« Filmer la mise à mort d’enfants reste tabou »

« À perdre la raison », le film librement inspiré du quintuple infanticide de Nivelles et réalisé par Joachim Lafosse sort dans nos salles obscures ce mercredi. Depuis l’annonce du projet, le film fait débat. Faire un film sur un tel sujet est ce légitime ou indécent ? Vos questions et réactions lors du chat de ce midi.

Pourquoi le « mal absolu » intrigue-t-il autant les réalisateurs et les spectateurs ?
Valérie Colin: Sans doute pour des raisons identiques liées à cette folie qui nous guette tous: le procès de Geneviève Lhermitte avait attiré beaucoup de curieux venus tenter d’en apprendre plus sur la face obscure de la maternité… le meurtre d’enfants par leur propre mère questionne nos valeurs, nos limites, avec la force d’une tragédie grecque.

Peut-on qualifier ceux qui vont voir ce film de voyeurs ? VC : Sûrement pas, et s’il est des voyeurs dans la salle, ils seront vite déçus: le film n’a rien de louche, ni d’opportuniste, rien de pervers ni de gratuitement provocateur. Les crises au sein du couple, de la famille, les rapports difficiles avec la filiation, la maternité ou la paternité occupent depuis ses débuts Joachim Lafosse, réalisateur de « Folie privée », « Nue propriété » et « Elève libre ».

En prenant comme base un fait divers bien réel (et qui a à ce point marqué les esprits) mais en le romançant ne risque-t-on pas de réécrire l’histoire dans l’inconscient collectif ?
VC : Il y a autant de façon de « comprendre » le geste de Geneviève Lhermitte que de personnes différentes. A la rédaction, au moment du procès, toutes les opinions avaient été émises, de l’acquittement pur et simple à la peine de mort! La vision de Lafosse est seulement son point de vue. Chaque spectateur pourra librement y adhérer ou la critiquer…

Ce qui m’interpelle toujours c’est cette notion de « librement inspiré des faits ». Pourquoi lorsque la réalité dépasse la fiction en fait-on tout de même de la fiction ?
VC : Parce que chacun essaie de comprendre l’inacceptable. Comment une « maman comme on en rêve » (c’est ainsi que de nombreux témoins ont décrit l’accusée) en arrive-t-elle à tuer la chair de sa chair ? Il y eut beaucoup d’explications, et tous les experts n’étaient d’ailleurs pas d’accord. Et chacun, de votre voisin à votre collègue, a sans doute aussi son explication, qui renvoie à son propre vécu… Lafosse donne juste la sienne… Mais la fiction de Lafosse est quand même très proche de la réalité, ou du moins de celle qui est apparue à Nivelles…

Un tel film répond-il donc à une demande du public qui a besoin de comprendre comment on en arrive à ce genre de geste extrême ?
VC : On peut le supposer, oui. Et Lafosse va d’ailleurs dans un sens qui s’éloigne de la « vérité judiciaire », puisqu’il accorde beaucoup plus de circonstances atténuantes à Geneviève Lhermitte que ce que le jury d’assises a voulu en retenir.

On a pu lire que le docteur et le père sont totalement opposés au film, qui, il est vrai, ne leur donne pas le bon rôle. Alors que l’affaire est jugée, n’est-ce pas risquer de refaire un procès aux différents protagonistes alors que l’oeuvre se veut justement fictionnelle?
Le père et le docteur, et leurs avocats respectifs, sont depuis le début opposés au film. Ils craignent que se dessine une pitié pour la mère égorgeuse et aussi d’être injustement « attaqués ». Bouchaïb Moqadem a souligné un casting qui lui paraît dès le départ injuste: « On a mis deux sales types dans nos rôles, a-t-il dit, (au départ, c’était Depardieu qui devait jouer Schaars) face à une jolie fille… Mais Lafosse ne donne pas totalement le mauvais rôle à Schaars. Il y a tous ces cadeaux offerts, les jeux avec les enfants… Dans la réalité, il s’est aussi tué à la tâche pour entretenir une famille de deux adultes et de cinq enfants en pleine croissance. Personne ne doute de l’affection que le bon docteur éprouvait pour les enfants. C’est sa puissance financière qui était bien plus pesante et anormale. Lafosse s’est expliqué là-dessus: »C’est une tragédie, une histoire universelle, avec des gens qui s’aiment, qui veulent le bien et créent le mal, le drame. Parce qu’ils n’ont pas la lucidité de mettre une limite, notamment à leur générosité (comme Schaar). En ne le faisant pas, ils instaurent une terrible dette, qui empêche l’autre de s’émanciper, de s’éloigner ». C’est essentiel, ce qu’il dit là. Moqadem aurait pu partir avant le drame… Et recevoir trop, c’est « liant »: tout le monde a déjà fait l’expérience de recevoir des présents de quelqu’un, et de s’en trouver mal…

Le fait d’en faire un film ne risque-t-il pas de  » banaliser » une violence qui reste tout de même exceptionnelle ? VC : Comment banaliser cela? La toute grande majorité des parents ont des freins très puissants qui les empêcheront toujours de commettre de tels actes vis-à-vis de leurs enfants. Aucun risque que ça serve de « mauvais exemple »; et aucun risque non plus que Geneviève Lhermitte récidive. C’est lié à des circonstances exceptionnelles, et cette femme n’a pas sans doute pas sa place en prison…

Un peu comme pour le livre Claustria (qui raconte aussi de façon romancée l’histoire d’un Autrichien qui a enfermé sa fille durant 24 ans et lui a fait 7 enfants), le fait qu’on se place à la place d’un des personnages ne renforce-t-il pas le malaise et l’identification ?
Mais chaque spectateur, homme ou femme, peut épouser le point de vue de n’importe lequel des acteurs. Toutes les familles ont leurs problèmes, leurs secrets, leurs envies parfois meurtrières… Chacun trouvera dans cette histoire quelque chose de la sienne qui peut nourrir sa vision du film.

Y a-t-il encore des histoires, des faits divers qui restent vraiment tabous ?
VC : Je pense que non. Mais la mise en scène des pires faits divers comprend encore des tabous. Filmer la mise à mort d’enfants, au cinéma, est encore tabou. Dès le départ, Lafosse avait décidé en tout cas de ne pas montrer ça. Il l’évoque d’ailleurs de manière finalement très subtile, émouvante et très douce, dans le film. La censure veille aussi: il y a des commissions qui empêchent qu’on montre l’ignoble, et le public n’adhèrerait aucunement à une représentation crue de telles mise à mort. Heureusement…

Les faits remontent à 2007, n’est-il pas trop tôt pour en faire un film ? Faut-il un temps décent entre les faits et leur « récupération » ?
Beaucoup de gens ont reproché à Lafosse de se saisir trop tôt du fait divers dont il s’est inspiré. On lui disait qu’il valait mieux attendre. « Mais attendre quoi? », a-t-il répondu, et on peut se poser la même question…

Avez-vous eu plus de « compassion » pour Geneviève Lhermitte après avoir vu le film que lors du procès ? VC : Encore plus, oui. Mais j’en avais déjà énormément au moment du procès…

Pourquoi ?
VC : Geneviève Lhermitte a bel et bien tenté de chercher de l’aide (souvent en cachette de ses hommes, d’ailleurs). Ses lettres révèlent l’intensité de son désespoir, de même que ses tentatives réitérées pour qu’on l’arrête dans son projet suicidaire. Quand elle cherche en vain à joindre son psychiatre, la veille des meurtres, on imagine l’horreur de cette attente, et la terrible morsure de la déception de n’avoir jamais reçu de nouvelles du médecin… Qui peut être insensible à tant de détresse?

Pourrait-on imaginer un tel film sur l’affaire Dutroux ou plus récemment sur la petite Diana ?
VC : Je l’ignore. L’affaire Lhermitte est à relier au mythe universel de Médée. L’affaire Dutroux ou celle de Diana aussi? Je ne sais pas…

Pourquoi ce film fait-il tellement débat alors que des émissions telles que « faites entrer l’accusé » ne cause plus depuis longtemps autant de remous ?
VC : C’est proche de nous, proche dans le temps, projeté sur grand écran, avec des » inspirateurs » encore en vie, et une accusée derrière les barreaux… Cinéma et télé n’ont pas le même impact, ni le même public, non plus…

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