Kylian Mbappé a quitté le PSG pour le Real Madrid, et un an a suffi pour donner l’impression qu’il a tout perdu. Le Français est devenu le joueur que le football préfère détester.
Parce que la réalité du football est parfois trop capricieuse pour écrire jusqu’à la dernière virgule un scénario adaptable au cinéma, le Paris Saint-Germain n’est pas allé au terme de son année de toutes les victoires. Le Chelsea d’un Cole Palmer chirurgical a privé les récents champions d’Europe d’un titre étendu à l’ensemble de la planète, sans pour autant gâcher démesurément la saison exceptionnelle des hommes de Luis Enrique. Le trophée, tout juste inventé par le président de la Fifa, Gianni Infantino, n’est pas encore assez réputé pour ça.
Tout juste le storytelling de la formidable année parisienne retiendra-t-il que sur le chemin de la finale, le PSG a réglé ses comptes avec quelques ex. Il y eut Lionel Messi et son Inter Miami, balayés sans tracas ni surprise en huitièmes de finale. Un 4-0 bien tassé, tarif également infligé quelques jours plus tard au Real Madrid à proximité de New York, au stade des demi-finales. Là, la surprise est bien plus grande, même si le nouveau coach Xabi Alonso n’est qu’aux balbutiements de l’installation de son plan de jeu dans le club de la capitale espagnole. Parce que les Madrilènes sont malgré tout venus de l’autre côté de l’Atlantique avec l’intention de sauver leur saison avec un trophée d’envergure mondiale, et que l’élimination a tourné à l’humiliation.
Forcément, tout le monde a alors pensé à Kylian Mbappé. Presque aussi fort que le 31 mai dernier, quand le PSG a enfin atteint le point d’orgue de sa quête européenne en remportant la Ligue des champions. L’infaillible mémoire des réseaux sociaux s’était alors plongée dans un passé pas si lointain, ressortant une vidéo du buteur français expliquant en mars 2023 que si son futur parisien était lié à la Ligue des champions, il serait «parti très loin». Ou un tête-à-tête entre le désormais ancien attaquant vedette du PSG et son coach d’alors, Luis Enrique, où ce dernier explique à Mbappé que s’il veut s’inspirer de Michael Jordan (star de la NBA des années 1990 et sponsor du PSG via Nike), il doit participer à l’effort défensif de l’équipe.
Si le quotidien espagnol Marca, relais préféré des dirigeants du Real, n’a pas relâché sa campagne médiatique pour faire du Français un candidat crédible au prochain Ballon d’or, récompensant le meilleur joueur de la saison écoulée, Kylian Mbappé vit avec un étrange sentiment: celui de l’homme parti du PSG vers le Real Madrid pour gagner la Ligue des champions, le trophée majeur qui manque à son palmarès et dont les Espagnols sont les spécialistes et tenants du titre, mais qui a vu son Real mordre la poussière en quarts de finale et Paris soulever le trophée.
Au mauvais endroit au mauvais moment, mais deux fois de suite.
Le constat est limpide, le raccourci facile: et si le principal problème de Kylian Mbappé, c’était lui-même? La théorie est abondamment partagée par tous ceux qui se sont, depuis longtemps, engouffrés dans la brèche narrative développée malgré lui par un joueur devenu spécialiste dans l’art de se faire détester.
Le script du projet Mbappé
Pour le public belge, le tournant remonte déjà à la demi-finale de la Coupe du monde 2018. En fin de rencontre, le jeune Mbappé protège alors l’avantage français au score en gagnant du temps, avec le ballon ou avec roublardise. Le joueur du PSG n’a alors même pas 20 ans et, aux yeux du reste du monde, est avant tout un phénomène de précocité, capable de déjà faire des différences exceptionnelles dans des rencontres de très haut niveau comme contre l’Argentine en huitièmes de finale ou face à la Croatie pour l’apothéose. Plus encore que Neymar, il devient l’incarnation majeure du projet étoilé du Paris Saint-Germain, qu’il a rejoint dès 2017 dans la foulée d’une explosion spectaculaire sous le maillot de l’AS Monaco.
Très vite, le monde entier connaît son histoire. Celle d’un enfant prodige issu du quartier de Bondy, couvé par ses parents et poli par les centres de formation à la française pour devenir l’héritier de la dynastie partagée depuis de longues années par Cristiano Ronaldo et Lionel Messi. L’envol est si linéaire qu’il paraît scripté, sans autoriser la moindre ombre au scénario. Ce n’est pas un hasard si la France verra fleurir, dans les années qui suivent son éclosion, un phénomène qui finira par être appelé les «projets Mbappé»: des parents qui poussent très tôt leur enfant à s’investir démesurément dans le football en espérant les voir percer au plus haut niveau. Les dérives n’étaient pas loin, et le principal intéressé avait d’ailleurs tenu à intervenir dans son entretien accordé à Mouloud Achour (Canal +): «Arrêter ça, coupez ça, coupez tout, c’est Kylian Mbappé qui vous le dit. Mon père ne m’a jamais fait faire des tours de terrain à 6h du matin avec un chrono.»
Ce n’est pas un hasard si la France verra fleurir un phénomène qui finira par être appelé les “projets Mbappé”.
En allant plus en détails sur le sujet, le joueur confie cependant que «Quand ça a commencé à devenir sérieux, c’est vrai que j’ai eu une discussion très tôt avec mes parents. « Qu’est-ce que tu veux faire? Tu veux être footballeur? Quel type de footballeur tu veux être? » Je leur ai dit: « Je veux être un grand. Je veux être l’un des meilleurs du monde. Je ne veux personne devant moi ». Mais c’est moi qui l’ai choisi.»
Kylian Mbappé ne donne pas son âge à l’heure de cette discussion. Il raconte par contre, déjà, l’histoire d’une carrière scriptée. Et les prémisses, peut-être, de sa perte de vitesse.
La métamorphose
Difficile de dater, encore, le moment auquel Kylian Mbappé a décidé de devenir quelqu’un d’autre. De sortir de ce moule de l’attaquant rapide, capable de dévorer la profondeur avec un appétit et une vélocité incomparables pour faire souffrir les défenseurs et contourner les gardiens. Le registre est difficilement parable, mais sans doute trop simpliste aux yeux des premiers critiques, et même du principal intéressé. Sur les terrains de football, rares sont les joueurs qui acceptent de se faire traiter de «tout droit», ces joueurs qui font la différence sur les autres avec leur vitesse de course bien plus que leur toucher de balle. Mbappé est vite taxé d’être l’un de ceux-là, et ça ne lui convient pas. Le Français connaît l’histoire de son sport sur le bout des doigts, et sait que le panthéon des meilleurs joueurs de l’histoire contient plus d’artistes que de sprinteurs.
Le Français sait que le panthéon des meilleurs joueurs de l’histoire contient bien plus d’artistes que de sprinters.
S’il fait encore parler sa pointe de vitesse pour permettre aux Bleus de remporter la Coupe du monde 2018, profitant des déviations de son acolyte Olivier Giroud pour dévorer la profondeur sur les passes d’Antoine Griezmann ou de Paul Pogba, Kylian Mbappé change progressivement au contact de Neymar puis Messi (au PSG) et de Karim Benzema (lors de son éphémère retour en équipe de France). Comme eux, le Français ne veut plus aussi souvent prendre la profondeur, mais surtout recevoir le ballon dans les pieds pour étaler sa qualité technique. Si celle-ci est indéniablement en hausse, comme prévu par le script de sa carrière qui doit valoriser sa progression, elle n’atteint cependant jamais celle de ses illustres coéquipiers.
Le risque, c’est évidemment la caricature. Mbappé finit par y tomber à pieds joints, au point de ne presque plus jamais faire d’appel en profondeur et d’exiger auprès d’une bonne partie de ses coachs de jouer dans l’axe du jeu, là où les espaces pour faire parler sa pointe de vitesse sont souvent bien plus rares que sur les côtés. Si le rendement statistique reste constamment élevé grâce au talent exceptionnel du buteur de Bondy, les performances collectives sont moins abouties: jamais le PSG ne parvient à décrocher cette fameuse Ligue des champions qui garantirait presque à Mbappé ce Ballon d’or officialisant son titre de meilleur joueur du monde.
Mbappé au cœur des projets
Au bout de l’année 2022, la Coupe du monde se présente comme une opportunité unique de contourner ce PSG que l’entourage du joueur commence à voir comme un obstacle dans les derniers kilomètres de sa route vers le sommet. Pour être l’homme fort de la compétition, un an et demi après avoir raté un tir au but qui a éliminé la France dès les huitièmes de finale de l’Euro, Kylian Mbappé peut compter sur l’indéfectible soutien de Didier Deschamps. Le sélectionneur lui confiera même plus tard le brassard de capitaine de l’équipe suite à la retraite internationale d’Hugo Lloris –alors que le vestiaire et la logique auraient voulu qu’il revienne à Antoine Griezmann– et lui a déjà offert depuis bien longtemps les clés de l’équipe.
Protégé des tâches défensives par une mise en place qui implique toute l’équipe sauf lui, carrefour des initiatives offensives des Bleus, Kylian Mbappé quittera le Qatar avec huit buts inscrits, dont un triplé en finale, qui font de lui le meilleur buteur de la compétition. Si la France avait triomphé lors de l’exercice des tirs au but, peut-être aurait-il même reçu ce tant espéré Ballon d’or. Il quitte en tout cas la compétition avec le sentiment, renforcé, qu’il a besoin d’une équipe mettant son talent en lumière pour enfin s’asseoir à la table des plus grands.
Son PSG quitte la Ligue des champions dès les huitièmes de finale du début de l’année 2023, avec un Messi en déclin suite à son sursaut en quête de Coupe du monde et face à un Bayern Munich impitoyable. Messi et Neymar s’éloignent progressivement de Paris, où le flirt de Mbappé avec le Real n’aboutit que sur un renforcement de sa position dominante au sein du club et sur le terrain. L’équipe est à son service, comme il l’a autrefois vu pour les plus grands, et il s’épargne les efforts défensifs pour faire parler de lui aux abords du but adverse. Le sport collectif est plus individualisé que jamais, parce que le joueur l’a expliqué dès l’ébauche de son projet de carrière en compagnie de ses parents: l’objectif est de devenir le meilleur, et les coéquipiers comme les clubs ne sont donc qu’un moyen d’y parvenir.
La revanche du collectif
Puisque le PSG ne semblait plus à la hauteur de ses ambitions, Kylian Mbappé a rejoint le Real Madrid. Une machine à Ligue des champions, et donc à Ballons d’or, même si le dernier trophée en date a échappé au Madrilène Vinicius Junior au profit de l’Espagnol Rodri. Gagner la Ligue des champions, spécialité de la «Casa Blanca», suffirait probablement à acter l’arrivée au sommet du football mondial. En outre, l’entraîneur Carlo Ancelotti était réputé pour mettre en place des puzzles inattendus à partir de constellations de stars pour parvenir à en faire un collectif pas toujours spectaculaire, mais suffisamment cohérent pour gagner.
Le club étant plus grand, mais toujours pas trop grand pour lui, Kylian Mbappé a donc mis le Real à son service, finissant meilleur buteur d’un championnat remporté par le Barça et bouclant la saison avec un nouvel accomplissement individuel mais sans le moindre trophée collectif. Là encore, cela ne devrait pas suffire pour remporter un Ballon d’or que beaucoup prédisent à son ancien coéquipier, Ousmane Dembélé. Sans lui, le PSG a gagné en cohérence collective et s’est transformé en meilleure équipe d’Europe. Dans le même temps, les analystes n’ont cessé d’évoquer les problèmes collectifs majeurs du Real, une maladie qui a fini par coûter son poste à Carlo Ancelotti.
Kylian Mbappé est forcément responsable, du moins en partie, de cette double transformation trop flagrante pour ne pas lui exploser au visage. Le meilleur buteur de l’histoire du PSG est désormais détesté par une partie croissante des fans de son ancien club, sans être véritablement adopté par ceux de son nouveau point de chute. Même en équipe de France, certains commencent à murmurer que le collectif fonctionne bien mieux sans lui.
L’histoire pourrait s’arrêter là. En faire un éternel damné du jeu, trop égocentré pour être récompensé. Elle pourrait aussi très bien lui permettre d’être sacré champion du monde une deuxième fois dans un an, au pays des stars individualisées et de Michael Jordan, dans un costume collectif taillé sur mesure pour lui par Didier Deschamps. Tout ça lui vaudrait certainement un Ballon d’or. Aura-t-il pour autant vraiment respecté le scénario?