physique quantique
Alain Aspect, prix Nobel de physique en 2022. © D.R.

Alain Aspect, prix Nobel: «La physique quantique a bouleversé nos vies autant que la machine à vapeur»

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Alain Aspect, sommité de la physique quantique et prix Nobel en 2022, raconte de façon passionnante le parcours qui lui a permis de trancher un débat scientifique entre Niels Bohr et Albert Einstein, au détriment de ce dernier. Il explique aussi combien la méthode scientifique, robuste, doit être défendue. Entretien.

Trancher un vieux débat entre deux sommités de la physique quantique, Niels Bohr et Albert Einstein, telle est l’entreprise dans laquelle s’est lancé le physicien français Alain Aspect, il y a un demi-siècle. Il s’agissait de démontrer par l’expérimentation une réalité qui se cantonnait, à l’époque d’Einstein, au formalisme quantique, à savoir les outils mathématiques à la base de la théorie quantique.

Ses expériences ont permis, en 1982, d’invalider la vision quasi philosophique du monde défendue par Einstein. Ce faisant, Alain Aspect a mis en évidence une des propriétés les plus intrigantes de l’intrication quantique. Ses découvertes lui ont valu, entre autres, le prix Nobel de physique, reçu en 2022 aux côtés de l’Américain John Clauser et de l’Autrichien Anton Zeilinger.

En début d’année, Alain Aspect a publié Si Einstein avait su (1), un ouvrage accessible au grand public dans lequel il retrace ce qu’il appelle les deux grandes révolutions quantiques: les grandes découvertes jetant les bases de la physique quantique, pour la première, puis celles concernant l’intrication entre les particules, auxquelles il a contribué, pour la seconde.

Vous avez souvent été présenté comme «celui qui a donné tort à Einstein», mais vous n’appréciez pas cette formulation. Non seulement, vous l’admirez. Mais en plus, c’est lui qui, en se trompant, vous a mis sur la bonne voie…

C’est même plus nuancé que cela. Je lui ai donné tort dans la vision qu’il avait du monde, mais il ne faut pas croire qu’il a commis une faute de raisonnement en tant que physicien, dans ses équations. Par ailleurs, c’est lui qui a mis le doigt sur une propriété étonnante de la physique quantique: l’intrication. Quand deux particules ayant eu une interaction par le passé sont à distance, les résultats des mesures effectuées sur chacune des deux sont fortement corrélés. Pour comprendre ce que cela veux dire, prenons l’exemple de l’observation de la couleur des yeux de jumeaux en n’ayant que deux possibilités: yeux clairs et yeux foncés. Si on trouve clair d’un côté, on va trouver clair de l’autre, et de même pour les cas foncés. Là, l’explication naturelle est que les jumeaux ont les mêmes chromosomes. Or, dans le calcul mathématique qui prévoit une forte corrélation pour la polarisation des photons, il n’y a pas de chromosomes. La description quantique, c’est un calcul abstrait qui se fait dans un espace mathématique, distinct de l’espace dans lequel nous vivons. Ce calcul dit que si vous trouvez «plus» d’un côté, vous trouverez «plus» de l’autre; si vous trouvez «moins» d’un côté, vous trouverez «moins» de l’autre. On a une corrélation totale entre les résultats. Einstein partait du principe que, tout de même, ces particules se trouvent dans le monde réel et c’est dans ce monde qu’il faut donner une explication. Si elles sont à distance, je ne peux pas accepter cette corrélation très forte sans imaginer que ces deux particules aient une propriété commune. Or, comme le formalisme connu de la mécanique quantique ne met pas en jeu cette propriété commune, il en déduit que ces propriétés vont au-delà de ce que dit la physique quantique, elles la complètent. Il voit la physique quantique comme une espèce de théorie statistique qui ne décrit pas tous les détails microscopiques des situations étudiées. Quant à moi, ce que j’ai fait, ce sont des expériences prouvant que son interprétation ne tient pas.

Comment l’a-t-on su?

En 1964, le physicien irlandais John Bell, qui travaillait au Cern à Genève, a démontré qu’en suivant jusqu’au bout le raisonnement d’Einstein, on prévoit des corrélations moins fortes que celles prévues par la physique quantique. Qu’a répondu Einstein? Rien du tout, puisque le travail de Bell est postérieur à sa mort, d’où le titre Si Einstein avait su. C’est pourquoi je me hasarde, dans le dernier chapitre, à imaginer la réaction d’Einstein face à ce résultat. En définitive, l’affaire est bien plus subtile que de dire qu’Einstein avait tort. Et surtout, il faut l’admirer pour sa perspicacité d’avoir relevé à quel point l’intrication quantique est quelque chose d’incroyable.

A l’époque d’Einstein, le débat se déroule face à Niels Bohr, le maître à penser de l’école de Copenhague.

Ils ont des conceptions différentes du monde, de la réalité physique. Pour Niels Bohr, la réalité physique ne peut pas être attribuée à un objet sans préciser l’instrument avec lequel on fait une mesure. Pour Einstein, un objet possède des propriétés indépendamment de la façon dont on l’observe. Il l’a souvent dit de façon imagée, par exemple lorsqu’il a déclaré «j’aime à penser que la lune est là, même quand je ne la regarde pas». Personnellement, je suis un einsteinien convaincu, je pense que les objets ont une réalité physique indépendante du contexte. Mais beaucoup de physiciens, dans la lignée de l’école de Copenhague, pensent qu’on ne doit pas parler de la réalité physique sans préciser avec quel appareil on la mesure.

«Le formalisme mathématique de la physique quantique fonctionne à tous les coups. Personne n’a remis cela en question. Ce qui est bizarre, c’est ce qu’on observe dans notre espace à nous.»

La controverse scientifique entre Einstein et Bohr s’est en partie déroulée lors d’un congrès Solvay, à l’hôtel Métropole à Bruxelles.

Il y a eu deux débats. Le premier, en 1927 au congrès Solvay, est un débat célèbre qui ne portait pas sur l’intrication, mais sur les propriétés une particule unique. Einstein a essayé de démontrer qu’on pouvait mesurer à la fois sa vitesse et sa position mieux que ce qu’autorisait le formalisme quantique. Sa conclusion était que ce formalisme devait être complété. Là, Bohr a répliqué avec un raisonnement de physicien. En résumé, ce raisonnement équivaut à dire: «mon cher Albert, tu oublies de prendre en compte le fait que l’appareil que tu utilises pour mesurer est lui-même quantique». Son raisonnement est impeccable, Einstein n’insiste pas. Le second débat débute en 1935. Cette fois, il s’agit bien d’intrication. Il est essentiel de faire la distinction entre les deux débats, notamment parce que quand j’ai entamé mon travail en 1974, beaucoup me disaient que ça n’avait aucun intérêt, parce que Bohr avait répondu de manière satisfaisante à Einstein. Or, si sa démonstration était impeccable en 1927, celle de 1935 ne l’était pas. L’argumentation de Bohr n’était plus purement scientifique, mais plutôt épistémologique, sur la nature de la réalité physique.

Einstein n’a pas été convaincu?

La réponse de 1935, il ne l’a jamais acceptée.

Pour toute personne non rompue à la physique quantique, qu’une relation subsiste entre deux particules qui ont été en contact, mais qui sont séparées, semble étrange. Comme si des informations s’échangeaient instantanément entre elles. Or, qu’une information circule entre deux particules plus rapidement que la vitesse de la lumière n’est pas possible. C’est Einstein lui-même qui l’a démontré, n’est-ce pas?

Ce dernier point mérite d’être nuancé. La position d’Einstein est celle du réalisme local, c’est-à-dire le fait que, d’une part, on attribue à un objet une réalité physique indépendante de l’appareil de mesure (le réalisme) et, d’autre part, qu’entre ces deux objets séparés, les réalités physiques sont indépendantes l’une de l’autre (la localité). En fait, il faut renoncer à un de ces deux éléments, le réalisme ou la localité. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que le formalisme mathématique de la physique quantique fonctionne à tous les coups. Personne n’a remis cela en question. Les calculs, qui sont impeccables, se font dans des espaces mathématiques abstraits. Ce qui est bizarre, c’est ce qu’on observe dans notre espace à nous, qu’il semble y avoir un lien instantané entre deux particules intriquées. Mais on peut démontrer en utilisant les lois de la physique quantique qu’on ne peut pas utiliser cette apparente interaction instantanée pour transmettre un signal utilisable plus vite que la lumière. «Utilisable», ça veut par exemple dire que j’appuie sur un bouton et que plus loin, une lampe s’allume, une bombe explose ou tout autre phénomène macroscopique. Ayant beaucoup lu Einstein, je pense que ce à quoi il tenait le plus, c’est à l’idée que les objets aient une réalité physique indépendante des appareils de mesure. Je pense qu’il aurait accepté l’idée d’une espèce d’interaction instantanée, sachant qu’on ne peut pas l’utiliser pour une action réelle et concrète. C’est mon point de vue, celui de John Bell aussi. Il me semble qu’Einstein aurait pu l’adopter. Ou alors il était tellement créatif qu’il aurait peut-être trouvé une troisième solution.

Ce point de vue que vos découvertes vous permettent de défendre est donc celui de la «non-localité quantique».

Oui. La non-localité quantique n’est pas qu’une lubie de chercheur. Elle me permet de comprendre intuitivement des technologies quantiques révolutionnaires, comme la cryptographie quantique ou la téléportation quantique. On parle bien ici de téléportation d’information quantique, pas de matière comme dans la science-fiction. Si j’accepte la non-localité quantique, je peux avoir une bonne intuition du phénomène.

«On pouvait trancher par une expérience ce débat entre Bohr et Einstein, ces deux héros de la physique. Les bras m’en sont tombé, j’étais bouleversé.»

Entre Einstein et vous, l’apport du physicien nord-irlandais John Bell est déterminante. En 1964, il a formulé ce qu’on appelle «les inégalités de Bell», sur lesquelles vous vous êtes basé pour vos recherches. De quoi s’agit-il?

Bell a eu ce coup de génie de prendre au sérieux l’idée d’Einstein selon laquelle il fallait compléter la mécanique quantique. Il admet que lorsque deux particules –en l’occurrence deux photons, pour mes expériences – partent de la source, elles ont une propriété en commun. On peut alors faire des calculs statistiques sur cette propriété. Bell a démontré qu’il y a une limite supérieure aux corrélations observables. Mais cette limite est dépassée par les prévisions quantiques, si on choisit judicieusement les angles entre les polariseurs utilisés. En faisant mes expériences, j’ai pu démontrer qu’en effet, on dépasse la limite indiquée par Bell, ce qui est en parfait accord avec ce que prévoit le formalisme quantique, donc en désaccord avec le réalisme local d’Einstein.

C’est en découvrant ces inégalités de Bell que vous avez accepté le défi, en quelque sorte?

Plus que cela. J’étais à la recherche d’un sujet de thèse qui me passionne vraiment. En lisant l’article de Bell, j’ai découvert qu’on pouvait trancher par une expérience ce débat entre Bohr et Einstein, ces deux héros de la physique. Les bras m’en sont tombés, j’étais bouleversé. On était en 1974. De premières expériences avaient déjà été menées à Berkeley et à Harvard, il fallait donc que j’aille un cran plus loin. J’ai trouvé un nouveau défi à relever dans l’article de Bell: changer les orientations des polariseurs pendant que les photons se propagent. Les autres ne l’avaient pas fait. Ça allait devenir mon projet.

Comment expliquer qu’en physique quantique, il soit techniquement si délicat de mettre des expériences en œuvre?

Pour comprendre la difficulté, il faut rappeler ce qu’est une expérience de pensée, comme celles qu’Einstein a envisagées toute sa vie. On imagine une situation idéalisée, sans savoir si elle est réalisable expérimentalement. La seule chose qu’on lui demande, c’est d’obéir aux lois connues de la physique. Einstein a imaginé une situation d’intrication entre deux particules, sans imaginer qu’on pourrait un jour la mettre en œuvre. L’étonnement, ce n’est pas la complexité, mais qu’un jour on puisse la mettre en évidence. Cela demande une série d’étapes, un enchaînement de progrès conceptuels et techniques, bâtis les uns sur les autres. Ils ne se sont d’ailleurs pas arrêtés après mon expérience.

Ce sont les «échappatoires», ces imperfections de votre expérience, qui ont pu être fermées par la suite?

Il y avait plusieurs défauts dans mon expérience, des échappatoires qui ont progressivement été refermées, encore une fois grâce à des avancées technologiques. Une des plus spectaculaires, c’est le fait qu’un moyen a été trouvé pour émettre des photons intriqués dans des directions bien précises. On peut alors les injecter dans des fibres optiques, ce qui permet d’effectuer des mesures sur des photos séparés de centaines de mètres, voire de kilomètres. Il y a quelques années, un collègue chinois a pu démontrer l’intrication à plus de 1.000 kilomètres en plaçant une source de photons intriqués dans un satellite artificiel. Un autre progrès technologique majeur a été l’invention de détecteurs de photons quasiment parfaits, détectant la totalité des photons. La troisième échappatoire, que certains ont envisagée, est celle du superdéterminisme. Là, on sort de la physique pour entrer dans la métaphysique. C’est l’idée que, même en confiant les réglages des appareils de mesure à des générateurs de nombres aléatoires, voire à des humains, ces réglages seraient prédéterminés, comme écrits d’avance. Personnellement, je pense que si on accepte des arguments comme ceux-là, ça ne sert à rien de faire de la physique. Je veux croire que je suis libre de choisir le réglage de mes appareils comme je l’entends.

Alain Aspect a tranché un débat scientifique entre Niels Bohr et Albert Einstein. Au détriment de ce dernier. © GETTY

Au-delà de la physique quantique, votre livre parle-t-il aussi d’un sujet plus large? Celui de la science et des conditions d’élaboration du savoir…

Bien sûr, en décrivant l’émergence des concepts  quantiques fondamentaux, je donne un exemple de cette élaboration du savoir scientifique. Mais je veux aussi insister l’importance de la physique quantique. Les deux grandes révolutions du XXe siècle sont la relativité et la physique quantique. La première n’a eu qu’un impact notable sur nos vies, celui de l’énergie nucléaire. La seconde les a bouleversées par de nombreuses applications. Sans physique quantique, pas de transistor ni de circuit intégré, pas de laser, pas d’ordinateur, etc. Je pense qu’elle a autant bouleversé nos sociétés que l’invention de la machine à vapeur un siècle plus tôt. Mais la différence avec tout ce qui a précédé en physique, c’est que les calculs quantiques ne se passent pas dans notre espace.

Qu’est-ce que cela signifie?

Prenez la mécanique de Newton, qui décrit le mouvement des planètes, ou le mouvement de n’importe quel projectile. Ça se passe dans notre espace. A chaque instant, je peux vous dire où se trouve le projectile, sa vitesse, son accélération, etc. La physique quantique, elle, se situe dans un espace abstrait. C’est ce qui la rend si étrange. C’est également ce qui rend si stupéfiant le fait que des esprits comme Heisenberg ou Schrödinger aient découvert leurs équations dès 1925. C’est du génie à l’état pur. J’aime raconter quels étaient les problèmes qui se posaient aux physiciens au début du XXe siècle, par exemple celui de comprendre pourquoi la matière est stable, comment la lumière est émise ou absorbée par la matière. En tâtonnant, ils sont progressivement arrivés à introduire des idées totalement nouvelles: le quantification de Planck en 1900, le photon d’Einstein en 1905, l’atome de Bohr en 1913, etc. On progresse petit à petit mais sans vraie cohérence puis, d’un seul coup, en 1925, on a un jeu d’équations qui rendent compte de tout. C’est ce que je raconte dans la première partie de mon livre. La seconde partie est consacrée aux expériences de tests des inégalités de Bell et plus particulièrement à mes propres expériences. J’y décris la vie d’un expérimentateur au quotidien, avec des problèmes à surmonter, des solutions à trouver. On peut parfois appeler cela du bricolage, mais ce bricolage suppose une profonde connaissance de la physique. Un autre élément que je veux mettre en lumière, c’est le fait qu’on n’est pas omniscient, il faut savoir chercher de l’aide. La quasi-totalité des techniques mises en jeu dans mon expérience, je l’ai apprise auprès de collègues qui m’ont expliqué ce dont j’avais besoin et prêté du matériel.

«Sans physique quantique, pas de transistor, pas de laser, pas d’ordinateur, etc. Je pense qu’elle a autant bouleversé nos sociétés que l’invention de la machine à vapeur.»

Cet exercice de pédagogie est-il indispensable à une époque où la science semble malmenée?

Quand je fais des conférences, je constate qu’elles suscitent de l’intérêt. Il y a un public pour la science. Ce qui m’inquiète le plus, en revanche, c’est une certaine défiance chez les jeunes qui pensent que la science est coupable des problèmes actuels de la planète. Je leur réponds qu’ils ont raison d’être inquiets mais qu’ils ne résoudront pas les problèmes de la planète sans connaître la science et l’utiliser pour identifier les problèmes et trouver les solutions. Une chose qui m’agace aussi, c’est que de nombreux responsables politiques et autres leaders d’opinion se proclament fièrement nuls en maths et en sciences. Se vanteraient-ils d’avoir été nuls en littérature ou en langue française? Je lutte contre cette idée que les sciences ne seraient ni importantes ni intéressantes.

Vous n’aimez pas non plus quand on affirme que «la science, c’est le doute».

Des gens le disent, en effet, considérant que tous les avis sont permis. Mais la science n’est le doute que pendant la phase de recherche. Le doute scientifique est essentiel lorsqu’un nouveau sujet émerge, qu’on cherche à comprendre un phénomène nouveau. Là, plusieurs solutions sont généralement envisagées, c’est le débat scientifique. Puis à un moment, la majorité des scientifiques engagés dans le débat tombent d’accord. C’est le consensus autour d’un fait scientifique qui devient établi. Les équations de Maxwell établies au XIXe siècle régissent toujours les propriétés des ondes électromagnétiques dont on se sert pour la radio, la télévision, les téléphones portables. Il n’y a pas de doute: ces ondes sont comme Maxwell les a décrites. J’aime transmettre ce message sur la méthode scientifique, sur sa robustesse qui résulte du consensus entre experts. Elle attaque un problème, il y a des discussions scientifiques, puis un consensus qui nous donne un outil solide.

«Je lutte contre cette idée que les sciences ne seraient ni importantes, ni intéressantes.»

Les découvertes autour de l’intrication quantique annoncent-elles une autre révolution dans notre quotidien?

L’histoire nous montre que le passage du progrès conceptuel aux applications de masse prend des décennies. Le transistor a été inventé en 1947, alors qu’on avait déjà tous les outils théoriques de base en 1925. On peut avoir une idée au moment où la technologie n’est pas encore vraiment au point. Si vous être trop en amont, c’est une expérience de pensée. Si vous êtes juste un peu en avance, vous pouvez dire «la technologie n’est pas suffisante, mais le pas pour y arriver n’est plus impensable». Dans les technologies quantiques, le progrès à faire n’est pas incroyable, mais il est encore grand. L’ordinateur quantique dont on rêve requiert encore un très grand pas, même si on croit connaitre quelques chemins pour y parvenir.

Alain Aspect
(1) Si Einstein avait su, par Alain Aspect, Odile Jacob, 368 p.

Les technologies quantiques à venir peuvent faire un peu peur, mais peuvent-elles aussi apporter des solutions à des problèmes extrêmement complexes?

Je ne pense pas qu’il faille en avoir peur, pas plus qu’il ne fallait craindre le transistor. Comme toute technologie, on peut en faire un bon ou un mauvais usage c’est une question politique. Ce qui peut vraiment faire peur aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle, dont je ne pense pas que l’on imagine tous les bouleversements de la société qu’elle peut provoquer. En revanche, on voit ce que l’on pourra faire avec l’ordinateur quantique, s’il fonctionne comme on en rêve. Ildevrait permettre de résoudre des problèmes inaccessibles aux ordinateurs classiques, de mettre au point de nouveaux médicaments ou matériaux, de mieux équilibrer le réseau électrique d’un pays, etc. Il permettra de résoudre des problèmes insolubles à ce jour, mais qui ne sont pas d’une nature fondamentalement différente de ceux que nous avons déjà résolus. Il ne faut pas négliger une autre façon d’envisager l’avantage quantique: résoudre des problèmes accessibles aux  gros ordinateurs actuels mais en dépensant beaucoup moins d’électricité.

Même lorsqu’on a reçu les honneurs, y compris la reconnaissance suprême du prix Nobel, reste-t-on pleinement fasciné, curieux et intrigué par ce qui reste à découvrir?

Oh oui! Dans mon domaine, j’aimerais bien savoir si on arrivera à construire l’ordinateur quantique idéal, celui dont on aura réussi à corriger les erreurs en temps réel. Je ne sais pas si je le verrai de mon vivant, mais ça me fascine. Il y a beaucoup de problèmes ouverts en physique hors de mon domaine, certains que je ne comprends pas vraiment mais qui sont manifestement fascinants pour les experts. Parmi ceux que je crois comprendre, il y a la fameuse question de la matière noire: on a toutes les raisons de penser qu’elle est là, pourtant on n’arrive à l’observer. C’est un mystère excitant. Si j’étais beaucoup plus jeune, c’est peut-être dans ce domaine que j’irais travailler.

Bio express

1947

Naissance et enfance à Astaffort, près d’Agen (sud-ouest de la France).

1965

Etudiant à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Cachan (aujourd’hui ENS Paris-Saclay) et à l’université Paris-Sud.

1971

Professeur à l’Ecole normale supérieure de Yaoundé (Cameroun).

1974

Maître-assistant à l’ENS de Cachan. Lancement de la thèse de doctorat.

1982

Résultats de «l’expérience d’Aspect» tranchant un débat entre Niels Bohr et Albert Einstein.

2022

Prix Nobel de physique aux côtés de John Clauser et Anton Zeilinger, «pour les expériences avec des photons intriqués établissant les violations des inégalités de Bell et ouvrant une voie pionnière vers l’informatique quantique».

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