Ils lui consacrent du temps et de l’argent, y tissent un véritable réseau social et y construisent indirectement une part de leur identité. Puis soudainement, leur club disparaît laissant ces fans de sport orphelins. Le rebond est pour eux déterminant.
C’est l’histoire d’un double deuil. Le 22 janvier 2017, lorsque Albert Daffe, le président du Volley Club Mosan Yvoir, dépose les armes après une longue bataille contre la maladie, les sympathisants du cercle féminin de Ligue A perdent avant tout un proche, mais aussi rapidement un club, vu l’indispensable omniprésence dont avait fait preuve jusque-là son homme à tout faire. Solidaires et reconnaissantes, les joueuses terminent, certes, la saison classique en cours, mais les comitards font ensuite tomber le rideau sur une histoire de plus de 40 ans, marquée par de nombreuses années passées au sommet du volley national et trois participations à la coupe d’Europe. «Je me suis subitement retrouvé sans rien, soupire encore Eric Frankar. Je ne savais pas ce que j’allais faire ni où j’allais atterrir.» De sa boulangerie du centre d’Yvoir, où se succèdent ce vendredi après-midi les amateurs de gosettes et autres gâteries sucrées, l’artisan n’a que 50 mètres à parcourir avant d’accéder à la salle du Maka, où il a célébré les exploits des Yvoiriennes pendant près de 20 ans. Aujourd’hui, ça lui fait une drôle d’impression d’apercevoir d’autres volleyeurs d’autres clubs d’autres villages fouler ce parquet, «l’un des meilleurs de Ligue A à l’époque».
Le Namurois n’a probablement pas tout à fait digéré la dislocation de cette grande famille qui rassemblait les gens du coin dans un hall à ce point exigu qu’il suffisait d’une étincelle pour enflammer les soirées. «Il y avait une très belle osmose entre les fidèles du Mosan et les joueuses, principalement étrangères vu le niveau», poursuit le sexagénaire, rappelant les transferts de passeuses et réceptionneuses russes, ukrainiennes, mais aussi une brésilienne ou encore une finlandaise. «Certaines m’ont offert des souvenirs comme cette cloche ouzbeke en forme de cheval, d’autres me parlaient de leur pays, comme les Russes qui confiaient leurs difficiles conditions de vie chez elles, contraintes de se débrouiller sans assurance et avec un chauffage hors de prix. Avec elles, j’ai parcouru le monde à deux pas de chez moi.»
De la fierté au désespoir
Les raisons qui expliquent l’attachement à un club sportif ne se résument pas à un seul modèle d’entrée. Selon Ludovic Lestrelin, maître de conférences à l’université de Caen et auteur de Sociologie des supporters (La Découverte, 2022), «cette sympathie naît traditionnellement d’une transmission familiale, d’une situation géographique, parfois même de la connaissance ou l’admiration d’un membre d’une équipe. Et puis, il y a l’interaction que le supportérisme permet de développer avec ses pairs.» Francis Nenin en sait quelque chose. Le Mouscronnois avait 10 ans la première fois qu’il est allé au football. «Je me suis tout de suite partagé entre les deux clubs de ma ville: le Stade mouscronnois et l’Association athlétique (AA)», se souvient-il, sept décennies plus tard. Aujourd’hui, s’il reçoit dans sa véranda entouré de souvenirs ramenés du Tibet, d’Inde ou d’Amérique du Sud, où ce baroudeur a pris l’habitude de tourner des documentaires amateurs, il n’avait à l’époque que le ballon rond pour seule distraction. «J’appréciais le jeu, mais c’était surtout un prétexte pour retrouver les copains que je m’étais faits sur place.»
A la fusion du Stade et de l’AA pour former l’Excelsior Mouscron en 1964, l’instituteur de profession comprend que son nouveau club va entrer dans une nouvelle dimension. Il ne s’y trompe pas. Et ne loupe rien des titres de champion, la modernisation du stade Le Canonnier, les frères Mpenza, les années professionnelles en D1, les ambiances populaires… «Le club a offert un certain prestige à la région. Un jour, j’ai même été interpellé au contrôle d’identité d’un aéroport parisien par un steward fan de foot.» Bien sûr, il y a la fierté de s’attribuer une part, certes minime, de la réussite sportive de l’Excelsior, mais Francis savoure avant tout les instants passés dans les deux clubs de supporters dont il est membre. «Je côtoyais des gens que j’appréciais, puis c’était « à la Mouscronnoise »: on se retrouvait, on buvait des pintes, « et comment ça va? », etc.» Au-delà des fêtes, banquets et autres soirées pronostics, ces associations de fans rassemblent aussi des fonds destinés au milieu associatif local. «On formait une vraie communauté avec un côté social.» Au tournant des années 2010, les gros soucis financiers du club sont publiquement dévoilés. La faillite ne surprend pas le Hurlu, mais il n’a guère le temps de se démoraliser puisqu’un nouveau projet est lancé, celui du Royal Mouscron Péruwelz. La renaissance dure douze saisons, avant une nouvelle banqueroute. «Là, ça a été le désespoir total, jure Francis. C’était la première fois depuis mes 10 ans que je n’avais rien de prévu le samedi. J’étais vraiment attaché au football mouscronnois, il faisait partie de mon quotidien, de mon identité. J’ai eu comme un sentiment de manque, surtout que les clubs de supporters ont disparu peu à peu, réduisant les possibilités de se retrouver entre amis…»

Trajets arlonais ou russes
Marie-Jeanne Bouché fait partie de ces gens qui reçoivent en proposant des cougnous et qui disent «basket» sans prononcer le «t». Dans sa petite maison coquette de Montigny-le-Tilleul, elle n’a aucun mal à tomber sur les encyclopédies et autres guides de voyage de sa bibliothèque, mais peine en revanche à retrouver des bibelots liés au BF Montagnard. Il y a bien cette soucoupe garnie de quelques médailles, mais c’est à peu près tout pour le matériel. «Les souvenirs sont bien plus précieux, argue l’octogénaire pince-sans-rire. Les victoires, les sourires et puis, les guindailles aux bières d’abbaye locales!» Gynécologue de profession, Marie-Jeanne découvre le basket quand la baby-sitter de ses deux filles les emmène tâter de l’anneau à la salle du village. Dans un premier temps simple spectatrice, elle s’investit rapidement en accompagnant des équipes par-ci par-là: «Je me retrouvais parfois à Tournai le samedi et à Arlon le lendemain matin.» En parallèle, le BF Montagnard soigne sa réputation grâce à son équipe première, hissée jusqu’en Régionale 2, mais aussi son vivier de talents renommé. Rien n’y fait toutefois, le résultat reste toujours secondaire pour celle qui intègre le comité et occupe la présidence le temps de quatre saisons. Elle digère la défaite la plus frustrante avant même son retour à la maison et est avant tout animée par le plaisir que peuvent prendre les autres sur le parquet. «Quand j’étais jeune, les femmes n’avaient pas vraiment l’occasion de faire du sport, rembobine-t-elle. Au travers de mon implication au BF, j’ai été heureuse de goûter à ce que je n’avais pas connu en tant que pratiquante tout en permettant à des jeunes filles de s’épanouir.»
Et puis, il y a cette dimension locale. A Montigny-le-Tilleul, il n’y a qu’une seule salle. Longtemps, elle est même intégrée à l’école, en plein centre du village, ce qui en fait un lieu de passage inévitable. Par intérêt ou curiosité. «Des copains, j’ai pu en côtoyer à la chorale ou aujourd’hui au conseil communal consultatif des aînés, mais j’ai toujours senti que ce club avait un truc en plus.» Rassembleur, tout simplement. Ce qui explique une implication de tous les instants durant les 38 années que la Hainuyère vit au et autour du Montagnard. Quand elle ne fait pas la navette pour convoyer une joueuse sans permis, elle ouvre les portes, range les ballons, fait de l’administratif ou des galettes dont la vente est censée gonfler les petites caisses du club. «Il n’y avait pas un jour où je n’étais pas concernée par le BF, assure la gynécologue à la retraite. Une de mes filles m’a d’ailleurs reproché de l’avoir laissée seule pour aller jusqu’à trois fois par semaine à la salle, vérifier que tout allait bien. J’aurais peut-être mieux fait de travailler un peu plus, aussi.» (rires)
En près de 20 ans de soutien au VC Mosan Yvoir, Eric Frankar ne s’est pas posé une seule fois la question: pas question de procrastiner une de ses six nuits de travail hebdomadaire, pas plus que de manquer un match de ses favorites. «Le samedi, elles commençaient parfois à 18 heures, soit une heure avant la fermeture de mon magasin, peste-t-il encore. Dès qu’il n’y avait pas de client, je courais donc jusqu’à la salle pour jeter un œil au score avant de revenir.» Et quand il est enfin libéré, Eric apprécie se poster dans l’encadrement de la porte des vestiaires. Un endroit idéal pour pousser sa voix, celle d’un sympathisant «pas vraiment du genre à faire retomber la pression (rires).» Le jeudi, son jour de fermeture, l’Yvoirien sort sa voiture pour partir avec les deux, trois mêmes joueuses russes en excursion au Luxembourg ou à Maastricht. «On s’entendait bien et je leur devais bien ça: c’est elles qui m’avaient incité à sortir de chez moi, à une époque où je me sentais un peu seul. Ça valait bien des trajets entiers à les entendre parler russe (rires).»
«La disparition d’un club peut déstructurer une vie sociale.»
Nouvel amour et reconversion
Plus le vécu commun avec un club est long, plus la séparation peut s’avérer douloureuse. «Le soutien à une équipe touche à l’intime comme à la sociabilité, détaille le sociologue Ludovic Lestrelin. Les gens aspirent à vivre cette expérience collective autour du sport, qui rythme une année avec des rituels comme le début de saison ou les play-offs. La disparition d’un club peut donc déstructurer une vie sociale, un rapport au temps et à l’espace, puisqu’il faut oublier les rendez-vous dans un bar, ses habitudes dans un stade, etc.» Heureusement, peu après la cessation des activités du parangon du volley de sa commune, Eric est sollicité par un ancien entraîneur yvoirien pour devenir un fidèle du Tchalou, autre écurie de Ligue A. Il n’hésite pas longtemps, même si c’est à 50 kilomètres d’Yvoir. Cela fera bientôt neuf ans qu’il accompagne toutes les semaines les filles de Thuin. «Je prends toujours du plaisir, même si c’était plus pratique dans une salle située à une minute de chez moi.»
Dans un premier temps rabattu sur ses activités de plongée sous-marine, de théâtre amateur et de guide touristique pour la ville, Francis Nenin entend parler courant 2022 de la naissance d’un nouveau club dans sa ville: le Stade Mouscronnois, relancé dans l’avant-dernière division du pays. «Au début, je n’y croyais pas trop, puis qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire là-bas?», s’interroge encore l’ancien instituteur, en tapant son bic sur un carnet criblé de dates clés du foot mouscronnois, qu’il dit oublier trop facilement. «Je suis finalement allé voir une première fois par curiosité, mais comme on était plusieurs anciens à avoir eu l’idée, on a replongé! Ça m’a fait quelque chose d’enfiler mon équipement, de retrouver les buvettes…» Désormais, l’octogénaire ne croit plus à une réintégration de son club au monde professionnel. Peu importe, «je continuerai à venir tant qu’il y aura du foot et des copains».
Alors qu’elle semblait mariée au BF Montagnard, Marie-Jeanne Bouché limite drastiquement ses activités de bénévole à l’arrivée du Covid. Elle en a marre d’essuyer les remarques de certains parents-supporters, et veut aussi consacrer du temps à son chien, «un sauvage qui avait besoin d’un dressage». Pendant tout un temps, elle continue d’assister à certains matchs pour son plaisir, mais avec beaucoup plus de distance. Elle vire football, aussi, qu’elle regarde à la télévision «quand je ne m’endors pas!» A la disparition officielle du BF en 2023 faute de repreneurs au sein du comité, l’ancienne gynécologue ressent même une forme de délivrance. Elle a déjà fait son deuil.
L’esprit festif
Du Football Club United of Manchester à l’Atlético Club de Socios, le football regorge de belles histoires de renaissances écrites par des supporters qui n’ont jamais digéré la disparition de leur club fétiche. Mais ce phénomène n’est pas propre au sport-roi. A Uccle, le Sukkelweg Hockey Club 2.0 marche ainsi fièrement sur les traces de son glorieux prédécesseur, évaporé il y aura bientôt deux décennies. «En 2015, j’évoluais avec plusieurs amis en équipe réserve au Royal Léopold Club, où l’on se sentait un peu coincé malgré nos ambitions, rejoue Donald Verdussen, actuel président du Sukkelweg HC. Quand on a acté notre envie de changer d’air avec trois autres potes, il n’a pas fallu deux secondes pour décider de recréer le « Sukkel »: on était tous des enfants d’anciens joueurs du club, on avait déjà un matricule, des couleurs de maillot, un esprit… »

Gamin, ce futur commercial pour un traiteur passait tous ses week-ends au hockey, parfois même de 8 à 20 heures, et automatiquement pour soutenir son papa sous la vareuse du Sukkelweg. Ce club, fondé en 1970 par d’anciennes gloires du Léo, avait gravi les échelons jusqu’à la première division où les vieux briscards continuaient d’ennuyer leur monde en compensant leur manque de fraîcheur par leur expérience, leur talent et un peu de filouterie. «J’aimais bien leur mentalité et leur côté « outsider », sourit encore Donald, 5 ans au moment où les Ucclois atteignent les demi-finales du championnat, leur meilleure performance. J’ai des flashs de nombreux matchs, toujours très animés, mais aussi de ces moments avec mes meilleurs amis une fois que nos papas entraient à la buvette. On passait des heures sur le terrain à s’inventer des jeux. C’était le paradis.»
La traduction du verbe typiquement bruxellois «sukkeler» se situe quelque part entre tituber et baragouiner, soit être en difficulté après une soirée intense. Un terme parfaitement adapté au club ucclois homonyme, dont l’esprit ne se résume cependant pas à un enchaînement de troisièmes mi-temps arrosées. «Il y avait aussi de vraies festivités, s’émerveille encore le trentenaire. Pour les 25 ans du club, les joueurs ont invité un cirque et se sont même prêtés au jeu en prenant des cours de trapèze pour faire un petit numéro.» Même la fin du Sukkel en 2006, principalement pour des raisons administratives, est célébrée à l’occasion d’une soirée musicale sur le thème de la Star Academy. Sans surprise, c’est donc très logiquement à travers une fiesta en compagnie des anciens hockeyeurs que Donald et ses amis ont célébré la renaissance du club en 2015. «Depuis, on essaie de maintenir ce Sukkel spirit, avance-t-il. On est toujours une équipe âgée, on n’a pas d’entraîneur, on s’arrange pour faire garder nos enfants afin de s’entraîner une fois par semaine en tenue dépareillée… Cela tranche avec nos adversaires, parfois à peine majeurs, qui font jusqu’à trois séances par semaine, sont suivis par un staff de quatre ou cinq personnes et dont certains portent un équipement complet.» Le nouveau Sukkelweg n’est pas un imposteur: ses gars ont le niveau pour la troisième division. Mais ls refusent de prendre le train du «professionnalisme» du sport amateur et préfère rester dans un état d’esprit sans prétention. Comme leurs ancêtres. Qui viennent parfois les soutenir. «Au début, ça m’a vraiment fait quelque chose d’échanger ma place sur le terrain avec mon papa, confie Donald. Mais il n’est pas question d’héritage, on n’est pas garant de la mémoire de nos parents. Le seul poids qui pèse sur nos épaules, c’est de continuer à faire la fête.»