Belle-Ile en Liège. Des travaux d'extension prévus pour 45 millions d'euros. © MICHEL HOUET/BELGAIMAGE

En Wallonie, les mégashopping centers veulent grossir à tout prix

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

A Bruxelles, l’ouverture de Docks vient de déclencher la guerre des grands centres commerciaux. En Wallonie, cette bataille-là est terminée. Les très nombreux shopping centers ont entrepris un autre combat : s’agrandir, coûte que coûte. Question de survie. Et de rentabilité… sauf pour l’emploi.

 » L’agrandissement des Grands Prés, on y était farouchement opposé.  » Voilà, c’était dit. Si cela n’avait tenu qu’à lui, Nicolas Martin, échevin montois du développement économique (PS), aurait refusé l’extension de la galerie commerçante. Pour ne pas davantage consumer un centre-ville déjà calciné. Mais  » un pouvoir public ne peut pas refuser un Ikea « , nous confiait l’édile fin 2015. Une question de prestige, d’emplois, de chantage. Si le géant suédois n’obtenait de pouvoir construire une nouvelle portion de galerie commerçante à ses côtés, il irait monter ses meubles en kit à Valenciennes.

Alors, le 17 août dernier, Nicolas Martin a mis sa plus belle cravate rouge pour découper le ruban assorti et a souri à s’en démettre la mâchoire lors de l’inauguration d’Ikea et de l’agrandissement des Grands Prés tant réprouvé. Combien d’élus devront encore ravaler leur désapprobation ?

 » Course à l’armement !  »

Un paquet, sans doute. La saison des extensions ne fait que débuter. Belle-Ile en Liège, Les Bastions à Tournai, Ville 2 à Charleroi, l’Esplanade à Louvain- la-Neuve, le shopping de Nivelles, les galeries Cora de Rocourt, Châtelineau et La Louvière : tous ont/auront/voudraient leurs mètres carrés supplémentaires.  » Une sorte de course à l’armement ! Aucun ne veut être le dernier « , souligne Benjamin Wayens, chercheur en géographie appliquée et maître de conférences à l’ULB.

En Wallonie, l’enjeu n’est plus la multiplication des centres commerciaux, comme à Bruxelles, où la récente ouverture de Docks (lire aussi Le Vif/L’Express du 14 octobre) a lancé la guerre de la concurrence avec les futurs Neo et Uplace. Le sud du pays a dépassé ce stade. La vague des gros complexes s’est déchaînée dans les années 1990 et au début des années 2000. Ensuite rejointe par la déferlante des retail parks, ces  » boîtes à chaussures  » se rangeant de préférence au milieu d’un champ ou d’une route nationale. Comme à Couillet, Awans, Saint-Georges, Huy, Gerpinnes, Hornu, Flémalle, Estaimpuis, Genval, Gembloux, Haccourt, Herstal, Tubize, Andenne, Mouscron… Comme si toutes les petites et moyennes communes ne pouvaient plus survivre sans.

Les années 1990 et le début des années 2000 ont vu la création d'une multitude de grands complexes comme L'Esplanade à Louvain-la-Neuve, inauguré en 2005.
Les années 1990 et le début des années 2000 ont vu la création d’une multitude de grands complexes comme L’Esplanade à Louvain-la-Neuve, inauguré en 2005.© PAUL MARNEF/ISOPIX

Les promoteurs en quête d’un juteux coup financier en remercient encore Frits Bolkestein, l’ancien commissaire européen qui fut le père de la  » directive services  » adoptée en 2006. Un texte qui a assoupli les règles d’octroi des permis et a laissé les pouvoirs locaux seuls à la manoeuvre. Les bourgmestres ont souvent autorisé tout. Et n’importe quoi. Tant pis pour les dommages collatéraux. Depuis 2015, la Région wallonne tente de reprendre la main en recentralisant les décisions. Le commerce est dans le pré, c’est censé être terminé.

Darwinisme commercial

Il reste bien quelques gros dossiers en cours (La Louvière, Verviers, Namur…), mais la plupart semblent tellement mal embarqués que même un joueur compulsif hésiterait avant de parier sur leur concrétisation. Non, avoir la plus grosse superficie est désormais l’enjeu. Parce que les promoteurs savent qu’il sera plus facile de justifier auprès des autorités un élargissement plutôt qu’une création. Surtout, ils n’ignorent rien du darwinisme commercial. Dans un marché saturé, seuls les mieux équipés survivront.

 » Qui n’avance pas recule !  » paraphrase Jean-Luc Storme, directeur immobilier d’Audima, filiale du groupe Cora en charge des shopping centers.  » Un peu partout, de nouveaux projets ont émergé, notamment les retails parks, qui font plus ou moins la même chose que tout le monde, mais parfois avec des aménagements de plus en plus sophistiqués. A Charleroi, avec Rive gauche, c’est clair qu’on va tous prendre un petit coup de vieux.  »

La quête d’une  » taille critique « , couplée à une rénovation, est censée à la fois retenir les consommateurs et les grandes enseignes. Les premiers n’iront pas voir ailleurs s’ils trouvent tout au même endroit. Les secondes veulent des espaces de plus en plus vastes et modernes. Puis, la menace des ventes en ligne plane.  » Face à l’e-commerce, nous devons assumer nos briques et devenir plus attractifs, argumente Jean-Luc Storme. Nous devons développer l’expérience, le « shopping plaisir », avec des animations, des manifestations culturelles, sociales…  »

Rester plus pour dépenser plus

Cela tombe d’autant mieux que les centres commerciaux cherchent à tout prix à retenir leurs clients le plus longtemps possible.  » Plusieurs enquêtes le confirment : plus une personne reste, plus elle dépense (jusqu’à un certain niveau) « , expose Kasper Deforche, CEO de Wereldhave Belgium, qui jongle avec trois projets d’extension (Les Bastions, Belle-Ile et Waterloo). Pour garder un consommateur, on le prend désormais par l’estomac.  » L’Horeca est une tendance importante, mais à ce niveau la Belgique est en retard.  »

Alors, agrandissement rime souvent avec restaurant(s). Recette gagnante. Depuis 2014, le shopping Cora de Rocourt (Liège) compte 6 000 mètres carrés supplémentaires, consacrés en partie à la construction d’un Lunch Garden.  » Avant les travaux, on constatait une érosion de la fréquentation, se remémore Jean-Luc Storme. Cette tendance est aujourd’hui infléchie et l’effet positif est durable.  »

L’extension/rénovation peut éventuellement justifier une hausse des loyers, tout en engendrant de nouveaux.  » Comme toutes les entreprises, les centres commerciaux ont besoin de croître, commente Guénaël Devillet, directeur du Segefa (service d’étude en géographie économique fondamentale et appliquée, ULg). Un agrandissement leur permet de continuer à faire progresser leur chiffre d’affaires, leur portefeuille et donc les loyers. Aussi, la plus-value permet de financer les travaux.  » Elargir le bâtiment est donc financièrement plus intéressant que d’uniquement le rénover.

Puis grossir, qu’est-ce que ça rapporte !  » Bien sûr que c’est attractif, soyons clairs là-dessus « , admet Kasper Deforche. Le CEO de Wereldhave ne livre aucun chiffre, mais le rapport annuel de la société les cite pour lui. La future annexe des Bastions à Tournai coûtera 55 millions d’euros et produira un rendement estimé entre 6,25 et 6,75 %. A Belle-Ile en Liège, les 45 millions de travaux devraient rapporter 6 à 6,5 %. A Waterloo, les 53 millions consentis seront récompensés par du 6,75 – 7,25 %. De quoi laisser rêveur tout investisseur…

 » Comme les taux d’intérêt sont au plus bas, il y a beaucoup de capitaux disponibles sur le marché et ceux qui les possèdent sont à la recherche de placements plus ou moins sûrs « , contextualise Benjamin Wayens. Tant que les comptes d’épargne ne reprendront pas de la vigueur, les projets commerciaux n’auront pas trop de mal à être financés.  » Il y a là une logique de spéculation immobilière « , pointe Jonathan Lesceux, responsable d’études à l’UCM.

L'agrandissement des Grands Prés à Mons, en août dernier, a fait grincer des dents, même les pouvoirs locaux.
L’agrandissement des Grands Prés à Mons, en août dernier, a fait grincer des dents, même les pouvoirs locaux.© THOMAS VANDEN DRIESSCHE/OUT OF FOCUS

Tant mieux ? Finalement, c’est pour ça que Nicolas Martin comme les autres élus ne disent jamais non : pour l’emploi. Les promoteurs leur ressassent le même refrain : jobs, jobs, jobs. (Et aussi  » taxes, taxes, taxes communales « , mais celui-là, ils évitent de le chanter publiquement). Pourtant, la mélodie est discordante.  » Une superficie deux fois plus grande n’a pas besoin de deux fois plus de personnel, déchiffre Benjamin Wayens. Par exemple, s’il y a davantage de marchandises en magasin, il faut moins faire d’allers- retours. La modernisation accroît le chiffre d’affaires, mais pas nécessairement le nombre de travailleurs.  »

Salarisation de l’emploi

D’ailleurs, ni les grandes galeries des années 1990 – 2000, ni les récents retail parks ne semblent avoir tenu promesse. Entre 1997 et 2014, l’emploi dans le secteur du commerce en Belgique a progressé de 6,7 % (passant de 287 500 à 306 800 personnes), selon les statistiques publiées cette année par le Conseil central de l’économie. Sur la même période, l’emploi global augmentait, lui de 16,4 %.

Décortiqués, les chiffres démontrent en réalité une progression du nombre de salariés (de 183 600 à 249 500) mais une chute simultanée des indépendants (de 104 000 à 57 300). Les centres commerciaux ne créent pas (ou peu) d’emplois, ils les déplacent, condamnant les boutiques indépendantes au profit des grandes enseignes.  » Est-il préférable d’avoir plus d’indépendants ou de salariés ? La question ne se pose pas en ces termes, juge Delphine Latawiec, responsable du secteur commerce à la CNE. Ce que l’on peut déplorer, c’est que dans les centres commerciaux, l’emploi soit plus précarisé qu’ailleurs, notamment au niveau des horaires d’ouverture beaucoup plus larges.  » Myriam Delmée, vice-présidente du SETCa-FGTB, insiste sur les tensions liées aux différentes commissions paritaires.  » Cela signifie qu’au sein d’un même complexe, l’employé du Carrefour va avoir un sursalaire de 50 % à partir de 18 heures, mais que le vendeur de chez H&M n’aura rien.  »

 » Des emplois sont peut-être créés au sein d’une commune, surtout où il y a à la base peu de commerces. Mais à l’échelle d’une région, cela n’a aucun impact positif. C’est le principe des vases communicants : ce qui apparaît à un endroit disparaît ailleurs. Si ce n’est que la destruction ne s’opère pas en un an, mais à long terme et de manière très diffuse « , synthétise Guénaël Devillet. Pour qui Ikea et l’extension des Grands Prés risquent d’être un bon indicateur.  » Dans le Hainaut, il y a encore du commerce indépendant de meubles bas et moyen de gamme. On verra s’ils subsistent.  » On verra.

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