© Joakeem Carmans pour Le Vif/L'Express

« C’est aux artistes d’offrir une autre image que l’actualité terrifiante présentée par les médias »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Trente ans après la création de la saga mythique Sambre sort Fleur de pavé, 7e tome de la tragédie romantique écrite et dessinée par Yslaire. Un sommet artistique dans l’oeuvre d’une vie.  » Je suis un survivant « , confie l’auteur qui, libéré du poids de sa propre histoire familiale, a, pour la première fois, pris du plaisir à achever un album.

Que ressentez-vous au moment où sort le septième album de la série Sambre, trente ans après le premier ?

Fleur de pavé est le premier de la série que j’achève sans être épuisé. J’ai écrit le scénario d’une traite. Je me sens enfin prêt à conclure l’histoire en apothéose. Pour ce septième volume, le premier de la trilogie finale, j’ai travaillé à l’ancienne, avec des crayonnés et des planches originales. A 60 ans, âge que j’aurai en janvier prochain, la plupart des gens ont l’impression que leur existence est derrière eux. Moi, j’ai toujours eu la certitude que ce serait le moment fort de ma vie.

Plusieurs années se sont écoulées entre chaque tome. Vous prévoyez de sortir les trois derniers en trois ans. Pourquoi cette accélération ?

J’ai le sentiment que la vraie histoire de la famille Sambre n’a pas à être inventée. Elle préexiste dans les nuages, dans un cloud, comme on dit. C’est à moi à ne pas la trahir. Il faut donc prendre le temps. Chaque album a connu un accouchement douloureux. Sauf le dernier. Et cela grâce à une découverte récente : ma propre famille, comme celle des Sambre, est maudite. Elle est victime d’une anomalie génétique localisée sur le chromosome 19. Mes proches atteints n’ont pas fait carrière, n’ont pu avoir d’enfant et connaissent un vieillissement prématuré. La maladie a mis des années à se déclarer, sous la forme d’une affection oculaire. Etrange, quand on pense aux yeux rouges de Julie, mon héroïne, qui réveille la malédiction des Sambre !

Vous ne vous étiez aperçu de rien avant cette découverte ?

J’avais relevé des signes bizarres. Mais depuis deux générations, tout le monde s’est tu dans ma famille. Du temps de mon père, personne ne posait de questions. Comme la Julie de mes albums, je suis le seul survivant. Je suis non porteur et père de trois enfants. Quand j’ai compris qu’il y avait un lien entre cette maladie de famille et le drame des Sambre, j’ai su que je parviendrais à terminer la série.

Bio Express

1957 : Naissance de Bernard Hislaire à Bruxelles.

1975 : Carte blanche dans le journal Spirou.

1978 : Lance la série Bidouille et Violette.

1986 : Commence la série Sambre avec le scénariste Balac (Yann).

1998 : Débuts des albums XXe ciel, issus du site XXeciel.com ; réédition des volumes en 2013, sous le titre Le Siècle d’Eva, chez Casterman.

2006 : Le Ciel au-dessus de Bruxelles.

2012 : Crée Úropa, magazine numérique.

Parce que vous avez retrouvé l’espoir ?

Je me sens comme un miraculé. Pourquoi ai-je échappé à la malédiction, et pas eux ? Quand l’espoir disparaît, que l’ombre de la maladie vous fait perdre la perspective d’un avenir radieux, soit vous déprimez totalement, soit vous connaissez une résilience. C’est mon cas. Après un traumatisme, qu’est-ce qui a encore du sens ? Produire de la beauté ! Catherine Meurisse, la dessinatrice de Charlie Hebdo qui a vécu l’attentat du 7 janvier 2015 comme une tragédie personnelle, a elle aussi trouvé l’apaisement dans la beauté. Elle le raconte dans son album, La Légèreté. Après mes expériences dans le monde numérique, de XXeciel.com à Úropa, qui m’ont conduit à animer toute une équipe, j’ai voulu revenir à l’essentiel : dessiner et retrouver les émotions de la petite enfance, me connecter aux sens d’avant l’âge du vocabulaire.

Comment avez-vous vécu la création du nouvel album ?

Quand je dessine, je suis en apnée, je m’isole comme un moine. Je ne laisse pratiquement personne entrer dans mon atelier, de peur d’être affectivement atteint par une présence ou une parole. Eviter toute pollution mentale permet de rester zen, d’entrer dans un autre espace-temps, celui de mes personnages. La qualité de leur regard se joue à quelques dixièmes de millimètres près.

Vous passez beaucoup de temps à réécrire les mêmes scènes sous des angles différents, à redessiner des cases. Un souci de perfection ?

« Quand je dessine, je m’isole. Cela permet de rester zen, d’entrer dans l’espace-temps de mes personnages »

Avant d’écrire le scénario, je passe des mois à cerner mes héros, leur passé, leur psychologie, à la manière d’un romancier. Pour le dessin, je suis comme un comédien qui revêt son costume de scène : je me mets dans la peau de mes personnages, je rentre dans leur chair, leur squelette. D’ailleurs, je les dessine tous nus avant de les habiller. Quand je les vois parler, pleurer ou se taire, je mesure si les dialogues sont justes. Je ne fais pas de la ligne claire, comme Hergé. Je cherche la ligne sombre. A l’écoute de mes sensations, je me retrouve sur une sorte de chemin d’initiation sportif ou bouddhiste, avec un équilibre délicat à trouver entre le contrôle de soi et le lâcher prise.

Il y a trente ans sortait le premier Sambre. Que représente cette date pour vous ?

La fulgurance du succès de Plus ne m’est rien…, vendu à 300 000 exemplaires, a déstabilisé ma vie. Vous recevez sept prix en un an, les éditeurs se mettent à vous courtiser, des lectrices vous tombent dans les bras… C’était vertigineux. Mais mon éditeur attendait la suite, et mon intention était de réaliser une longue fresque. L’idée de départ était de faire mourir mes deux héros, le couple maudit Bernard et Julie. Mais le synopsis a vite été trahi et Julie a finalement survécu à son amant. Sambre est une quête et une nécessité.

Que voulez-vous dire ?

Les thérapies psychanalytiques que j’ai suivies m’ont éclairé sur les actes manqués. Dans le premier tome, j’ai imaginé la scène où l’on voit Bernard et Julie faire l’amour dans un cimetière, sur le caveau d’Hugo, le patriarche des Sambre. Je n’avais pas conscience alors que cette présence de la mort ne s’est pas imposée à moi par hasard. Au même moment, ma mère a été frappée, à moins de 60 ans, par la maladie d’Alzheimer. Ce déclin sordide a fait exploser ma famille. Mes parents se sont séparés. Alors que mon premier enfant, Lola, apprenait à parler, ma mère perdait ses mots. Puis, elle ne nous a plus reconnus. Tombé en dépression, je m’en suis tiré avec l’objectif de terminer le premier volet de Sambre. Cette création a été sulfureuse. L’album a été salué par la critique et le public, alors que je vivais un drame personnel.

La saga des Sambre s’est déjà vendue à plus d’un million d’exemplaires. Comment expliquez-vous ce succès ?

Sambre, Fleur de pavé, par Yslaire, 2016.
Sambre, Fleur de pavé, par Yslaire, 2016.© GLÉNAT

Sambre est une histoire universelle, inspirée des grands classiques, mais avec une approche contemporaine, freudienne. Ma première ambition a été de créer, en bande dessinée, une tragédie romantique sur deux générations. Qui dit tragédie dit fin inéluctable, qui questionne la fatalité humaine. La qualité de l’oeuvre ne réside pas dans un épilogue surprenant, mais dans la confirmation d’une scène finale irréversible et dans la profondeur d’une émotion qui bouleverse, même après avoir refermé le livre. Tout ce que j’exprime depuis trente ans dans Sambre vient de ma découverte de la violence des émotions au théâtre. J’avais 7 ou 8 ans quand mon père m’a emmené voir Othello, de Shakespeare. Cette confrontation avec le mal, la jalousie irrationnelle, a été un choc absolu. J’ai pleuré, même si je ne comprenais pas tout. Puis, il y a eu Cyrano de Rostand, Antigone d’Anouilh, La guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux…

Quel message dans le nouvel album ?

L’histoire des Sambre se résume à une question : a-t-on, en dépit de notre passé familial, de notre condition sociale, une part de liberté qui nous permette de décider de l’orientation de nos vies ? Judith, la fille de Julie et Bernard, héroïne principale du tome VII, est un cas de résilience : seul le présent lui importe. Personnage moderne, ni bimbo ni courtisane, cette Lolita a un besoin narcissique de séduire, comme les stars du Net, et elle n’a aucun scrupule. Si Baudelaire avait eu une fille, elle aurait ressemblé à Judith, souligne la vidéo réalisée pour la sortie de l’album. Mais je ne souhaitais pas reproduire l’image classique de la prostituée du XIXe siècle.

Que vont devenir Judith et son frère Bernard-Marie dans les prochains albums ?

Ces jumeaux dizygotes ne se connaissent pas. Lui, jeune bourgeois surprotégé dans un environnement claustrophobe, est un psychotique, victime de son histoire. Elle est une petite prostituée bien résolue à dévorer la vie à pleines dents, sans se poser de questions. Bernard-Marie est captivé par les papillons et tente de se rassurer par la science. Il reste touchant, malgré ses délires. Dans le huitième et avant-dernier tome, le frère et la soeur vont se rencontrer, c’est inéluctable. La  » libération  » de Bernard-Marie viendra peut-être de cette rencontre avec Judith.

La plupart des fans de BD sont des hommes, on peut le constater lors des séances de dédicaces dans les festivals. Qui sont vos lecteurs ?

Ceux qui m’écrivent sont, à 80 %, des femmes. Les romans d’amour historiques ont, il est vrai, un lectorat essentiellement féminin. J’ai eu quelques soucis à mes débuts dans le milieu de la bande dessinée, car j’ai une sensibilité de jeune fille. Je me sens différent de la plupart des auteurs de BD, attirés par le western, la science-fiction ou l’architecture. Au milieu des années 1980, chez Dupuis, où je dessinais la série Bidouille et Violette, on m’a fait comprendre qu’une bande dessinée devait faire rigoler, avec des gags et des gros nez, alors que j’étais préoccupé par une question romantique : une grande histoire d’amour résiste-t-elle au temps qui passe, à la mort ?

L’auteur de la saga des Sambre et créateur du projet Úropa rêve-t-il d’un avenir radieux ?

Le monde ressemble à l’image qu’on lui donne. L’actualité telle qu’elle est présentée par les médias est terrifiante. Seules les nouvelles et rumeurs les plus négatives retiennent l’attention. Aux artistes d’offrir une autre image, en racontant des histoires. Ils répondent au besoin de rêver l’avenir.

Sambre, Fleur de pavé, par Yslaire, éd. Glénat, 2016, 72 p.

Propos recueillis par Olivier Rogeau – Photo : Joakeem Carmans pour Le Vif/L’Express.

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