
«Tourné a demandé à Sercu s’il pouvait gagner»
Les Six Jours de Gand fêtent leurs cent ans. Un siècle d’anecdotes et d’histoires palpitantes. Il y a dix ans, Benno Wauters a écrit un livre sur le sujet. On y décelait l’odeur de la sueur, de l’huile de massage et de la fumée de tabac.
De même que le sénateur romain Caton terminait chacun de ses discours au IIe siècle avant J.-C. en évoquant brièvement Carthage (qui, selon lui, devait être détruite), la plupart des conversations de nos jours finissent tôt ou tard par porter sur la flambée des prix de l’énergie. BennoWauters (55 ans) déterre une anecdote des débuts des Six Jours de Gand dans les années vingt, lorsque la piste était construite dans une grande serre du parc de la Citadelle, où palmiers et orchidées fleurissaient pendant les Floralies. En hiver, il pouvait y faire très froid, car le chauffage laissait à désirer. Les gens ont donc commencé à parler de la «piste de Sibérie». «Qui sait, il se peut que ça se reproduise cette année», réfléchit Wauters. «Je me demande comment ils vont faire avec l’augmentation du prix du carburant.»
Le corps parfaitement taillé de Sercu était d’une beauté presque érotique.» Benno Wauters
Il y a dix ans, Benno Wauters, fils de la légende de la radio flamande JanWauters, a écrit un livre sur l’histoire des Six Jours de Gand et sur les années pionnières des Six Jours en général. Il aurait pu le refaire pour le centenaire, mais ce n’était pas la peine, dit-il: «Je me serais trop répété. Après tout, peu de choses ont changé depuis 2012. Sauf que PatrickSercu est décédé depuis. Je lui ai rendu visite trois fois pour l’interviewer pour mon livre. Récemment, j’ai acheté un nouveau téléphone, j’ai vu son numéro dans la liste et je l’ai supprimé…»
Il cite immédiatement une autre anecdote personnelle. Patrick Sercu était là lorsque Benno, âgé de quinze ans, a fait prudemment ses premiers tours de piste au Kuipke, un prolongement de l’amour qui s’était déclaré cinq ans plus tôt: «En 1977, mon père m’a emmené aux Six Jours», raconte Wauters. C’était les derniers de Sercu et d’EddyMerckx, qui cessa de courir l’année suivante. Merckx n’était plus dans la fleur de l’âge à ce moment-là, mais pour l’enfant que j’étais, ce nom restait une légende, quelqu’un qui avait tout gagné. Il était associé à Patrick Sercu, l’»Empereur du Kuipke», comme on l’appelait. Lorsque les coureurs ont été présentés au public, les décibels pouvaient être lus sur un applaudimètre. J’ai adoré que l’on puisse mesurer les applaudissements et j’ai applaudi et encouragé le duo le plus populaire, Sercu-Merckx. Le spectacle, les tours de piste, le bruit des dernys: en tant qu’enfant, tout ça me fascinait. J’ai surtout admiré Sercu, son corps, ses jambes de coureur, souples mais fermes, presque félines. Je suis hétéro, mais j’ai trouvé ce corps parfaitement taillé de Sercu d’une beauté presque érotique.»
À quinze ans, dès que ça a été autorisé chez les Débutants, Benno Wauters a donc commencé à courir lui-même. En hiver, son père Jan l’envoyait sur la piste de Gand pour apprendre à faire du vélo avec un pignon fixe. «La première fois – ce devait être un samedi ou un mercredi après-midi, car j’allais encore à l’école – Patrick Sercu était également présent, probablement parce que mon père était là. Il m’a vu en difficulté, parce que bien sûr tu fais attention, donc tu glisses toujours un peu vers le bas. «Pédale plus fort!», criait constamment Sercu. Mais je n’ai pas osé, j’ai trouvé cette première expérience sur la piste vraiment terrifiante, surtout à Gand, où ce virage vous tombe dessus comme un mur».
Wauters a donc roulé principalement sur la route, comme la plupart des cyclistes novices. «La route est plus attrayante. Au siècle dernier, la piste a commencé à perdre de son attrait. Les meilleurs coureurs sur route n’avaient plus besoin de l’argent de la piste et le cyclo-cross a gagné en charme parce qu’il passe mieux à la télévision, pendant une heure le dimanche après-midi. J’ai suivi cette mode et j’ai voulu être un coureur sur route, même si j’ai participé une fois à une épreuve de trois jours chez les Juniors.»
Flandriens
Retour dans le passé. Benno Wauters situe le tout début des Six Jours dans la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre, la première édition documentée étant celle de 1875 à Birmingham. Les participants y roulaient douze heures par jour sur des high bi’s, ces vieux vélos emblématiques dotés d’une roue avant géante. Six jours seulement, car le septième était réservé au repos dominical pour des raisons religieuses. Si Dieu n’accomplissait rien le dimanche, l’homme non plus. «Un grand contraste avec aujourd’hui», ajoute Wauters. «Désormais, le dimanche est précisément la journée la plus importante des Six Jours.»
Lorsque la formule s’est répandue aux États-Unis, les courses sont devenues plus spectaculaires. Les coureurs ont parfois dû faire des tours de piste pendant six jours entiers, soit 144 heures d’affilée, et certains ont failli s’écrouler à cause de la fatigue. Le public regardait avec un mélange de fascination et d’horreur. Vers la fin du siècle, les autorités sont intervenues: New York a organisé pour la première fois une course pour duos au Madison Square Garden en 1899. Les coureurs étaient autorisés à se relayer. L’appellation «Madison» pour les courses par équipe provient de là.
À l’époque, les Flamands avaient déjà de bons résultats sur piste, tant en Europe qu’à l’étranger. Il s’agissait parfois d’hommes assez rudes qui, avec leurs soigneurs et leurs supporters, en venaient de temps en temps aux mains avec leurs adversaires. Dans la presse francophone, ces barbares flamands étaient appelés «Flandriens». Les journalistes flamands ont adopté ce terme comme surnom pour désigner les coureurs flamands au style direct typique. Au fil des ans, Flandrien est devenu un titre honorifique.
Au début du XXe siècle, les Six Jours se sont transformés en spectacles de masse où la bière coulait à flots, où les sponsors diffusaient avec empressement leurs messages publicitaires et où les personnes aisées s’attablaient pour de copieux dîners. Les bouchons de champagne sautaient et la fumée des cigares se répandait jusqu’au toit de la salle. L’essence sportive est restée inchangée: parcourir la plus grande distance possible, même si les organisateurs ont ajouté des éléments pour rendre le tout un peu plus excitant et attractif, comme des sprints intermédiaires pour marquer des points. Il n’empêche que, dans chaque équipe, l’un des coureurs devait toujours rester sur la piste en continu, pendant 144 heures. Pendant la nuit et le matin, ils roulaient devant des tribunes presque vides.
Divertissement populaire
C’est dans cet esprit que pour la première fois, les Six Jours ont également eu lieu à Gand. En 1922, une piste démontable a été construite dans le palais des fêtes du parc de la Citadelle, qui accueillait jusqu’en 1985 les Floralies quinquennales. Le vainqueur de la première édition est un duo belgo-suisse: MarcelBuysse, dont le fils Albert deviendra particulièrement célèbre comme pistier, et OscarEgg, qui compte à son palmarès un titre national sur route, deux étapes du Tour de France et le record de l’heure (en 1913). Comme mentionné précédemment, ces premières infrastructures n’étaient pas fameuses. La piste «sibérienne» a été démolie après les Six Jours de 1927.
Les Six Jours de Gand semblaient donc promis à un avenir assez sombre, mais c’était sans compter sur un certain OscarBraeckman. Il a loué la petite (et plus chaude) serre du palais des fêtes, a racheté la piste cyclable en bois de Courtrai et l’a fait monter dans la petite salle pendant l’hiver 1928-1929. Il s’agissait d’une petite piste de 160 mètres de long avec des virages élevés, qui fut rapidement baptisée «Kuipke». Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là. En raison du manque d’argent pendant les années de crise, il a fallu attendre 1936 pour que les Six Jours soit à nouveau organisé. Une autre édition a suivi en 1938, puis des nuages sombres se sont à nouveau accumulés sur la scène internationale. Pendant les années de guerre, les Allemands ont refusé de délivrer une licence: ils considéraient ces divertissements populaires comme décadents. Ironie du sort: cinquante ans plus tard, les plus grosses festivités auront invariablement lieu pendant les Six Jours allemands.
La première fois que j’ai roulé sur la piste, j’ai trouvé l’expérience terrifiante. Surtout à Gand, où le virage vous tombe dessus comme un mur.» Benno Wauters
Après la Seconde Guerre mondiale, c’est principalement en Europe que les Six Jours ont été relancés. À Gand, ce fut le cas à partir de 1947. Dans les années cinquante et soixante, la vie s’est accélérée, le progrès est devenu inarrêtable et les Six Jours ont dû suivre. Partout, les organisateurs ont bricolé la formule pour améliorer le spectacle et maintenir l’intérêt des spectateurs, qui disposaient d’un éventail de possibilités de divertissement plus large qu’avant la guerre. À Paris en 1954, par exemple, la dernière équipe au classement devait chaque jour quitter la course. Ça a mené à des batailles homériques entre les équipes les plus faibles et à des Six Jours très éprouvants au cours desquels les coureurs finissaient par parcourir 3.340 kilomètres. Soit l’équivalent d’un Tour de France complet. Autre nouveauté de l’époque: la finale derrière dernys, qui est aussi rapidement devenue en vogue à Gand. Le problème, c’est que de plus en plus de combines ont vu le jour: des accords entre coureurs pour déterminer qui pouvait gagner ou non. C’est un reproche qui continuera à hanter les Six Jours, nous y reviendrons.
Lire le journal en pédalant
En 1957, les Six Jours de Gand sont passés de février-mars à novembre, de sorte qu’il y a eu deux éditions cette année-là. Dans les années soixante, il n’y a pas eu de Six Jours pendant un certain temps, après la catastrophe de 1962. Un mégot de cigarette fumant laissé par un spectateur imprudent a fait exploser des bouteilles de butane et le Kuipke a complètement brûlé.
Ce n’est qu’en 1965 que la nouvelle piste a été achevée, avec une longueur de 166,6 mètres, des virages serrés à 52° et une capacité de 4.800 spectateurs. Elle n’a pas seulement servi de cadre au cyclisme sur piste, elle a également accueilli des spectacles de JamesLast, LouisArmstrong ou HolidayOnIce. Le premier Six Jours dans le nouveau Kuipke a donné lieu à la première victoire du jeune couple royal Merckx-Sercu, alors âgé de vingt et 21 ans. «Ils se connaissaient grâce à la piste, pas grâce à la route», explique Wauters. «Ils ont tous deux débuté comme pistiers à Bruxelles. Chez les Espoirs, ou les Amateurs comme on disait à l’époque. C’est comme ça qu’ils sont devenus amis.»
Lorsque Sercu et Merckx ont remporté leur premier Six Jours, c’est encore selon la formule de la vieille école qui exigeait que les deux coureurs restent sur la piste 18 heures par jour. Le matin, de nombreux cyclistes tournaient leur guidon, pour qu’ils puissent s’asseoir un peu plus droit. Certains lisaient le journal tout en pédalant, et d’autres auraient même posé un coussin sur leur guidon pour se reposer un peu – le fait qu’ils se soient assoupis agissant de la sorte, semble être une histoire inventée par les journaux à sensation…
«Selon Sercu, les Six Jours modernes n’auraient vu le jour qu’en 1970», explique Wauters. «À partir de ce moment-là, on n’a plus couru que le soir.» C’est Londres qui a eu la primeur, en 1970, avec six courses de cinq heures et une course de trois heures.
Couru d’avance
Malgré cette formule plus rapide, qui a augmenté son attrait, la popularité des Six Jours s’est progressivement émoussée. Bien qu’il y ait eu peu de signes de baisse de popularité à Gand, où des coureurs locaux comme IljoKeisse et KennyDeKetele ont été portés vers la victoire par des gorges bien en voix lors de soirées endiablées au Kuipke. Mais dans une société qui veut que tout soit plus rapide et plus flashy, et qui a la capacité d’attention d’une vidéo TikTok, six soirées complètes de divertissement sportif semblent anachroniques.
Et puis il y a cette rumeur persistante sur les combines. «Récemment, le journaliste sportif HansVandeweghe a réaffirmé que tout est truqué et que l’on décide à l’avance qui va gagner», déclare Wauters, quelque peu agacé. «Bien sûr, il existe une sorte de code, mais il y a toujours le mérite, la performance. J’ai moi-même roulé avec LorenzoLapage dans ma jeunesse. Il suffit de regarder les résultats dans les années 1990: il finissait toujours à l’arrière, parce qu’il ne pouvait tout simplement pas faire mieux quand on lui prenait un tour. Les meilleurs se retrouvent automatiquement au devant de la scène, et à la fin, il peut arriver que l’on regarde qui mérite le plus la victoire. Mais il existe également de nombreux exemples similaires dans le cyclisme sur route. Le meilleur est autorisé à gagner, parce qu’il le mérite.»
Wauters admet que cette pratique peut être ambiguë. Il cite une anecdote succulente que lui a racontée Patrick Sercu. «En 1989, il y a eu une finale fantastique», dit Wauters. «Le duo d’UrsFreuler et celui de DannyClark se valaient. Il n’y a pas eu d’accord et il y a eu des disputes pour savoir qui pouvait gagner, ils ont donc dû se défier eux-mêmes. Dans leur soif de victoire, Clark et Freuler ont érigé un immense champ de bataille. Ils ont aussi mis en difficulté leurs propres équipiers, qui ne pouvaient pas suivre. StanTourné, qui roulait avec EtienneDeWilde, l’a compris et s’est dit qu’il pouvait en profiter. Il a filé à toute allure sur la piste, a pris un tour, et en plein effort, a demandé à Sercu, le directeur de course qui le regardait: «Je peux rouler pour la victoire?». C’est étrange, de la part d’un athlète de haut niveau, car bien sûr que l’on a envie de gagner. Sercu m’a raconté qu’il avait répondu oui. Après tout, de son point de vue, cette finale passionnante, c’était du sport de haut niveau, et d’un point de vue sportif, la victoire de Tourné et De Wilde était tout simplement méritée.»
Le clown du Kuipke
Chaque cirque a son clown. Pendant longtemps, celui des Six Jours a répondu au nom de WillyDebosscher. Dans les années septante et 80, il a diverti le public à sa manière inimitable. Partout où il faisait ses blagues et ses farces, l’applaudimètre allait dans le rouge. Debosscher avait certainement des mérites comme coureur, il a d’ailleurs remporté quelques médailles sur la piste, mais il s’est surtout fait connaître par ses frasques. En tant que «coureur fantôme», il a osé slalomer entre les autres coureurs, et, selon ses propres termes, faire une pirouette sur son vélo, même si, comme le dit BennoWauters dans son livre, il a toujours aimé semer le doute entre la vérité et l’invention.
La spécialité de Debosscher était la course à l’élimination. Pendant celle-ci, il faisait toutes sortes de pitreries, baissant souvent son pantalon et pétant, pour finir avant-dernier de chaque sprint. Le public l’adorait, bien que son humour était souvent plat et grossier. Surtout lorsqu’il s’intéressait aux dames. Son comportement serait qualifié d’«inacceptable» de nos jours, selon Wauters. Debosscher a également dansé le French Cancan avec une troupe de cabaret peu vêtue pendant une pause. «Disons simplement», conclut Wauters, «qu’il soignait le spectacle.»
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