Ariane Dierickx

Femmes sans abri : pourquoi elles se masculinisent

Ariane Dierickx directrice générale de l’asbl L’Ilot

8 mars, un jour par an pour rendre compte des avancées en matière de droits des femmes, mais surtout pour pointer du doigt et dénoncer les trop nombreuses inégalités et injustices qui persistent de par le monde, en ce compris en Belgique.

On a pour habitude, à cette occasion, de mettre à l’honneur des femmes qui se sont distinguées dans de nombreux domaines et métiers, en particulier ceux dits « masculins ». Plus rarement, on s’attarde sur les non-droits de celles vivant dans l’extrême précarité. Car on le sait, la pauvreté touche plus gravement les femmes que les hommes, les chiffres sont là pour l’attester et ils ne s’améliorent guère. Ces quelques dernières années, les données genrées indiquent même une aggravation de la précarisation des femmes. Et pour celles qui ont tout perdu, jusqu’à la sécurité d’un toit, être une femme veut souvent dire renoncer à être femme.

Je veux aujourd’hui parler de ces femmes sans abri que des associations de terrain comme L’Ilot accueillent et accompagnent au quotidien et, plus largement des femmes en errance, en difficulté de logement, très mal logées ou en risque de perte de logement, toutes en situation de grande précarité. Car dans la rue, souvent simple miroir grossissant de la société, les femmes sont – une fois de plus – les premières victimes des inégalités. Surexposées à diverses formes de violences, elles mettent en place des stratégies de survie qui vont jusqu’au déni de leur identité première. Focus sur celles que l’on appelle souvent les « invisibles » de la rue.

Les femmes plus touchées par le risque de précarisation

Ce 8 mars 2017, rien n’a vraiment changé dans notre chère Belgique pourtant si fière de son niveau démocratique et de la position occupée par les femmes. Certains, convaincus que tout ou presque est réglé au pays de l’égalité, seront peut-être même tentés, pour « fêter » la chose, de fleurir leur mère, leur soeur, une collègue… Pourtant, les femmes sont toujours, aujourd’hui comme hier, les principales victimes de violences, elles restent minoritaires dans de très nombreux domaines et de préférence ceux où se concentrent argent et pouvoir, elles sont davantage soumises aux contrats précaires et au travail à temps partiel, continuent de toucher des salaires plus bas que ceux de leurs collègues masculins et des pensions plus faibles que celles de leurs conjoints. Ces faits sont connus depuis plusieurs décennies, sans que cela ne change vraiment la donne. Cerise sur ce gâteau amer, elles ont été et sont encore plus massivement et plus cruellement touchées que les hommes par les récentes mesures d’austérité et d’exclusion du chômage imposées par les derniers gouvernements. En bref, tout indique qu’elles ont, aujourd’hui plus encore qu’hier, de fait, davantage de risques que les hommes de se retrouver un jour dans une situation de précarité. Et d’y rester. Et quand après une séparation, elles se retrouvent à la tête de leur nouvelle famille monoparentale, ce qui est presque toujours le cas et bien trop souvent sans percevoir la pension alimentaire qui leur est pourtant due, c’est la double peine car la précarité dans laquelle elles basculent impacte directement leurs enfants.

Une fois opéré ce basculement, le risque est grand de perdre son toit et d’aggraver alors de manière dramatique cette situation déjà difficile et celle de ses enfants. Aujourd’hui, on estime à environ 25 % le taux de femmes dans le public sans abri ou sans logement. Sur le terrain, nos équipes sociales observent que, contrairement aux hommes qui fonctionnent souvent en groupes ou en bandes et s’entraident en réseau, les femmes en rue se montrent plus indépendantes, se font silencieuses, méfiantes. Certes, une lecture genrée du dénombrement de personnes sans abri réalisé en 2014 en Région bruxelloise[1] confirme que le sans-abrisme concerne majoritairement les hommes : sur les 2603 personnes dénombrées à l’époque, 56% étaient des hommes contre 22 % de femmes, 20 % d’enfants et 2 % de « non précisés ». Sans pouvoir encore révéler les chiffres précis du dernier dénombrement de décembre 2016, on étonnera probablement peu de monde en révélant que le nombre de personnes sans abri est en constante augmentation depuis quelques années. Le « phénomène » ne cesse de s’aggraver, suivant le rythme de l’appauvrissement de classes sociales qui jusqu’il y a peu pouvaient croire qu’elles ne seraient jamais concernées. Parmi ces « nouveaux pauvres », les femmes cheffes de familles monoparentales ne parvenant plus à assumer leur loyer et l’ensemble de leurs charges, sont de plus en plus nombreuses. Mais quelles réalités cachent ces chiffres ?

Femmes et enfants en errance[2]

La perte du logement constitue bien sûr la première raison qui pousse des personnes, hommes ou femmes, à s’adresser à une structure d’accueil d’urgence ou à vivre en rue. En ce qui concerne les femmes, cette perte du logement est dans près de 40% des cas le résultat d’une séparation qui provoque aussitôt un appauvrissement, le plus souvent plus grave pour la femme que pour l’homme en raison des multiples autres inégalités de genre évoquées plus haut. Après la perte du logement viennent les violences conjugales, qui – faut-il le rappeler – touchent très majoritairement les femmes. Au final, les problèmes conjugaux, avec ou sans faits de violence, sont la première cause de sans-abrisme pour les femmes !

Presque toutes victimes de violences graves avant le parcours de sans-abrisme (subies durant la petite enfance et/ou à l’âge adulte), très souvent tombées dans l’errance pour échapper à ces violences exercées sur elles mais aussi sur leurs enfants lorsqu’elles en ont, les femmes sans abri racontent comment, une fois en rue ou accueillies dans les services d’urgence ou d’hébergement temporaire, se poursuit le cercle infernal de la violence, qu’elle qu’en soit la forme : institutionnelle (les structures d’accueil étant elles-mêmes mal préparées ou conçues et les équipes peu ou pas formées pour accueillir ces femmes dans leur spécificité et les accompagner dans leurs difficultés), physique et/ou sexuelle (viols et agressions en rue ou dans les squats et autres lieux de survie), etc.

Ces faits de violence, multiples, finissent par abîmer leur estime de soi, avec un impact grave sur leur santé psychique et mentale. On sait en effet dans le secteur de l’aide aux personnes sans abri que la santé mentale des femmes est globalement plus gravement atteinte que celle des hommes. Les violences répétées dont elles sont victimes sont très clairement une des causes de ce phénomène, une autre étant l’enfermement symbolique qu’elles s’imposent par la transformation physique pour survivre en rue.

La rue, territoire masculin

Par de multiples messages, codés ou non, la société rappelle sans cesse aux femmes que l’espace public appartient aux hommes. Une femme sans abri le sait mieux que n’importe quelle autre femme ! Moins nombreuses que les hommes à oser rester en rue (78% d’hommes vs 22% de femmes), elles sont aussi moins visibles et présentent des vulnérabilités particulières. Une première explication du plus faible taux de femmes en rue est que, assumant la plupart du temps les enfants, elles préfèrent, pour mettre ceux-ci en sécurité, intégrer les structures d’urgence ou d’hébergement provisoire, quitte à y subir la vie en communauté imposée et ce qu’elle implique de nouvelles difficultés qu’il faudra intégrer. Une autre explication, partagée par de nombreux spécialistes du secteur, est que, conscientes que la rue est un territoire appartenant aux hommes, elles seraient en réalité plus nombreuses que le chiffre annoncé mais se cacheraient simplement plus. Dans le meilleur des cas en acceptant un hébergement provisoire chez des tiers ou en préférant à la rue un logement dégradé ou de fortune (tente, cabane, mobilhome, cave, parking, etc.). Dans le moins bon, en se transformant pour éviter de devenir une proie. Parce que vivre en rue quand on est femme est synonyme de danger. La plupart du temps, il est difficile de reconnaître une femme qui s’est masculinisée pour fuir la violence de la rue.

Etre comme un homme pour fuir le regard d’autres hommes

Cheveux rasés. Poitrine comprimée ou masquée sous de larges vêtements. Hygiène volontairement négligée. Les femmes sans abri, par phénomène  » d’adaptation  » à l’hostilité de la rue, par stratégie de survie, sont contraintes de se construire un bouclier pour faire face aux éventuelles menaces. Par  » menaces « , entendez les hommes. Ceux qui partagent avec elles le quotidien dur et hostile d’une vie en rue, mais aussi les autres, plus nantis, dont certains n’hésitent pas à profiter de leur situation d’extrême précarité pour les contraindre à des rapports sexuels. Contre une cigarette ou une dose, contre un repas, contre la promesse d’une nuit au chaud… Car si la vie dans la rue est bel et bien une jungle pour tous, elle y est avant tout un territoire obscur en terme d’agressions sexuelles pour les femmes.

Ressembler à un homme pour fuir le regard d’autres hommes : tel est le sordide « jeu de rôle » auquel se soumettent un grand nombre de femmes sans abri. Pour éviter les viols, certaines vont jusqu’à ne plus se laver ou à se dire porteuses de maladies sexuellement transmissibles. Les couches de vêtements superposés et la casquette ou la capuche rabattue sur les cheveux rassemblés font aussi office d’armure. Comme un caméléon en situation d’autodéfense se fond au plus près de son environnement pour  » disparaître « , les femmes sans abri se « masculinisent » pour disparaître du champ de vision des potentiels « prédateurs » de la rue et ressembler au monde « testostéroné » de la rue. Pour se protéger, toujours, elles se concentrent surtout dans les lieux publics, tels que les centres commerciaux et les gares.

Ces stratégies de protection et de transformation ne sont pas sans conséquences sur la santé psychique de ces femmes. Si la rue rime souvent avec schizophrénie (plus de 30% des personnes sans abri souffrent de problèmes de santé mentale), les femmes seraient plus enclines encore que les hommes à ce types de troubles : « Pour Joan Passaro, les femmes sans domicile sont contraintes à un double jeu : devant dissimuler leur féminité pour se protéger, jusqu’à arriver à une dénégation du corps pour ne pas être une proie, elles doivent aussi la mettre en avant lorsqu’elles font la manche afin de susciter la pitié. », explique Karine Boinot, docteure en psychologie à l’Institut de Criminologie et Sciences humaines de l’Université Rennes 2.[3]

Plus vulnérables que les hommes dans tous les domaines de la vie en société, les femmes le sont sans surprise plus encore lorsqu’elles ont à (sur)vivre en rue. Car si  » comme les hommes  » elles doivent trouver de quoi manger, le moyen de se laver et un lieu pour dormir, elles y risquent chaque jour leur intégrité physique et y perdent peu à peu leur dignité et leur identité.

Alors, bonne fête maman, bonne fête ma soeur, bonne fête collègue ?

En cette journée du 8 mars, je veux rappeler que parmi les revendications des mouvements féministes les plus importantes qui n’ont à ce jour trouvé aucun écho auprès de nos politiques, l’individualisation des droits sociaux (et avec elle l’accès aux formules d’habitat groupé sans perte du statut d’isolé.e), outre qu’elle corrigerait une très importante injustice, représenterait pour les femmes en général et pour les femmes et toutes les personnes sans abri en particulier, une avancée extraordinaire !

[1] Troisième dénombrement des personnes sans abri, sans logement, et en logement inadéquat en Région de Bruxelles-Capitale, La STRADA, Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri, Bruxelles, 2014.

[2] Plusieurs faits évoqués sous ce titre proviennent de la recherche-action Femmes et enfants en errance. Le sans-abrisme au féminin, menée par la Fondation Roi Baudouin en collaboration avec des associations de terrain (www.kbs-frb.be).

[3] Karine Boinot, « Femmes sans abri. Précarité asexuée ?« , dans VST – Vie Sociale et Traitements, ERES, n° 97, 2008/1, pp. 100-105.

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