes, traverse aussi notre passé. Les révoltes paysannes du Moyen Âge, celles des insurgés protestants du XVIe siècle ou celles des ouvriers grévistes du XXe siècle nous rappellent que le fameux « compromis à la belge », modèle si souvent vanté au cours des dernières décennies, n’a pas toujours été la règle (l’est-elle encore ?).

Des historiens parmi ceux qui ont collaboré à Rebelles et subversifs de nos régions (Couleur livres), retracent, pour nous, l’histoire de ces insoumis. Si nos révoltes à nous sont souvent méconnues, c’est d’abord parce qu’elles ont peu de place dans l’histoire officielle et enseignée. « Manuels scolaires, commémorations et lieux de mémoire présentent, en général, une vision du passé voulue par le pouvoir, explique l’historienne Anne Morelli. Il n’est donc pas étonnant que la portée insurrectionnelle de nombreux événements soit occultée. L’histoire est, en outre, vue et écrite du point de vue du vainqueur. »

ANTIQUITÉ : Les « braves » gaulois

Les historiens ont longtemps valorisé la dimension patriotique des révoltes gauloises des années 58-51 av. J.-C. On les considère encore, et pas seulement dans Les Aventures d’Astérix, comme des actes de résistance à l’envahisseur romain. « En réalité, des prémices de la guerre des Gaules jusqu’aux années 20 de notre ère, ces insurrections n’ont rien à voir avec la défense de l’indépendance ou de la liberté, assure l’historien et archéologue Serge Lewuillon. Eburons, Condruses et autres peuples de nos régions prêchaient partout le retour à leur système traditionnel de royauté, d’aristocratie, de clientèle, d’alliances, de milices et avaient pour habitude de se lier aux Germains. Ils rejetaient l’ordre nouveau inspiré par Rome, celui des magistrats et des assemblées. Des séditieux comme Dumnorix, le chef éduen, préparaient des plans pour ce que César appelle, d’un terme transparent, res novae, la révolution, qui est en fait une contre-révolution. »

Présentés comme des résistants historiques, Vercingétorix, Ambiorix et autres « héros » gaulois auraient préfiguré, lit-on parfois, les résistants à l’occupation nazie. A oublier ? « C’est un anachronisme aberrant, estime Lewuillon. Les tribus celtiques de la fin de l’âge du fer ne peuvent être comparées à un Etat moderne privé de son indépendance. De même, qualifier certains Gaulois de « collaborateurs » de l’occupant n’a pas de sens : César ne s’allie pas à des chefs de clans qui adhèrent à son idéologie ; il soutient, par opportunisme, les régimes stables qui ont le vent en poupe au moment propice. »

Les Gaulois, surtout les Belges, « les plus braves » selon César, ont une terrible réputation : tempérament bravache, caractère perpétuellement insoumis. Un malentendu ? « Pour le proconsul, les Belges sont des rustres, que le contact avec Rome promet de tirer de leur abrutissement, indique l’historien. César enfonce le clou à propos des Nerviens de Boduognat, les premiers, en Gaule septentrionale, à s’opposer à l’ingérence étrangère dans les affaires gauloises. Il signale que les Nerviens renoncent volontairement au vin et autres produits de luxe. Le poncif de la sauvagerie gauloise dissimule surtout une déception commerciale ! »

MOYEN ÂGE : Les paysans révoltés

En dehors des grandes révoltes flamandes du XIVe siècle, on parle peu des soubresauts, parfois violents, qui agitent le monde paysan au Moyen Âge. « Les puissants doivent composer avec les révoltés bien plus que les sources ne le laissent entendre, remarque Michel de Waha, professeur d’histoire et d’archéologie du Moyen Âge à l’ULB. Toute une série de faits montrent la capacité des paysans à résister. Ce travail de sape, objet de mes recherches, est peu connu, car les sources émanent non pas du monde paysan, mais de la noblesse, de l’Eglise et des bourgeois. »

Ces confrontations ne débouchent pas forcément sur l’écrasement des paysans. « On les a longtemps tenus pour faibles et désarmés, incapables de se défendre contre les professionnels de la guerre, rappelle de Waha. Mais on se doit, aujourd’hui, de réexaminer les documents. Les paysans ont des armes de trait, des arcs, des arbalètes redoutables. Ils s’en prennent aux soldats qui vivent sur le pays, s’opposent aux mercenaires. Ils défendent leurs habitations à coups de mousquets. Des villages résistent, des châteaux tombent ! »

Pour quelle raison se révolte-t-on ? « Pas pour renverser l’ordre social, répond l’historien. Car les révoltés adhèrent à l’idéologie dominante. Leur violence vient de leur exclusion du système. On ne se rebelle pas pour faire la révolution, pour faire table rase du passé, mais pour tenter d’accéder à une couche sociale respectée. Parfois, les puissants acceptent d’intégrer ceux qui les mettent sous pression. Parfois, ils les rejettent et cela peut déclencher des violences. »

Pourquoi un durcissement des révoltes au XIVe siècle ? « Les paysans subissent alors une pression fiscale grandissante, poursuit de Waha. Ils font appel au comte de Flandre pour qu’il réfrène les abus commis par ses officiers. Sa passivité devant les cas de corruption manifeste déclenche une réaction populaire. Mais le monde paysan n’est pas homogène ni uni. Ses couches aisées ne sont pas prêtes à une contestation violente de l’ordre établi. »

XVIe SIÈCLE Les rebelles protestants

Les insurgés protestants des Pays-Bas au XVIe siècle, eux, ont souvent été présentés de manière unilatérale, voire caricaturale par l’histoire officielle. Pour Monique Weis (FNRS, ULB), « l’écriture de l’Histoire est dictée par les vainqueurs, le pouvoir en place et la religion dominante. En devenant une force importante et en exigeant la liberté de religion, les protestants ont menacé l’ordre établi. Ils ont été traités de « rebelles », l’insulte suprême à l’époque ».

On a un peu oublié qu’ils ont créé des républiques dites calvinistes à la fin des années 1570, notamment à Gand, mais aussi à Bruxelles. Mais ils ont finalement été vaincus par l’Espagne catholique, qui a reconquis tous les Pays-Bas du Sud à la fin du siècle. Par la suite, les protestants ont été décrits comme des fauteurs de troubles. « Les violences perpétrées par les iconoclastes sont souvent les premiers faits qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque le protestantisme au XVIe siècle, confirme l’historienne. Aujourd’hui encore, à l’entrée de certaines églises, des brochures rappellent les saccages commis par les partisans de la Réforme, la destruction des vitraux. »

La mobilisation de la rue doit beaucoup aux réseaux sociaux. De quels moyens de communication disposaient les insurgés au XVIe siècle ? « Dans les années 1565-1566, les réformés, de plus en plus téméraires, organisent des prêches à la lisière de villes comme Anvers et Gand, raconte l’historienne. Ces prêches clandestins drainent des milliers de personnes. De même, des pamphlets, des brochures et des écrits de combat imprimés dans les villes allemandes et anglaises où se sont installés un grand nombre de réfugiés originaires des Pays-Bas incitent les coreligionnaires restés au pays à la résistance. »

1830 : Les pionniers de la révolution

Fin août 1830, la place de la Monnaie, à Bruxelles, est envahie par une foule de jeunes. Des maisons, dont celle du ministre de la Justice, sont saccagées ou incendiées. La police se laisse désarmer. L’effervescence gagne Liège, Louvain, Mons. La résistance s’organise… La révolution belge n’offre-t-elle pas certaines similitudes avec les révoltes arabes de ces dernières semaines ? « Aujourd’hui comme hier, la révolution connaît plusieurs phases successives, constate Els Witte, professeur d’histoire contemporaine à la VUB. La rue exerce d’abord une forte pression, des forces modératrices essaient de contenir le désordre naissant et des incertitudes persistent sur l’issue de la révolte. Ainsi, la résistance orangiste, mouvement contre-révolutionnaire sur lequel je travaille en ce moment, a tenté, en février-mars 1831, de faire basculer, avec l’aide d’officiers belges, le cours de l’histoire en pleine naissance de l’Etat belge. »

Pendant plus d’un siècle, les historiens ont mis l’accent sur la lutte pour la liberté d’une Belgique opprimée. Les victimes de 1830 se seraient sacrifiées par amour de la patrie. Cette approche « belgiciste » est remise en question depuis les années 1930, quand apparaît l’idée d’une « révolution volée » aux ouvriers. Que sait-on, aujourd’hui, sur ces événements, qui ont longtemps suscité la controverse ? « Les travaux récents montrent que les ouvriers, les journaliers et les sans-emploi forment, au sein des insurgés, le plus grand groupe, explique l’historienne. La plupart sont originaires de Bruxelles. Les typographes semblent avoir joué un rôle pionnier dans la mobilisation. Trois formes de contestation se sont confondues fin août 1830 : une émeute de la faim, des agressions violentes contre les biens de l’establishment et des manifestations ludiques de jeunes bourgeois. La lutte sur les barricades, en septembre 1830, n’est plus dépeinte de façon héroïque. Les recherches mettent en évidence le rôle d’extrémistes provocateurs et l’ivrognerie de nombreux combattants de rues. Et on ne cache plus que des « grands hommes » de la révolution ont fui les combats et sont revenus au bon moment pour prendre le pouvoir. »

XIXe SIÈCLE : Les bourgeois subversifs

On les appelle les « malcontents », les « partageux » ou encore les « utopistes ». Après l’indépendance, des notables belges remettent en cause le régime libéral mis en place par leurs compagnons de lutte de 1830. Qui sont ces intellectuels engagés à gauche ? « Il y a d’abord une nébuleuse de radicaux déçus par le système, répond Pierre Van den Dungen (ULB-ENSAV), spécialiste du XIXe siècle. Ces milieux démocrates se posent en « purs », en « patriotes ». Au-delà de leurs idées égalitaires et de leur rejet de la royauté, ils se déchirent sur les priorités : les uns veulent s’engager sur le terrain des revendications sociales, d’autres sur celui de la politique. Ensuite apparaît aussi un socialisme « sentimental ». Plus tard encore, les intellectuels progressistes réformistes et la minorité marxiste prendront une part déterminante dans la naissance, en 1885, du POB, le Parti ouvrier belge, ancêtre du Parti socialiste. »

Quels liens ont ces intellectuels progressistes avec la classe ouvrière ? « Seuls les prolétaires les plus radicaux, tel Nicolas Coulon, rejettent toute alliance avec des bourgeois, constate Van den Dungen. Car les ouvriers belges ont besoin de ces milieux intellectuels, avec lesquels ils ont favorisé la sécularisation de la société. Mais, en privilégiant cette entente, fondée sur un programme plus politique que social, l’extrême gauche a opté pour la voie réformiste. Canalisée par les élites « éclairées », la révolte des masses n’est jamais devenue révolution. »

XXe SIÈCLE Les ouvriers-grévistes

Le cinquantième anniversaire de la grande grève de 1960, cet hiver, a remis, pour un temps, l’événement dans les mémoires. Mais qui mentionne encore les grèves violentes de 1902 et de 1932 ? « Les révoltes ouvrières du XXe siècle sont, pour la plupart, peu étudiées et évoquées, reconnaît Serge Deruette, professeur à l’UMons et aux Fucam. Celle de juillet 1932, partie des mines du Borinage, était pourtant un mouvement de colère et de désespoir qui rappelle les révoltes ouvrières du XIXe siècle. Elle survient dans une époque de misère noire, de fermeture d’entreprises, de baisse des salaires. Les manifestants dressent des barricades, affrontent les forces de l’ordre. »

Les régions industrielles de Wallonie sont également en pointe lors des grèves de 1950 contre le retour de Léopold III. Le pays est, une fois de plus, au bord de l’insurrection. Quelle trace laisse cette révolte-là ? « La phase finale de la Question royale, expression sociale de clivages gauche-droite, Wallonie-Flandre et laïques-catholiques, a divisé et traumatisé le pays, note Deruette. La situation n’était certes pas révolutionnaire, mais les actes de sabotage, se sont multipliés et le spectre républicain a plané sur nos régions. Une fois le calme rétabli, les trois partis traditionnels se sont entendus pour ne plus revenir sur ces événements. Cela a fait l’objet d’un protocole secret. Très peu d’études ont été entreprises sur le soulèvement de 1950. La première n’est d’ailleurs pas due à un auteur belge, mais à un Américain, E.R. Arango. »

Cet article est paru pour la première fois dans sa version papier dans le numéro du 18 mars 2011.

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