©  INGE KINNET

Terrain accidenté

La sécheresse a ravagé toutes les pelouses de la planète, mais il n’y a aucune urgence climatique, non. La preuve, c’est bientôt le Mondial au Qatar, ce désert zéro carbone où poussent des billards. Résultat, nous les sans-dents, on joue sur des terrains pas possibles. Une gigantesque dalle de béton mal coulée en guise de pré, avec des trous d’une irrégularité rare pour rendre chaque rebond unique et que chaque foulée teste l’élasticité de nos chevilles. Faire rouler le cuir revient à lancer une balle magique sur un champ de mine. Et comme notre technique n’est pas encore affûtée en ce début de saison, la tactique est simple: on balance et on voit. Ça, c’est dans la pratique. Évidemment, le discours du coach est encourageant: on fait tourner, on joue au sol et on essaye de trouver les espaces. Tout le monde acquiesce, mais personne n’est dupe. Dès le coup d’envoi, ce sera à qui balance la plus grosse caramel depuis notre moitié de terrain jusqu’à la leur. «Montez Bossière!» Un style de jeu qui ne profite ni aux milieux de terrain, qui regardent le ciel de gauche à droite en espérant éviter le torticolis, ni aux supporters garés le long du terrain. En nonante minutes, quatre voitures subissent les retombées de notre manque de fond de jeu. Dans la lente chute du cuir, on a le temps de prier tous les dieux pour que ce soit le toit qui ramasse plutôt que le pare-brise. Parce que personne n’a envie de voir Polo quitter le comptoir de la buvette pour remplir un constat d’accident. Surtout si c’est déjà la deuxième mi-temps.

Je me demande sincèrement ce que feraient les grands joueurs sur nos terrains.

Notre flanc gauche boit une drache dans la chope d’un supporter local, le temps qu’on évacue un adversaire contraint de quitter le terrain simplement parce qu’il est retombé par terre, si terre est encore le mot quand ça ressemble tant à du parpaing. À la mi-temps, on se fait aboyer dessus par le coach (qui est aussi le referee du jour) qui parle en général. Or, quand on le désigne pas clairement, le joueur de P4 excelle dans l’art de se laisser croire que les remarques ne le concernent pas. Presque sincèrement, chacun trouve qu’il fait un match décent et remontera sur le terrain avec les mêmes médiocres intentions, quelque chose qui doit se situer entre ne pas perdre trop de duels et marquer le but égalisateur d’un retourné acrobatique. J’ai envie de dire: « Coach, le terrain, quand même. » Mais je sais que le terrain, c’est pour les deux équipes. Quand j’étais jeune, je me disais que j’avais peut-être ma place dans les matches diffusés à la télé, parmi les grands joueurs. Là, alors que nos oreilles bourdonnent dans le vestiaire qui sent la sueur, je me demande sincèrement ce que feraient les grands joueurs sur nos terrains. Finalement, n’est-ce pas nous les grands joueurs?

L’écart n’a fait que grandir entre les deux équipes, tous les gars se tirent la gueule, on a perdu deux ballons dans le champ de ronces derrière le but, un de l’autre côté de la chaussée, la douche ne fait que mouiller. Comment rafraîchir quand les canalisations sont exposées en plein soleil? Une douche chaude après l’effort sous canicule, donc. On sait qu’on aura droit à l’inverse en plein hiver, de l’eau glaciale. On se demande ce qu’on vient chercher là jusqu’à ce qu’on se cale un goulot sous la lèvre parce qu’il n’y a que ça de frais, que ça de vrai. Là, c’est limpide, ça nous revient. On refait le match pendant quarante secondes, puis on oublie et on se détend. Koug annonce qu’il va être daron et on est comme des fous. Ce sera le seul but de sa carrière, mais ce sera le plus beau, sans aucun doute. On l’arrose de bière pour le féliciter et là, soudain, le coach redevenu agneau pourrait composer un onze capable de décrocher la Coupe du monde de la félicité.

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