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Jean Ziegler : « Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné »

Depuis des années, le sociologue suisse Jean Ziegler dénonce les dérives de l’ultralibéralisme et leurs conséquences sur les populations. Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme des Nations unies de 2000 à 2008, il remet le couvert avec Destruction massive (1). La faim dans le monde (un enfant de moins de 10 ans meurt toutes les 5 secondes) n’est pas une fatalité. Pour Jean Ziegler, le dumping agricole de l’Union européenne, l’accaparement des terres par les grandes puissances, le développement des agrocarburants, les politiques imposées par le FMI ou la spéculation expliquent ce fiasco. Malgré le repli sur soi des Occidentaux frappés par la crise économique, le trublion socialiste croit en une « insurrection des consciences ». De Charleroi, dont il a visité le CPAS la semaine dernière, au Darfour.

Le Vif/L’Express : Dans quelle mesure la crise économique que connaissent les Etats occidentaux handicape-t-elle le combat contre la faim dans le monde ? Pensez-vous encore être écouté par les dirigeants des pays industrialisés ?

Jean Ziegler : Il y a un lien évident, objectif et psychologique. Le lien objectif : le Programme alimentaire mondial (PAM), chargé de l’aide d’urgence, a vu son budget pour la Corne de l’Afrique (12 millions de personnes touchées par la famine dans cinq pays, Djibouti, Erythrée, Ethiopie, Somalie, Kenya) diminuer de 50 %, de 6 milliards en 2008 à 2,8 – 3,2 milliards en 2012. Les pays industrialisés ont drastiquement réduit leurs contributions parce qu’ils ont dû renflouer leurs banques ou les pays menacés de la zone euro. Dans les dix-sept camps et centres de nutrition de l’Ogaden éthiopien, du nord du Kenya, de Somalie, le PAM doit refuser des centaines de personnes tous les matins. Sarkozy, Merkel ou Cameron ne sont pas en cause ; ils ont été élus pour maintenir en état de fonctionnement leur économie et pas pour sauver les enfants du Darfour, du Guatemala ou de la Corne de l’Afrique. Les enfants ne meurent pas sur la Grand-Place de Bruxelles ou sur les Champs-Elysées ; ils n’ont pas de visibilité.

Le lien psychologique : l’attention s’est affaiblie. Il y a dans l’opinion publique un mouvement de repli sur soi : comment survivre ici, comment conserver son emploi, comment lutter contre la précarité ? Ces questionnements légitimes ne prédisposent pas à la solidarité. Et pourtant, dans le même temps, une société civile se constitue et résiste.

La crise financière de 2008 a mis en exergue les dérives de certains milieux financiers, dont celles des spéculateurs. Ce coup de projecteur vous aide-t-il à les dénoncer ?

Oui. Le masque néolibéral est tombé. Jusqu’alors, c’est le marché mondial qui commandait, la « main invisible ». L’idée était répandue qu’on mourait de faim dans les pays du Sud parce que les gens n’étaient pas assez productifs… Cette théorie de légitimité était d’une solidité effrayante. Et tout à coup, on s’est rendu compte que c’est la spéculation effrénée, le banditisme bancaire, l’avidité du gain qui ont provoqué l’effondrement des marchés. Le capitalisme financier globalisé est nu. Il a perdu toute légitimité morale.

A partir de 2008, les spéculateurs ont migré des marchés financiers vers ceux des matières premières, essentiellement agricoles. Ils ont commencé à spéculer, tout à fait légalement, sur les aliments de base : le maïs, le blé et le riz. Conséquence : l’explosion des prix. En 18 mois, d’avril 2010 à septembre 2011, le prix mondial du maïs a augmenté de 93 %, la tonne de riz de 116 % et celle de blé meunier a doublé. C’est la Banque mondiale qui le dit : des centaines de millions de personnes supplémentaires ont été jetées dans l’abîme de la destruction lente de la sous-alimentation.

Que vous inspire le fait que peu de choses ont été entreprises depuis la crise financière de 2008 pour mettre fin aux dérives des spéculateurs ?

La colère, bien sûr. Toutes les cinq secondes, un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim. Or, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’agriculture mondiale, dans le développement actuel de ses forces de production, pourrait nourrir normalement 12 milliards d’êtres humains, presque le double de l’humanité. Il n’y a plus aucune fatalité : un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné. L’inaction face aux spéculateurs provoque aussi chez moi un étonnement profond. Dans deux ou trois générations, nos successeurs nous jugeront de la même manière que nous regardons aujourd’hui ceux qui, au milieu du XIXe siècle, ont laissé faire l’esclavage. Comment est-il possible que des gens informés et animés par des grands principes philosophiques tolèrent, au début du XXIe siècle, la « chosification » des hommes ? L’humanité perd 70 millions de citoyens par an. En 2011, parmi ces 70 millions, 36 millions sont décédés de la faim ou de ses suites immédiates.

Est-il possible de légiférer à l’échelle mondiale pour soustraire des manoeuvres spéculatives des produits aussi vitaux que le blé ou le riz ? En démocratie, tout est possible. Tous les mécanismes meurtriers à l’origine des famines peuvent être brisés par la volonté des hommes : le dumping agricole de l’Union européenne qui déverse ses surplus subventionnés sur les marchés africains, le surendettement des pays du tiers-monde qui empêche les plus pauvres de procéder au moindre investissement dans l’agriculture vivrière, l’accaparement de terres par les trusts multinationaux (les fonds souverains…), l’explosion des agrocarburants… Demain matin, la spéculation sur les matières premières agricoles peut être interdite par une révision de la loi sur la Bourse de Bruxelles, de Paris, de Londres, de New York. C’est une question de volonté politique.

Le 5 octobre 2011, le président français Nicolas Sarkozy annonçait que le G 20 allait mettre fin à la spéculation boursière sur les aliments de base. Quelques jours plus tard à Cannes, la France retirait sa proposition. Entre-temps, les multinationales, à travers leurs relais politiques et médiatiques, s’étaient formidablement mobilisées pour mettre à genoux le président élu de la République française…

Croyez-vous véritablement en la puissance du mouvement de la société civile, dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud ?

Oui. Au Sud ont lieu désormais des insurrections paysannes dont personne ne parle en Occident : dans le nord du Sénégal, au Honduras, en Mongolie, au Bangladesh, aux Philippines, en Indonésie… Via Campesina est le plus grand syndicat au monde : il regroupe 115 millions de petits paysans. Autre espoir, le réveil de la conscience européenne, en dehors des partis. Ce mouvement de la société civile est comme un Internet vivant. Che Guevara disait : « Les murs les plus solides s’effondrent par des fissures. » Or des fissures apparaissent partout, partout.

Le Forum social mondial, par exemple, connaît une crise existentielle parce qu’on lui reproche d’être incapable de se transformer en une force de proposition. La contestation sans traduction politique n’a-t-elle pas atteint ses limites ?

Face à l’ordre cannibale du monde, opposons la raison analytique de la responsabilité. La société civile démasque cette hypocrisie. Il y a des responsables. Il y a des mécanismes qui tuent. On connaît les moyens pour y mettre fin. Ils sont tout à fait démocratiques. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie.

N’êtes-vous déçu par l’inaction des partis socialistes européens qui auraient pu proposer une alternative au libéralisme financier après la crise de 2008 ?

L’Internationale socialiste est un cadavre pourrissant. Les partis socialistes vivaient d’une rente de situation. Face à la menace soviétique, la bourgeoisie régnante a concédé des miettes aux partis socialistes de peur que les ouvriers votent communiste : un peu de sécurité sociale, un peu de convention collective de travail. Du temps du communisme étatique, les sociaux-démocrates étaient un peu « la Croix-Rouge du capitalisme ». Maintenant, le capitalisme financier a conquis la planète. L’année dernière, d’après les chiffres de la Banque mondiale, les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées ont contrôlé 58 % du produit mondial brut (les richesses, produits, brevets, services, capitaux, etc., créés en une année). Ce pouvoir est d’une brutalité totale et tue par la faim. Il y a 18 millions de chômeurs permanents dans les 27 pays de l’UE ; à Charleroi, 42 % des jeunes n’ont jamais eu de travail et on dit : « On ne peut pas faire autrement, c’est le marché qui en a décidé ainsi. »

Comment expliquez-vous au chômeur de Charleroi que son combat est le même que celui du paysan de la République démocratique du Congo ?

L’ennemi est le même : les oligarchies du capital financier mondialisé qui délocalisent, précarisent et le rejettent dans le chômage. Elles ont la même théorie de justification. Si le président de Nestlé, le premier groupe agroalimentaire au monde, n’augmente pas le chiffre d’affaires de 15 à 20 % par an, après trois mois, il n’est plus président de Nestlé. La violence structurelle frappe le chômeur de Charleroi comme le paysan affamé du Darfour. La solidarité est la seule réponse. N’accepter ni le chômage de masse ni la faim comme une normalité.

Le combat contre la faim n’est-il pas aussi entravé dans les pays du Sud par la corruption de nombreux dirigeants ?

La corruption d’un grand nombre de dirigeants autochtones est évidemment effroyable. Cependant, même si vous les remplaciez tous par des Thomas Sankara [NDLR : jeune dirigeant charismatique du Burkina Faso (1983-1987), assassiné lors d’un coup d’Etat fomenté par son compagnon de révolution et actuel chef de l’Etat, Blaise Compaore], la destruction structurelle demeurerait la même : le dumping agricole, la dette, la spéculation, l’accaparement des terres… Il ne s’agit à aucun moment d’excuser ou de minimiser les rôles des dirigeants corrompus mais ce sont de simples auxiliaires.

La crise économique a ravivé, en Europe et aux Etats-Unis, le débat sur le protectionnisme économique. Pensez-vous qu’appliqué à certains pays du Sud, il pourrait servir en définitive les populations ?

Ce qui est terrible, ce sont les accords d’investissements imposés par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le libre-échange, c’est opposer sur un ring de boxe Mike Tyson, champion du monde des poids lourds, à un chômeur sous-alimenté du Bangladesh. Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, dit alors : « De quoi vous plaignez-vous ? Les conditions et les règles sont les mêmes pour les deux boxeurs. Il y a un arbitre, c’est le marché. » On voit bien que c’est une absurdité. Il faut que la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Rwanda… puissent protéger par des murs douaniers leur industrie naissante.

La contestation du libéralisme financier ne manque-t-elle pas de relais politiques ? Certains imaginaient que le président brésilien Lula puisse jouer ce rôle…. La jonction entre les Etats progressistes et le mouvement de la société civile s’est faite de façon insuffisante. Cela vient du fait que les militants de base de la société civile ont une incroyable méfiance envers tous les dirigeants politiques.

(1) Destruction massive. Géopolitique de la faim, Seuil, 2011, 344 p.

Propos recueillis par Gérald Papy

Jean Ziegler EN 8 DATES

19 avril 1934 Naissance à Thoune, dans le canton de Berne, en Suisse. 1958 Doctorat en droit et en sociologie. 1967-1983 et 1987-1999 Conseiller national (député) socialiste de Genève au Parlement fédéral. 2000-2008 Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour le droit à l’alimentation. 2007 Publication de L’Empire de la honte (Fayard). 2008 La Haine de l’Occident (Albin Michel). 2009 Membre du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies.

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