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L’Union championne: la formule mathématique de Tony Bloom pour dompter le football

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Tony Bloom n’a plus grand-chose à voir avec l’Union, mais ce sont ses idées qui ont mené au titre des Saint-Gillois. Plongée dans l’esprit d’un homme qui a voulu éloigner l’incertitude des jeux de hasard.

La découverte sort des méninges de l’Université de Genève. En Suisse, l’équipe de recherche menée par le professeur Stanislav Smirnov affirme voici trois ans qu’elle a percé le mystère des motifs labyrinthiques qui ornent les écailles de la peau des lézards. Tout s’explique, selon les chercheurs, par une simple équation mathématique.

En Belgique, cela fait alors quelques mois que tout le monde s’est mis à la recherche d’un secret mathématique. Celui qui expliquerait comment un homme au surnom de reptile a transformé le géant endormi qu’est l’Union Saint-Gilloise en machine à tout bien faire. «Le Lézard» de Bruxelles vient d’Angleterre, précisément de Brighton. Il s’appelle Tony Bloom.

Génie des tables de poker, où il a reçu ce sobriquet reptilien en hommage à son sang-froid, le Britannique a fait fortune dans le secteur des jeux de hasard. Pas seulement en misant sur la chance, mais surtout en prodiguant des conseils (tarifés) aux parieurs de grande envergure grâce à la mise sur pied de Starlizard. Une société bâtie sur «une façon particulière d’interroger les datas», comme l’explique à The Independant Paul Barber, le CEO du club de Brighton. Starlizard ne se contente pas d’estimer au doigt mouillé l’impact qu’aura l’absence d’un joueur-clé sur le résultat de son équipe: elle recueille des données précises et inédites pour créer un faisceau de preuves préalables à la prise de décision.

Ce modèle, ce sera aussi celui de Brighton, club acheté par Tony Bloom en 2009 alors qu’il milite en League One, la troisième division du football anglais. Puis, celui de l’Union Saint-Gilloise, quand l’Anglais est choisi par l’homme d’affaires Jürgen Baatzsch puis lui succéder en lisière du Parc Duden.

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Brighton, sœur par alliance

Officiellement, les deux clubs n’ont jamais été liés autrement que par l’identité de leur patron. Une scission s’est même opérée en 2023, quand Brighton a réussi l’exploit de se hisser suffisamment haut dans la hiérarchie anglaise pour s’offrir un ticket pour la Coupe d’Europe. Il était alors impossible, pour ne pas contrarier les règlements de l’UEFA , la Fédération européenne de football, organisatrice de ces compétitions continentales, de maintenir le même propriétaire à Brighton et à Saint-Gilles. C’est donc Alex Muzio, bras droit de Bloom, qui est passé d’actionnaire minoritaire (il détenait 10% des parts) à patron de l’Union. Visage du projet, le Britannique n’oublie pourtant pas d’où il vient. Dans le sprint final du championnat, alors que l’Union touche enfin du doigt ce titre qu’elle tutoie depuis trois saisons, on aperçoit ainsi Tony Bloom à ses côtés dans les tribunes, notamment au Bosuil anversois où sa présence n’échappe pas aux photographes.

L’Union n’aime pas quand le rapprochement est fait avec le club anglais de Tony Bloom. «Attention, ici il ne faut pas dire qu’on est la petite sœur de Brighton. Ce n’est pas juste et les dirigeants n’aiment pas ça», prévenait Felice Mazzù au début de l’année 2022, quand ses Unionistes volaient au sommet du classement. Le parallèle est tracé sans vergogne par Bart Verhaeghe quelques mois plus tard, quand Bruges coiffe les Bruxellois au poteau dans la course au titre. Pourtant, les prêts entre les deux entités sont plutôt rares. La sororité est plutôt méthodologique.

Starlizard crée avant l’heure les premiers modèles des fameux «expected goals», qui évaluent le pourcentage de chances de chaque tir au but de finir au fond des filets.

Dès 2018, quand il rachète 95% des parts de Jürgen Baatzsch pour prendre les rênes d’une Union qui aurait pu se retrouver entre les mains de Paul Gheysens ou Roland Duchâtelet, Tony Bloom applique effectivement ses recettes anglaises. La première réaction des nouveaux patrons est de balayer la liste d’une quinzaine de recrues potentielles dressée par Marc Grosjean, alors coach des Unionistes, pour renforcer l’équipe. «Pas assez bon», voilà le verdict rendu par les bases de données de Starlizard, dont le feu vert est indispensable pour espérer pousser les portes du vestiaire du stade Joseph Mariën. Quand des agents obtiendront le numéro de téléphone des dirigeants pour proposer un joueur, ils s’entendront rapidement dire que leur joueur n’intéresse pas le club car il ne ressort pas dans leurs chiffres.

Tony Bloom

Des datas sans commune mesure

«Leurs» chiffres, parce que les données collectées par Starlizard et mises au service de Brighton et de l’Union Saint-Gilloise ont une particularité. Si la confidentialité des algorithmes de l’entreprise n’est pas sans rappeler le secret qui entoure la recette du Coca-Cola, un concurrent lève un coin du voile dans son livre, intitulé How to Win the Premier League (Century, 2024). Il s’agit du docteur Ian Graham, ancien responsable de la recherche au sein du club de Liverpool et considéré comme l’un des acteurs majeurs de la nouvelle dimension prise par les bases de données dans le monde du ballon rond. Il y consacre un important chapitre à la réussite des projets de Brentford et de Brighton, appuyés sur de solides analyses de données, et explique qu’avant sa réussite, «Starlizard a payé des millions de livres pour collecter des datas très détaillées, puis d’autres millions pour que des docteurs en statistiques puissent les analyser.»

Avant d’obtenir de premiers résultats significatifs, l’investissement est colossal. Forcément, la méthode doit aussi s’ajuster au fil des expériences. Parce que sans vraiment le savoir, Starlizard crée par exemple avant l’heure les premiers modèles des fameux «expected goals», qui évaluent le pourcentage de chances de chaque tir au but de finir au fond des filets. Si quantitativement, leur système reste limité par leur politique d’encodage manuel des données par des ouvriers à l’œil rôdé par les consignes, l’avantage qualitatif est indéniable. Ils obtiennent par exemple des mesures pour les centres qui longent la ligne de but sans pouvoir être repris par un joueur, là où les modèles les plus popularisés des xG (l’abréviation pour «expected goals») ne prennent en compte les occasions que quand elles sont matérialisées par une frappe au but. Les années qui passent ne font qu’étendre la base de données, et donc la justesse des analyses faites par Starlizard.

Tony Bloom et son entreprise ont poussé la logique jusqu’à des formules mathématiques, permettant aux statisticiens de devenir des acteurs majeurs de la réussite sportive.

Brighton essuie les plâtres, avec des transferts à sept ou huit chiffres quand le club atteint la deuxième division, puis l’élite du football anglais, sans toujours connaître la réussite. Les fruits sont récoltés plus tard, lorsque des clubs de premier rang font exploser le portefeuille pour s’offrir les services de joueurs comme Alexis MacAllister (Liverpool), Moises Caicedo (Chelsea) ou Ben White (Arsenal). Quand les algorithmes de Starlizard prennent le contrôle de la destinée sportive de l’Union, ils ont déjà fait une bonne partie de leurs maladies de jeunesse. Chris O’Loughlin, intronisé directeur sportif, peut donc tranquillement se rendre dans des stades de troisième division allemande pour voir jouer des attaquants méconnus, se concentrant presque exclusivement sur leur attitude et leur langage corporel tant la confiance des têtes pensantes du projet en la justesse de leurs données est absolue.

L’équation du titre

Comme s’il fallait encore aller plus loin dans la symbolique des recettes de Starlizard pour sublimer le premier titre de champion de Belgique de l’Union Saint-Gilloise, les hommes de Sébastien Pocognoli ont surtout brillé par leur intransigeance défensive dans le sprint final. Déjà meilleure défense du championnat à l’issue de la phase classique, les Unionistes ont protégé de la meilleure des manières les filets d’Anthony Moris lors des play-offs. Un bel hommage aux fondations du projet Starlizard, particulièrement attentif aux «expected goals» concédés pour juger de la qualité des prestations au cours d’une saison. Les hordes de collecteurs de données engagés par Tony Bloom au début du millénaire ont rapidement identifié l’intransigeance défensive comme l’une des clés des succès d’une équipe, chiffrant avec précision l’adage selon lequel les bonnes attaques gagnent des matchs tandis que les bonnes défenses remportent des championnats.

Le nœud de la réussite de Starlizard se trouve probablement là: être parvenu à accepter que le football est un jeu de hasard, tout en mettant le maximum de choses en œuvre pour réduire scientifiquement la part d’incertitude et optimiser les chances de succès. Au-delà des jugements classiques, de ces formules de bon sens dont le football déborde, Tony Bloom et son entreprise ont poussé la logique jusqu’à des formules mathématiques, permettant aux statisticiens de devenir des acteurs majeurs de la réussite sportive. Si certains aiment répéter que le football, par l’incertitude que représente un coup de pied dans un ballon et la rareté des buts marqués, restera toujours un sport à part quant à sa prédictibilité, les exemples prouvant le contraire ne cessent de se multiplier.

Depuis quatre ans, le football belge se résume en grande partie à un duel entre les deux clubs les plus avancés du pays en matière d’utilisation statistique. Là non plus, ce n’est sans doute pas un hasard. Pourquoi ne pourrait-on pas calculer le jeu, si les mathématiques permettent même de comprendre les écailles d’un lézard?  

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