L’ordinateur quantique est en route, et il va changer le monde. Et tout cela grâce à une fringante centenaire: la physique quantique.
En juin, la physique quantique aura exactement 100 ans. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle les Nations unies ont proclamé 2025 «Année internationale des sciences et technologies quantiques». La nouvelle révolution quantique est bien là. Maintenant que les scientifiques sont capables de manipuler des atomes individuels grâce à une technologie quantique de pointe, l’arrivée des ordinateurs quantiques ne semble plus qu’une question de temps. Et ces ordinateurs feront pâlir les superordinateurs les plus avancés.
La découverte de la physique quantique, qui décrit le monde à l’échelle la plus minuscule, a marqué le début d’une nouvelle manière de voir la nature. Les particules peuvent se trouver à deux endroits à la fois, voire même s’intriquer, alors qu’elles sont spatialement séparées par des kilomètres. En outre, les résultats des expériences ne sont plus exactement prévisibles, mais sont déterminés par des probabilités. Ce qui a suscité cette remarque critique d’Albert Einstein: «Dieu ne joue pas aux dés.» Ironie du sort, c’est justement lui qui a reçu le prix Nobel pour sa contribution à la toute jeune physique quantique.
Cette science notoirement insaisissable constitue la base de quasiment toutes les technologies modernes: des lasers et transistors à l’imagerie médicale salvatrice et à la radiothérapie. Même l’approvisionnement énergétique en dépend: pas de panneaux solaires ni d’énergie nucléaire sans la connaissance de la physique quantique sous-jacente.
«Cette science notoirement insaisissable constitue la base de quasiment toutes les technologies modernes: des lasers et transistors à l’imagerie médicale salvatrice et à la radiothérapie.»
Si elle est si omniprésente et actuelle, pourquoi si peu de gens savent-ils ce qu’est la théorie quantique? C’est la question que s’est posée le physicien quantique et ingénieur Frank Verstraete (UGent et University of Cambridge) lorsqu’on lui a proposé d’écrire un livre à ce sujet. Mais il a vite découvert que ce n’est pas parce qu’on connaît tout d’un sujet qu’on est capable de l’expliquer clairement. C’est ainsi que Céline Broeckaert –metteuse en scène, écrivaine et membre du club de cyclisme de Frank Verstraete– l’a aidé à rendre la physique quantique compréhensible.
Tout a commencé par une sortie à vélo de plus de 200 kilomètres et s’est terminé par un livre. Sans les mathématiques habituelles, mais avec des poèmes et des dessins. Why Nobody Understands Quantum Physics: The bestselling guide to our universe est paru en 2023 et est devenu un best-seller. Plus de 20.000 exemplaires ont déjà été vendus.
Savoir ou ne pas savoir?
Lorsque Frank Verstraete parla de sa passion pendant cette sortie à vélo, Céline Broeckaert fut immédiatement fascinée. «Mais, dit-elle, en même temps, j’étais un peu honteuse: il existait un monde immense de savoir dont je ne savais absolument rien.»
Et pourtant, comme elle l’écrit dans l’introduction du livre, personne n’est obligé de connaître quoi que ce soit à la physique quantique. On peut parfaitement fonctionner sans cette connaissance. Mais avec cette connaissance, un monde s’ouvre, affirme-t-elle. «Pourquoi la matière est-elle dure, pourquoi ne tombons-nous pas à travers une chaise? Ce sont des questions auxquelles nous ne pensons jamais. Mais quand on sait comment la couleur se forme, comment fonctionne un supraconducteur, comment fonctionnent les lasers et toute notre technologie de l’information, alors tout devient bien plus passionnant et plus riche.»
Cette dualité entre savoir et ne pas savoir a éveillé Céline Broeckaert. Lorsque Frank Verstraete lui proposa d’écrire ensemble un livre, elle n’hésita pas un instant. Il fut impressionné par les questions qu’elle posait. Elle, en revanche, avait du mal avec son approche mathématique et se heurtait souvent à des obstacles: «De temps à autre, je devais lui faire comprendre: « Pour toi, tout cela est très évident, mais pour moi, ça ne l’est pas. » Je me suis même mise plusieurs fois très en colère. Frank devait souvent me dire: « Arrête d’essayer de tout comprendre ». Surtout en physique quantique, il est impossible de tout comprendre. A un certain moment, il faut juste accepter: c’est comme ça. Et puis il faut continuer.»
C’est justement cette nouvelle façon de penser qui caractérise la physique quantique. L’intuition est basée sur les lois de la nature auxquelles les gens sont confrontés dans la vie quotidienne. Donner un coup de pied dans un ballon, conduire une voiture: autant d’exemples où la physique quantique ne joue aucun rôle. Il n’est donc pas étonnant que l’on ne développe aucun ressenti pour le quantique. Mais à des échelles plus petites, d’autres règles s’appliquent. On peut certes les saisir à travers des concepts et des formules, mais pas avec le bon sens commun. «Il faut désactiver son intuition et accepter une autre façon de penser», estime Céline Broeckaert.
Entre-temps, Frank Verstraete et Céline Broeckaert se sont mariés, leurs vies se sont, tout comme celles des particules quantiques, entremêlées. «Nous partageons ce même sentiment de beauté. Nous voulons transmettre le savoir, chacun à notre manière», explique-t-elle.
Qui fabrique les meilleures puces ?
Les recherches de Frank Verstraete sont en partie à la base de l’un des développements contemporains les plus fascinants: l’ordinateur quantique. Un ordinateur traditionnel fonctionne avec des bits: des signaux électriques représentant un «0» ou un «1». Un bit quantique, ou qubit, peut en revanche se trouver dans les deux états à la fois. Cela semble être un changement anodin, mais avec seulement un nombre modeste de qubits, on peut effectuer des calculs gigantesques. Ainsi, 100 qubits peuvent exécuter 2100 calculs en parallèle, ce qui représente davantage que le nombre d’étoiles dans l’univers visible.
En 2019, Google a revendiqué la «suprématie quantique»: sa puce Sycamore serait capable d’effectuer en quelques minutes des calculs qui nécessiteraient des milliers d’années à un ordinateur classique. L’ordinateur quantique est-il dès lors une réalité? Pas tout à fait encore, déclare le professeur Kristiaan De Greve (KU Leuven), directeur du département Quantum Computing chez Imec, le centre de recherche louvaniste qui développe des technologies de pointe pour les puces. «Nous sommes en pleine transition mondiale. Les puces quantiques commencent à dépasser le cadre des laboratoires académiques, mais elles ne sont pas encore prêtes pour la production.»
Imec construit ce pont. «Imec est un traducteur entre les idées des universités et la fabrication industrielle complète», affirme Kristiaan De Greve. En collaboration avec de grands acteurs de l’industrie des semi-conducteurs, Imec développe de nouveaux processus, plus performants, jusqu’à dix ans avant leur mise en production. Ainsi, une grande partie de la technologie présente aujourd’hui dans les ordinateurs portables ou smartphones a été développée il y a des années chez Imec. Depuis 2017, il applique ce savoir aux puces quantiques, en collaboration étroite avec les meilleurs instituts du monde entier.
«Nous fabriquons en interne certains des meilleurs qubits au monde, annonce Kristiaan De Greve. Sommes-nous plus avancés que Google? Non. Mais certains composants que nous fabriquons sont en revanche meilleurs que ce que Google possède actuellement.»
Frigo géant
Il reste toutefois de nombreux obstacles. Un ordinateur quantique opérationnel nécessite des milliers de qubits parfaits, mais à cause de pertes et d’interférences, une grande partie de la puissance de calcul est perdue. «En tant que communauté mondiale, nous en sommes actuellement à quelques dizaines voire centaines de qubits, mais pour un système complet, il en faut des millions.» La correction d’erreurs est particulièrement ardue. «Comment déboguer 1.000 qubits? C’est un travail profondément théorique.»
Selon Kristiaan De Greve, il faudra encore 20 ans avant de voir émerger un ordinateur quantique puissant. Car il y a aussi des défis pratiques. Un tel système quantique doit être extrêmement isolé pour fonctionner. «Si vous ne faites que toucher ce système, vous le perturbez», explique-t-il.
Cela conduit à une situation paradoxale: comment lire le résultat sans perturber le système? «Comme il faut pouvoir l’isoler puis y écrire, il faut du vide et une température extrêmement basse.» Pour atteindre les millions de qubits visés, on parle alors d’un réfrigérateur cryogénique remplissant toute la taille d’une pièce. On imagine mal un bureau comme ça. Toute extrapolation à 20 ans ou plus est toujours prématurée, mais selon Kristiaan De Greve, un tel appareil ressemblera plutôt à un superordinateur: grand, spécialisé, commandé à distance.
«Les applications restent impressionnantes. Les ordinateurs quantiques excellent dans l’exploration simultanée d’un nombre inimaginable de possibilités.»
Mais les applications restent impressionnantes. Les ordinateurs quantiques excellent dans l’exploration simultanée d’un nombre inimaginable de possibilités. Leur plus-value attendue dans la logistique, les nouveaux matériaux, le secteur financier ou le développement de nouveaux médicaments ne doit pas être sous-estimée.
Selon le Quantum Technology Monitor de McKinsey, la contribution économique des technologies quantiques (comprenant les ordinateurs, capteurs et communications quantiques) pourrait déjà atteindre entre 0,9 et 2 billions de dollars en 2035, soit 1 à 2 % du commerce mondial total. Ces dernières années, on a découvert l’intelligence artificielle comme une technologie particulièrement large; les technologies quantiques fourniront la puissance de calcul en profondeur qui viendra la compléter.
Le rôle de l’oiseau migrateur
Pendant ce temps, un autre domaine croît dans un relatif silence: la biologie quantique. Des recherches interdisciplinaires récentes montrent comment des effets quantiques en biologie pourraient bien conduire à d’importantes percées en médecine. Le professeur Johnjoe McFadden de l’université de Surrey, pionnier de la biologie quantique et auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique, raconte le rôle qu’ont joué les oiseaux.
Comment les oiseaux migrateurs s’orientent précisément grâce au champ magnétique terrestre a longtemps été l’un des plus grands mystères du règne animal. «En fin de compte, tout tourne autour du rôle du spin», explique Johnjoe McFadden. Le spin est une propriété quantique fondamentale, qui fait que certaines particules se comportent comme de minuscules aimants, essentiels au fonctionnement, par exemple, d’un appareil IRM. «Ce que les expériences sur la navigation des oiseaux démontrent surtout, c’est que cette curieuse propriété quantique a peut-être été exploitée par l’évolution pour aider les oiseaux, et probablement aussi d’autres animaux, à migrer.»
«Cette curieuse propriété quantique a peut-être été exploitée par l’évolution pour aider les oiseaux, et probablement aussi d’autres animaux, à migrer.»
Il observe de plus en plus d’indices selon lesquels des propriétés liées au spin influencent des processus biologiques, de la cicatrisation à la vieillesse, en passant par les traitements par champs électromagnétiques. Dans son laboratoire, il examine si des médicaments peuvent être activés à distance via de telles interactions de spin, une technique prometteuse pour administrer des traitements localement, par exemple contre des tumeurs.
De meilleurs médicaments
La nature peut aussi servir de modèle à de nouvelles technologies. Le transport d’énergie dans la photosynthèse, par exemple, utilise des processus quantiques avec une efficacité de près de 100%. «Si ce mécanisme pouvait être transféré aux panneaux solaires, cela nous procurerait d’énormes gains énergétiques.»
Johnjoe McFadden cite également les enzymes comme des joyaux de la biologie quantique. «Ce sont les chevaux de trait de la vie. Les enzymes accélèrent la vitesse des réactions chimiques d’un facteur énorme. Si vous pouviez accélérer votre vitesse de marche de la même façon, vous traverseriez la Voie lactée en quelques millisecondes. Personne ne comprenait comment cela était possible, jusqu’à ce que la physique quantique apporte une explication. Nous savons aujourd’hui que de nombreuses enzymes utilisent la physique quantique pour accomplir leurs tâches dans notre organisme. Presque tous les médicaments ciblent des enzymes, donc comprendre le fonctionnement quantique des enzymes peut nous aider à concevoir des médicaments plus puissants.»
«Les enzymes accélèrent la vitesse des réactions chimiques d’un facteur énorme. Si vous pouviez accélérer votre vitesse de marche de la même façon, vous traverseriez la Voie lactée en quelques millisecondes.»
Johnjoe McFadden établit enfin un parallèle avec la façon dont la biochimie s’est, au cours du siècle dernier, imposée comme un fondement indispensable des sciences de la vie. La biologie quantique est-elle aujourd’hui peut-être au début d’un parcours similaire? L’interface entre la physique et la biologie est un domaine de recherche exigeant mais, conclut-il, «les domaines les plus exigeants sont aussi les plus passionnants».
Nouvelle course aux armements
Des ordinateurs quantiques à la biologie quantique: la science quantique connaît une croissance rapide et revêt une importance géopolitique croissante. Les fondements de la théorie quantique ont été posés à la veille de la Première Guerre mondiale. Avec l’élaboration de sa description mathématique durant l’entre-deux-guerres, et surtout avec le développement de la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale, la physique quantique a même posé indirectement les bases de l’ordre mondial d’après-guerre.
Aujourd’hui que l’ordre établi vacille de nouveau, l’histoire semble se répéter. Les grands géants technologiques américains sentent le souffle de la Chine dans leur nuque. Une nouvelle course est lancée, tandis que les percées scientifiques se succèdent à un rythme effréné. A l’instar de l’intelligence artificielle, la technologie quantique est devenue un atout stratégique majeur dans un ordre mondial en mutation.
Par Bert Vercnocke