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«Je dois aider le cyclo-cross à se vendre>>

Il est rapidement devenu adulte, tout en conservant un côté jouette. Il fait preuve de retenue dans ses interviews sans vouloir être trop sérieux. Eli Iserbyt espère surtout rester « le meilleur crossman après les Trois Grands ».

À l’E3 d’Harelbeke, au printemps, quand Wout van Aert et Christophe Laporte fonçaient vers l’arrivée, ils ont été encouragés par Eli Iserbyt, sur les pavés de la Varentstraat, à Kaster. Le crossman de Pauwels Sauzen-Bingoal venait alors de quitter Kuurne pour emménager dans une maison plus vaste, en bordure des Ardennes flamandes.

«C’est un meilleur point de départ pour l’entraînement», raconte Iserbyt depuis sa terrasse, avec vue sur les champs. «Je suis aussi plus près du service course de l’équipe et nos chiens peuvent gambader dans un environnement tranquille. En plus, c’est un bon investissement. On a été séduits sur le champ.»

Le Flandrien franchit un nouveau cap, après avoir demandé en mariage son amie Fien. «Par une lettre pendant une promenade puis un dîner au Hof van Cleve (un restaurant trois étoiles, ndlr). Il fallait réserver six mois à l’avance: je préparais donc ma demande depuis longtemps! À la grande surprise de Fien, je m’en suis occupé en pleine saison de cyclo-cross.

Es-tu désormais adulte? Tu es casé, presque marié, mais tu restes jouette, comme tu le dis toi-même.

ELI ISERBYT : J’ai dû mûrir rapidement: champion du monde en Espoirs, j’ai signé un contrat professionnel à 18 ans. J’ai été jeté dans la fosse aux lions et j’ai dû apprendre à gérer les critiques. J’ai étudié sans jamais avoir de vie estudiantine normale. J’ai appris à tirer mon plan. C’est indispensable quand on quitte si vite le foyer parental et qu’on doit assumer des responsabilités, même si Fien m’a beaucoup aidé, surtout dans les tâches ménagères (il rit).

D’autre part, l’enfant qui est en moi refait parfois surface, comme pendant un stage avec les Espoirs et les Juniors. Ça ressemble à un camp scout plein de bêtes plaisanteries. Le niveau n’est pas élevé… Mais dès que je rentre à la maison, je retrouve mon sérieux.

FIEN (qui s’est jointe à l’entretien): Il est très gamin quand il veut acheter quelque chose. Il se réjouit comme un gosse quand il a une nouvelle tondeuse.

Tu as besoin de structure. Est-ce un reste de tes études de droit, achevées il y a un an et demi?

ISERBYT : Les similitudes sont frappantes: il faut beaucoup étudier et travailler en respectant un schéma. Mes études m’ont aussi appris à dépenser intelligemment mon argent, par exemple en achetant cette maison.

Ce n’est donc pas un hasard si tu n’as pas de manager et que tu négocies toi-même tes contrats?

ISERBYT : Mes études m’ont donné une bonne base. Un avocat épluche les phrases en petits caractères. Pourquoi paierais-je un manager dans un milieu aussi petit que le cyclo-cross? Il ne retirerait peut-être même pas le maximum alors que moi, je le veux et je le peux. Je peux être dur. On ne me roulera pas.

«J’ai appris à me maîtriser»

Tes entretiens avec Jurgen Mettepenningen, ton team manager, ont dû être corsés, avant que tu ne prolonges ton contrat jusqu’en 2026.

ISERBYT : Jurgen est un homme d’affaires expérimenté. Les négociations ont été intéressantes. Certains coureurs les jugeraient trop stressantes mais moi, j’aime ça.

Vous avez tous les deux des opinions tranchées. Cela ne provoque-t-il pas trop de frictions?

ISERBYT : On se respecte, c’est l’essentiel. On donne toujours notre avis, parfois sous l’effet de la frustration, mais je plaide coupable quand c’est le cas et Jurgen fait de même. D’ailleurs, j’aime les gens qui me contredisent et parfois, je provoque même ce genre de réaction.

Alors que la plupart des gens l’évitent.

ISERBYT : Oui, mais j’ai une grande gueule et je suis têtu, sans doute trop. J’ai donc besoin qu’on me dise parfois: «Eli, arrête!» D’où mes liens avec Jurgen comme avec mon directeur sportif, Mario De Clercq. Ou avec Fien. Il y a deux ans encore, je pouvais être terriblement frustré à l’issue d’un mauvais cross ou d’une situation de course. Fien m’a appris à conserver mon calme, à mieux utiliser mon énergie. J’ai beaucoup progressé depuis la saison passée.

Tu le dis: tu as une grande gueule. Peux-tu nous donner un exemple récent?

ISERBYT : Durant le dernier stage, j’ai dit à un coureur qui avait lâché prise: «Aïe, tu n’as de nouveau pas été capable de suivre. À ta place, je me ferais du souci pour la saison de cross.» J’étais à la fois ironique et plaisantin, mais le lendemain, ça a été mon tour d’avoir un jour sans et ce coureur m’a dit la même chose. Je sais encaisser, mais je m’abstiens de remarques de ce genre à la télévision, car ceux qui ne me connaissent pas pourraient se méprendre.

FIEN : Eli a un humour sec, cynique. Avant, ça m’interpellait et je comprends ceux qui s’en offusquent.

ISERBYT : C’est pour ça que je réponds plus sérieusement. Je ne mettrai plus en doute la blessures d’autres coureurs, comme quand Toon Aerts avait mal aux côtes avant le championnat de Belgique à Anvers. Je m’étais promis de ne rien dire, mais je l’ai quand même fait.

Le cyclo-cross manque de piment.

ISERBYT : Le milieu est trop brave mais les temps ont changé. Mario m’a encore dit récemment: «Si je faisais maintenant les manœuvres ou les remarques auxquelles je me risquais, je recevrais des menaces de mort.» À son époque, ça suscitait la polémique dans les journaux pendant un jour alors que maintenant, les réseaux sociaux s’en donnent à cœur joie. Derrière leur écran, les gens peuvent être vraiment haineux.

Comment réagis-tu quand quelqu’un t’insulte, pendant une course ou après?

ISERBYT : Je ne réagis pas aux propos d’une bande d’ivrognes mais quand il s’agit d’un adulte en compagnie d’un enfant, il m’arrive de m’arrêter. J’essaie de demander gentiment quel est le problème, s’il assiste aux cross juste pour se lâcher. Soit ces personnes restent bouche bée, soit elles m’insultent encore plus et me traitent d’arrogant personnage.

Je devrais m’abstenir… Mais ça va mieux. J’ai appris à me maîtriser, notamment grâce à un ancien directeur d’équipe, Richard Groenendaal. Lors de notre première rencontre, je lui ai parlé du coup qu’il a donné à un spectateur à Diegem. «Je veillerai à ce que tu ne commettes pas ce genre d’erreur», a-t-il répondu. Il y est parvenu.

Je suis plus prudent, mais je ne veux pas être insipide. On ne change pas son caractère non plus. Je reste le gendre qui arrive à moto, en veste de cuir, chez ses beaux-parents (il rit). Et puis, je dois aider le cyclo-cross à se vendre, puisque j’en suis un des principaux acteurs, certainement en l’absence de Wout van Aert et de Mathieu van der Poel. Le cyclo-cross est un feuilleton d’une heure. Il faut faire en sorte que les gens le suivent chaque semaine et donc les divertir.

En saison, tu es sous les feux de la rampe pendant cinq ou six mois. Pourrais-tu supporter cette pression toute l’année, comme Van Aert?

ISERBYT : Non. J’ai besoin du printemps et de l’été pour recharger mes batteries, vivre dans l’anonymat, seul avec Fien. C’est pour ça que cette maison nous plaît tellement. Mais je ne me plains pas! Au contraire. Je suis bien payé pour faire ce que j’aime, près de chez moi. Je dois accepter les contraintes qui vont de pair avec ce job. D’autres coureurs obtiennent moins que moi. J’éprouve un profond respect pour eux, car je ne pourrais pas consentir de tels efforts pour une récompense aussi maigre.

Un constat frappant: la saison passée, tu as remporté quatorze belles victoires, mais tu as terminé l’EURO à la douzième place et tu as abandonné au championnat de Belgique. La faute au stress, as-tu dit après l’EURO. En as-tu vraiment souffert?

ISERBYT : C’était une combinaison de facteurs. Une semaine plus tôt, à Overijse et au Koppenberg, j’avais dû puiser dans mes réserves. Quand on est fatigué, qu’on court contre des Belges et que le déroulement de la course n’est pas idéal, on a plus vite tendance à baisser les bras. Comme au championnat de Belgique à Middelkerke. Aux alentours de Noël, j’avais consacré énormément d’énergie à défendre mes classements et j’avais fort peu de chances de battre Van Aert sur le sable. Le déroulement de la course l’a prouvé. Au bout d’un moment, j’ai vu une ouverture dans les barrières et je suis parti. Trop tôt, je le reconnais.

C’est donc un aspect à travailler: dans les épreuves de classement, je peux lutter pour un podium, mais dans les championnats, je dois pouvoir me donner à fond aussi, pour l’argent ou le bronze, comme je l’ai fait au Mondial. C’est lié à mon passé: en catégories d’âge, j’ai gagné à peu près toutes les épreuves à plusieurs reprises (cinq fois champion de Belgique, deux fois champion d’Europe et du monde, ndlr). À l’époque, seule la première place comptait. Je continue à me mettre cette pression.

En Espoirs, tu as travaillé avec une sorte de coach mental, qui t’a appris à gérer les critiques et à livrer des duels acharnés, comme contre Tom Pidcock. Ça ne t’apporterait plus rien?

ISERBYT : Je me suis déjà demandé si, dans cette phase de ma carrière, quelqu’un pourrait me permettre de progresser ne fût-ce que d’un pourcent. Je n’ai pas encore tranché la question. Il me sera difficile de trouver quelqu’un avec qui le courant passe et qui peut m’apprendre quelque chose à ce niveau. Je pense être à même de résoudre ces problèmes moi-même, avec l’aide de Fien, de mon entraîneur et des directeurs sportifs.

«Je veux savoir quand chaque coureur atteint ses limites»

En parlant des directeurs sportifs, tu as déclaré, l’année passée, après un cross: «Ils ne doivent pas me faire part de mon avance ou de mon retard, mais me dire à quoi ressemblent X ou Y.»

ISERBYt : Les chronos sont souvent perturbants: l’un dit autant de secondes, l’autre autant et le speaker annonce encore un autre chiffre. Il m’est plus utile de savoir quelle trajectoire suivre dans certains passages ou d’avoir des informations sur l’état d’un concurrent. C’est difficile à voir quand on roule devant ou derrière lui.

Une expression est souvent éloquente. Un rival est-il rouge, fait-il la grimace? J’étudie les images à la télévision aussi, par la suite. Je veux savoir quand chaque coureur atteint ses limites. En me communiquant ce genre d’infos, le directeur sportif m’encourage à persévérer, même si je suis déjà à bloc.

Quel cross as-tu gagné l’année dernière grâce à une manœuvre tactique?

ISERBYT : Overijse. Toon Aerts et Michael Vanthourenhout ont été meilleurs durant toute la course et dès le premier tour, j’ai compris que je devrais trouver une astuce pour m’imposer. Dans le dernier demi-tour, j’ai donc tout misé sur un seul démarrage, à l’endroit parfait. À Niel aussi, je me suis joué de Toon en n’ouvrant pas la porte dans un virage à droite. Toon était exactement où je le voulais: coincé entre ma roue arrière et les barrières.

Il faut réfléchir vite et avant le cross. Mario De Clercq me l’a souvent dit: pendant l’échauffement, observe le vent, regarde où tu veux placer ton sprint, avec un adversaire devant ou derrière toi… J’ai vite appris ces leçons. C’était nécessaire car en jeunes, je gagnais trop facilement et je n’apprenais pas grand-chose.

Tu possédais déjà un atout: l’art de négocier les virages. Comment l’as-tu perfectionné au fil des années?

ISERBYT : Rudi, mon entraîneur, m’a souvent demandé d’effectuer un tour sans freiner, à l’entraînement. J’ai donc appris quand continuer à pédaler dans un virage ou interrompre mon mouvement, jusqu’à quel angle je pouvais m’incliner… J’ai cherché mes limites de plus en plus vite. Parfois, je suis tombé. Il faut assumer ce risque, mais au bon moment. En compétition, je m’accorde en général une marge de 2%, sauf dans les démarrages ou dans le dernier tour. Au fil des années, c’est devenu une passion. Un virage parfaitement négocié, à la bonne vitesse, ça relève de l’art.

Dans quel cross es-tu le plus artistique?

ISERBYT : À Ruddervoorde. Un parcours de merde pour la plupart des coureurs, parce qu’il faut beaucoup tourner sur une prairie plate. Moi, ça me botte, tous ces poteaux autour desquels tourner en les frôlant.

«Il ne faut pas faire la couverture d’un guide sur le cyclo-cross avec Van Aert et Van der Poel s’ils ne participent qu’à dix épreuves»

Penses-tu être au même niveau que Mathieu van der Poel, sur le plan technique?

ISERBYT : Peut-être un cran en-dessous de lui, comme de Michael Vanthourenhout, les seuls qui peuvent me mettre au défi. Pourtant, ils sont plus grands que moi (1m84 et 1m82 contre 1m65, ndlr), ce qui n’est pas toujours un avantage dans les virages. Mais quand ils prennent des risques, ils vont très vite, même pour moi. Comment font-ils? Si je le savais, je les imiterais! Peut-être ai-je cette impression parce que Mathieu combine cette technique avec un moteur nettement plus puissant, ce qui lui permet d’être très rapide dans les tronçons intermédiaires.

En décembre, quand Van Aert et lui reprennent le cyclo-cross, tu dois opérer un déclic: tu ne luttes plus pour la première place, mais pour un accessit. Est-ce difficile?

ISERBYT : Bah, pas vraiment. Je connais les rapports de force et je ne suis pas frustré. Je me concentre sur moi-même et sur mon évolution. Évidemment, je veux pouvoir les battre un jour. Mathieu, Wout et aussi Tom Pidcock, mais j’essaie surtout d’être le meilleur dans les cross dont ils ne prennent pas le départ. Je ne comprends pas les coureurs qui disent: «Je veux être au top à partir de novembre ou en fin d’année.» Parce qu’à ce moment, à quoi ça sert si Mathieu, Wout ou Tom gagnent de toute façon? Et c’est de ça qu’il s’agit: gagner. Les gens ne retiennent que ça, quelle que soit la concurrence.

© belga

N’en as-tu pas marre qu’on ne parle que de l’absence ou de la présence de Van Aert et de Van der Poel?

ISERBYT : Leur présence ne m’ennuie pas. Elle suscite une plus grande attention médiatique, y compris de l’étranger, ce qui est positif pour le cyclo-cross. Mais quand ils ne sont pas là, il n’est pas nécessaire que les commentateurs et les journaux le répètent cinquante fois. Il ne faut pas non plus faire la couverture d’un guide sur le cyclo-cross avec Van Aert et Van der Poel s’ils ne participent qu’à dix épreuves.

Si Van Aert domine tout le monde au Tour…

ISERBYT : (il nous interrompt) Ah, j’en suis très heureux. Il est logique qu’il s’impose les doigts dans le nez en cross et on ne doit pas en concevoir de honte. Ce serait différent si, sur route, Wout ne gagnait que Halle-Ingooigem. Mais le fait est qu’il est l’un des meilleurs cyclistes du monde. Comme Van der Poel, qui est encore un rien meilleur en cross grâce à sa technique.

Pour conclure, un dilemme: tu préfères être trois fois champion du monde en l’absence de Van Aert, Van der Poel et Pidcock ou enfiler une seule fois le maillot arc-en-ciel, malgré leur présence?

ISERBYT : Je serais déjà bien content de gagner ce maillot une fois. On oublie très vite qui a participé à la course. Mais bien sûr, je préférerais qu’il participent tous les trois. Ce serait la cerise sur le gâteau, le couronnement de ma carrière. Mais je peux tout aussi bien être champion du monde une fois la trentaine passée, quand ils auront arrêté. Je signerais des deux mains pour ce scénario aussi (il rit).

« Ma carrosserie a ses limites »

Rudi Van de Sompel, ton entraîneur depuis tes onze ans, a toujours prêté attention à ta résistance. À 25 ans, de quelle marge disposes-tu encore?

ISERBYT : Compte tenu de ma petite taille, Rudi ne voulait pas me brûler, même durant mes deux premières années chez les pros. Dès le début, il a insisté sur la souplesse de pédalage plutôt que sur le braquet. On n’a augmenté mon volume d’entraînement que l’été dernier, à 23 ans accomplis, après avoir travaillé l’explosivité. Cette approche a été un succès, puisque j’ai été très bon.

La saison passée, tu as twitté un article de la plateforme INSCYD, qui se base sur le test de la VLaMax (la vitesse à laquelle le corps produit de l’acide lactique au pro rata du seuil d’endurance, la VO2Max, ndlr). Que t’a appris cet article?

ISERBYT : La plateforme est un excellent instrument, plus utile que les mesures classiques d’acide lactique. Pendant les longues séances ou les courses sur route, je mangeais trop peu et je n’avais plus d’énergie à la fin. On a accru l’intensité des intervalles, avec plus de blocs avec un taux élevé d’acide lactique.

Serais-tu meilleur si tu augmentais de 10% ton volume d’entraînement?

ISERBYT : C’est toute la question. Je pense que non car mon corps, ma carrosserie, est fragile. On l’a remarqué à l’issue de la saison dernière, durant laquelle je suis passé pour la première fois au VTT. Un mal de dos m’a contraint à l’abandon dans la manche de Coupe du monde d’Albstadt. J’ai traîné cette blessure pendant des mois. C’était un signal clair. Je devrai en tenir compte si je persévère en VTT. Je ne veux pas prendre de risque en prévision de la saison de cyclo-cross, qui reste prioritaire. C’est l’avantage de travailler avec Rudi: il me connaît et ne m’impose rien. On discute sans arrêt de la manière de progresser. On n’a pas encore déterminé avec précision la marge dont je dispose encore.

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