Comme chaque année, de nouveaux émojis ont été sélectionnés pour s’ajouter à ceux des claviers numériques. Comment sont-ils choisis et par qui? Et pourquoi en vouloir toujours plus?
Un orque, une «créature poilue» inspirée de Bigfoot, un coffre au trésor ou encore un trombone (l’instrument de musique). A compter du printemps 2026, huit nouveaux émojis rejoindront la longue liste des quelque 3.500 déjà existants. Ainsi en a décidé l’Unicode Consortium, organisation à but non lucratif dont l’objectif principal est de «développer, maintenir et promouvoir les normes et les données d’internationalisation des logiciels», mais aussi de valider quels nouveaux émojis vont être ajoutés. Une mission ô combien importante, puisque plusieurs milliards d’émojis -ces pictogrammes inventés à la fin des années 1990 au Japon- s’échangent chaque jour par message ou via les réseaux sociaux.
«En linguistique, les émojis ont plusieurs fonctions identifiées, expose Pierre Halté, docteur en sciences du langage. Ils peuvent remplacer un mot, mais c’est assez peu fréquent en raison de la complexité de notre langue et tout ne peut pas être exprimé par un pictogramme. Ils vont aussi être utilisés pour illustrer une histoire sous forme graphique. Mais leur principal usage reste ce qu’on appelle la modalisation en linguistique: le fait d’utiliser des émojis pour exprimer un jugement, une émotion ou un positionnement subjectif par rapport à ce qui vient d’être dit. Les gestes ou les mimiques de notre visage occupent cette fonction lorsque nous parlons.»
Des règles «strictes et claires»
La liste des émojis est la même sur chaque plateforme (iOS, Android, WhatsApp…), mais chaque constructeur (Apple, Google, Meta…) peut choisir leur «design». Chaque année, le Consortium Unicode dévoile les nouveaux arrivants qui seront intégrés à cette liste, à l’issue d’un processus de plusieurs mois. Cette entité est composée d’une dizaine de membres, qui payent leur place plusieurs dizaines de milliers de dollars pour avoir un droit de vote sur diverses décisions concernant l’évolution du standard Unicode, le système international qui sert à donner un code unique à chaque caractère utilisé sur les ordinateurs et téléphones, comme l’ajout ou la modification de caractères, de scripts de langue et donc d’émojis. La sous-commission des émojis est ainsi dirigée par Jennifer Daniel, première femme à occuper ce poste, qui siège par ailleurs chez Google en tant qu’Expressions Creative Director. Les autres membres de cette sous-commission sont majoritairement des représentants des géants américains de la tech.
«Une fois qu’un émoji est créé, il est là à vie.»
David Groison, journaliste
Tout le monde peut effectuer une proposition en ligne pour soumettre son idée: cette année, c’était possible du 2 avril au 31 juillet dernier. «De plus en plus de propositions sont envoyées, mais de moins en moins sont retenues. Les gens savent désormais qu’il est possible de proposer des émojis. Il est assez amusant de penser qu’on peut laisser ce type d’héritage: une fois qu’un émoji est créé, il est là à vie, il ne peut pas être retiré, seulement modifié. C’est pour cela que l’émoji “biper”, un objet des années 1990 que plus personne n’utilise, existe toujours par exemple», précise David Groison, un journaliste qui a enquêté sur l’histoire des émojis avec sa bande dessinée La Révolution emoji.
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Pour avoir une chance de voir son émoji sélectionné, il faut respecter des règles «strictes et claires», selon lui. Comme l’explique le Consortium sur son site, cet émoji doit être innovant et ne pas ressembler à l’un de ceux qui existent déjà, avoir une signification multiple (le ☀️peut évoquer l’astre, mais aussi le beau temps, la chaleur…) et un caractère distinctif. Il faut également justifier une recherche par le grand public (en joignant des captures d’écran de recherches Google Trends par exemple) et le fait qu’il comblera un manque. A contrario, le Consortium refusera les propositions trop spécifiques, issues d’une mode passagère, qui font référence à des logos, des marques ou des personnes spécifiques (Justin Bieber n’a jamais été accepté malgré les demandes répétées des fans) ou qui incluent du texte. «De nombreux émojis ont un ancrage culturel japonais, car c’est au Japon qu’ils ont été créés, ou américain, car on doit leur essor à la Silicon Valley. Mais le Consortium rejette les propositions jugées trop liées à un contexte régional, ajoute David Groison. Il ne veut pas non plus de nouveaux drapeaux, comme ceux des régions, pour des régions géopolitiques notamment: il a très peur de celui du Tibet, qui fâcherait la Chine et plus d’un milliard de consommateurs…» Les Bretons, qui militent depuis des années pour l’apparition de leur drapeau noir et blanc dans cette liste, risquent donc de devoir prendre leur mal en patience.
Salade, pistolet à eau et débats
Le nombre de propositions faites chaque année au Consortium n’est pas précisé, tandis que les refus ne sont pas justifiés. Certains de ses choix peuvent parfois agiter la société, notamment ceux autour des questions idéologiques, d’inclusivité ou de diversité. En 2015, l’apparition de plusieurs couleurs de peau pour les émojis représentant les humains avait été saluée. Mais en 2016, celle d’un émoji d’une femme voilée avait largement été commentée, tout comme pour l’homme enceint, censé notamment illustrer la grossesse chez les personnes transgenres et non binaires, en 2021.
En 2018, Google avait par contre fait machine arrière sur le design de son émoji «salade», sur laquelle il avait ajouté un œuf à la base, afin de la rendre plus «inclusive» pour la communauté végane. En 2016, Apple avait été le premier constructeur à remplacer l’émoji «pistolet» par un engin à eau, alors que le débat sur les armes à feu alimentait à nouveau l’actualité américaine dans la foulée de fusillades mortelles: tous les géants de la tech l’ont depuis imité, même si Elon Musk a réinstauré un émoji pistolet «classique» sur X après avoir racheté le réseau social en 2023. «Les émojis sont hyper révélateurs des questions de société, résume David Groison. Les débats sur le genre, la religion, etc… se retrouvent dans ces petits dessins, qui font partie désormais de notre langage et nourrissent nos conversations.» Ce qui nécessite donc d’en avoir toujours plus à disposition, pour pouvoir exprimer de plus en plus d’idées.
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La grande majorité des émojis restent toutefois neutres, voire… peu utiles. «Je ne dirais pas qu’on en a besoin d’autant. Parmi les 3.500, nous n’en utilisons que très peu de façon assez courante», explique Pierre Halté. Combien de “bisons” sont ajoutés à un message? Ou de boulier? Pourtant, «tout le monde a envie d’avoir de nouveaux émojis, selon David Groison. Qui ne s’est jamais dit: “Pourquoi celui-là n’existe pas?”». Arrêter de «créer» de nouveaux émojis n’est pas non plus dans l’intérêt des géants de la tech: «Ces nouveaux émojis sont la principale raison pour laquelle nous acceptons les mises à jour sur nos téléphones, expose le journaliste. Si quelqu’un reçoit un message avec un émoji qui n’apparaît pas car il n’a pas fait la dernière mise à jour, il va finir par l’accepter pour avoir les détails de cette conversation.»
Mais que les personnes inquiètes face à leur nombre et leur utilisation croissante se rassurent: les émojis «ne menacent pas notre langage», insiste le linguiste Pierre Halté. «Ils ne font que reprendre une fonction déjà présente à l’oral. Ils n’offrent pas la même richesse d’expressions que notre langage infiniment plus complexe: ce n’est pas pour rien que les écritures ont évolué des pictogrammes vers des écritures alphabétiques.»