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Les clubs belges ont-ils raté le train de la data?

Condition physique, système tactique, recrutement: les datas sont de plus en plus importantes. Mais le foot belge semble à la traîne. D’où vient ce désamour? Tentative de réponse.

Datas, chiffres, statistiques: peu importe la forme ou le nom, avec le temps, les données ont pris une place importante dans le monde du sport. Le football ne fait pas office de pionnier dans ce domaine. La faute à un désaccord quant au potentiel apport de la data au ballon rond. Avant toute chose, il faut s’entendre sur la définition de « donnée ». Le Larousse la décrit comme « ce qui est connu ou admis comme tel, sur lequel on peut fonder un raisonnement, qui sert de point de départ pour une recherche ».

Les cellules de scouting sont la plupart du temps composées d’anciens joueurs habitués à leurs méthodes. Il ne voient pas ce que la data pourrait apporter ». – Maxime Dery, ancien scout de La Gantoise

Des milliers de faits peuvent donc être pris en compte. Pour Stéphane Fernandes Medeiros, formateur UEFA A et UEFA B à l’ACFF, il est certain que toutes les données ne se valent pas: « La stat de tirs cadrés ne veut pas dire grand-chose. Je trouve que les expected goals sont plus objectifs ». Les expected goals prennent en effet plus de paramètres en compte que les tirs cadrés, comme par exemple la position du tir et de la passe, le type d’action, si c’est un tir ou une tête, etc. Ce type de données serait pour beaucoup plus intéressant et fiable.

Et c’est sans doute au niveau physique que les datas ont le plus démontré leur utilité et qu’elles font le plus l’unanimité. Pour Dieter Peeters, analyste de la performance des U16 et U17 belges, l’objectivité constitue l’atout principal de ces données: « Il y a vingt ans, un entraîneur pouvait dire qu’un joueur était fatigué, mais aujourd’hui on peut le voir et en avoir la certitude ». Il faut dire que le moindre mouvement des joueurs sur le terrain est enregistré.

Sur le plan tactique, la data peut être utilisée de différentes manières, mais cette dernière ne plaît pas à tout le monde. Dans le cadre de l’analyse des prestations de l’équipe entraînée, Will Still, adjoint d’ Hernán Losada au Beerschot, considère les données comme un support pour appuyer l’impression humaine: « On a déjà une idée générale de ce qu’on a vu pendant un match ou un entraînement, et la data va donc plutôt servir d’aide pour parler de ce qui a été bon ou moins bon ».

Une base de données mondiale

Dans certains cas, elle peut même faire ressortir des qualités inattendues. « À Séville, ils ont remarqué que Luuk De Jong avait un taux de réussite sur les centres venus de la droite nettement plus élevé que sur ceux venus de la gauche, et ils ont donc demandé à Navas de centrer énormément », analyse Maxime Dery, ancien scout à La Gantoise. Le résultat: une finale d’Europa League remportée face à l’Inter avec deux buts de l’attaquant néerlandais sur des centres venus… de la droite.

Dans l’analyse du prochain adversaire, elle peut s’avérer très utile, même si pour Dieter Peeters, elle part toujours de l’analyse du staff sportif: « Beaucoup d’entraîneurs n’ont pas besoin des datas pour dire qu’une équipe est dangereuse sur les centres, par exemple. Ça peut aider à confirmer une impression, mais je pense que peu de clubs se basent principalement sur les statistiques pour avoir des informations sur l’adversaire ». Pour Ted Knutson, CEO et cofondateur de Statsbomb, la data permet une analyse beaucoup plus pointue de l’adversaire: « On peut vraiment connaître leurs forces et leurs faiblesses, sur quels joueurs on peut mettre la pression, ce qu’ils font lorsqu’ils sont sur leur mauvais pied, etc. ».

Le troisième domaine dans lequel la data peut jouer un rôle prépondérant est le recrutement. Pour Stéphane Fernandes Medeiros, le principal avantage est qu’elle apporte un plus large panel de joueurs à analyser et qu’elle permet également d’avoir accès à de nombreux championnats: « Avant, vous ne pouviez vous baser que sur les rapports de vos recruteurs. Aujourd’hui, vous avez une base de données énorme concernant les joueurs et vous pouvez envoyer vos recruteurs voir ceux qui ont des datas intéressantes pour vous ».

Maxime Dery a quant à lui utilisé les datas pour confirmer son ressenti sur le défenseur Armand Djiku, qui évolue aujourd’hui à Strasbourg, lorsqu’il était à Gand: « Il jouait à Bastia à l’époque et j’avais remarqué qu’il avait des problèmes de positionnement sur les centres venus de la gauche. La data m’a confirmé que les buts sur lesquels il était fautif et la plupart de ses interventions ratées avaient lieu dans ce cas de figure ».

Éviter les flops

La data semble donc beaucoup servir comme appui à la perception humaine. Mais qu’apporte-t-elle alors au football? « C’est beaucoup plus rigoureux, le travail est mieux fait et ça facilite la vie » selon Will Still. Pour Jens Melvang, product manager pour Statsperform, les données amènent plus d’objectivité dans la prise de décision: « Une étude des années 1990 a montré qu’un entraîneur se rappelle d’environ 40% des événements-clés d’un match. La data permet donc d’avoir des faits plutôt qu’une impression générale ».

Les statistiques rendent possible une meilleure analyse du match qui vient de se dérouler, mais également de préparer le suivant dans des conditions optimales. « Souvent, les clubs préparent des scénarios de match et les datas permettent de mieux comprendre comment l’autre équipe joue. Il arrive cependant que des faits de match impossibles à prévoir, comme un carton rouge précoce, modifient totalement le plan de jeu mis en place », admet Jens Melvang.

Dans le domaine des transferts, les datas ont l’avantage d’augmenter les possibilités, mais pas uniquement d’après Ted Knutson: « La data peut vous éviter un mauvais transfert, et même si ce n’est qu’un transfert moyen par saison, ça fait des millions d’euros d’économisés ».

Malgré ces nombreux bienfaits, on ne peut pas dire que les clubs belges en abusent. « Quand j’étais à Gand, on ne parlait pas du tout de datas, que ce soit sous Hein Vanhaezebrouck ou Yves Vanderhaeghe« , se souvient Maxime Dery. Au contraire, Will Still a lui travaillé avec les datas partout où il est passé. « J’ai commencé il y a six ans à Saint-Trond, et que ce soit là-bas, au Standard, au Lierse ou maintenant au Beerschot, ça a toujours fait partie du quotidien. Je pense que Bruges, avec Eddie Rob ( à retrouver en interview p. xx), le préparateur physique, ou l’Antwerp, où se trouve mon frère Edward sont des clubs qui s’en servent également beaucoup ».

La Pro League à la traîne

Toutefois, notre Pro League reste bien en retrait par rapport à des championnats comme la Premier League ou même la Ligue 1. « Ce qui se passe en Angleterre met cinq ou six ans pour arriver dans les pays latins. Mais je dirais que ces deux dernières années, la Belgique a beaucoup avancé », retrace Jens Melvang.

La différence s’explique par la taille des staffs et les moyens mis à disposition pour mettre en place ces cellules. Quant à l’impact de la formation, Stéphane Fernandes Medeiros l’admet, les datas ne font pas encore l’objet de cours dans le cursus des futurs entraîneurs: « C’est un projet de rentrer dans plus d’analyse, mais la demande est encore assez confidentielle. Malgré tout, certains clubs en Belgique travaillent avec les datas, notamment Bruges, Gand et Anderlecht, grâce au passage de Peter Verbeke. »

Un entraîneur se rappelle d’environ 40% des événements-clés d’un match. La data permet donc d’avoir des faits plutôt qu’une impression générale ». – Jens Melvang, product manager pour Statsperform

Comment expliquer les réticences du football belge face à la data? La composition des staffs peut constituer un élément de réponse pour Maxime Dery: « Les cellules de scouting sont la plupart du temps composées d’anciens joueurs habitués à leurs méthodes. Il ne voient pas ce que la data pourrait apporter ».

C’est sans doute ce qui fait la difficulté de la data. Les chiffres en eux-mêmes ne veulent rien dire, il faut savoir les faire parler. « Si un attaquant a raté dix occasions et marqué deux buts, est-ce que c’est bon? Le sentiment du staff va être un peu moins bon que les stats », précise Dieter Peeters. Toutes les phases de jeu ne se valent également pas. Les actions offensives sont plus faciles à déchiffrer, car on peut isoler la situation de finition. « L’aspect défensif est moins évident à analyser, car il faut prendre en compte les déplacements, le style de jeu adverse, les qualités de chaque joueur défensif, etc. Comme le nombre de variables est plus grand, c’est plus difficile », estime Jens Melvang.

La différence avec des sports comme le football américain ou le base-ball, où les datas sont omniprésentes, est que le football se présente sous une forme fluide, où il est difficile de déterminer où commencent et se terminent les actions. Un autre point important, le football n’est pas une science exacte, comme le rappelle Will Still: « C’est un sport joué par des humains qui sont « programmés » pour faire des erreurs, et donc les éléments incontrôlables présents dans le foot peuvent prendre le dessus sur la data« .

Le football est également un sport où l’émotion domine et où les surprises peuvent être nombreuses. Il n’est dès lors pas rare qu’un match émotionnellement prenant altère le ressenti. C’est par exemple le cas de Belgique-Brésil à la Coupe du monde 2018 pour Stéphane Fernandes Medeiros: « Tout le monde s’est dit que la Belgique avait fait un match exceptionnel. Mais si on regarde les expected goals, la Belgique est à 0,37 alors que le Brésil est à 2,28. A priori, si on joue le match cent fois, c’est peut-être la seule fois où la Belgique aurait pu gagner, parce que le Brésil s’est créé beaucoup plus d’occasions franches ».

Le temps au service des datas

La data n’est pas une boule de cristal. C’est pour cette raison que Ted Knutson la voit comme de l’information qui permet de mettre un processus en place: « Un jour, Liverpool a encaissé un but à cause d’un ballon de plage venu des tribunes. Qui aurait pu prévoir ça? Il y a parfois une part de chance dans les résultats, donc il faut utiliser la data pour analyser la prestation globale, voir si on s’est créé beaucoup d’occasions, si on a eu le contrôle du ballon, ce que les joueurs ont bien fait, etc. Il faut se servir des informations qui peuvent se répéter ».

Pour pouvoir réfléchir à long terme, il faut construire une base solide et pour cela, prendre du temps. Une variable qui fait souvent défaut dans le football, tant les clubs sont toujours à la recherche de résultats rapides. « Les datas sont une aide, mais il faut avoir les capacités pour donner le bon contexte aux chiffres, et ça c’est très difficile dans un club qui change toujours. Combien d’entraîneurs restent deux ou trois ans dans le même club? », s’interroge Dieter Peeters. Et l’entraîneur n’est évidemment pas la seule personne à bord du navire de la data. « En Angleterre, il y a cinq ou six analystes et trois ou quatre préparateurs physiques. Ça rend la tâche beaucoup moins lourde et ça permet une meilleure utilisation des statistiques », indique Will Still.

Mais pour posséder ce type de cellules, il faut des moyens dont ne disposent pas forcément les clubs belges. Si un club comme Mitdjylland est considéré comme un des modèles en la matière, c’est que les Danois ont mis toutes les chances de leur côté pour Ted Knutson: « Ils ont une très bonne académie qui produit de bons joueurs. À côté de cela, ils se posent des questions et ne supposent pas qu’ils savent tout. Ils ont également été ouverts à différents styles de jeu en fonction de leurs datas« . Les données leur ont également permis de réaliser de très bons coups sur le marché des transferts. « Ils avaient remarqué Alexander Sorloth grâce à ça et ont tiré un gros profit de son transfert. Ce sont des innovateurs dans le domaine du football », insiste le CEO de Statsbomb.

Brentford, Mydtjylland, Liverpool: ces clubs ont réussi à se construire des cellules d’analystes qui font partie des meilleures au monde. Mais pour cela, il faut être prêt à y mettre les moyens et faire face à une concurrence quelque peu inattendue: « Pour ce type de profils, on voit que les clubs sont en concurrence avec des sociétés comme Google, Microsoft ou Apple et ce n’est donc pas forcément facile de les attirer », indique Jens Melvang.

Si la data a surtout fait évoluer le marché des transferts en permettant de mieux cibler les profils recherchés, la prochaine évolution dépassera ce cadre-là, selon Ted Knutson: « Lorsque tous les clubs utiliseront les datas, ce sera plus difficile de faire la différence sur le marché des transferts. Il faudra concentrer ses recherches sur la façon dont on peut faire évoluer la manière de s’entraîner et de former des joueurs. À ce niveau, l’Ajax fait partie des avant-gardistes ». Stéphane Fernandes Medeiros met d’ailleurs en garde le football belge: « J’ai peur que les clubs belges s’y mettent trop tard, pour rattraper leur retard plutôt que pour avoir un avantage sur les autres ».

La Belgique ne fait donc pas partie des pionniers de la data, mais l’important n’est pas là. Si certains clubs semblent tout de même avoir pris le train en marche, d’autres restent insensibles à l’utilité que pourrait avoir la donnée. Pour passer un cap au niveau européen, il apparaît pourtant primordial de s’appuyer sur cette technologie.

Les clubs belges ont-ils raté le train de la data?
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L’exemple Virgil van Dijk

Stéphane Fernandes Medeiros estime que la data peut permettre de vendre ses joueurs au meilleur moment possible: « Là où un club plus traditionnel va se dire qu’un joueur a marqué quarante buts et va le garder, un club qui analyse bien les données se sera peut-être rendu compte que sur les quarante, il n’aurait peut-être dû en mettre que vingt. C’est une année exceptionnelle et c’est donc le moment ou jamais pour le vendre ».

La stabilité du staff et la capacité à savoir cibler les bons joueurs à transférer est également ce qui a fait le succès de Liverpool pour le formateur de l’ACFF: « Lorsqu’ils ont recruté certains joueurs il y a deux ou trois ans, il y a eu des questionnements. Ça a par exemple été le cas pour Virgil van Dijk. Beaucoup trouvaient que payer 80 millions pour un défenseur était une aberration et pourtant, tout le monde est d’accord pour dire que c’est un des meilleurs à son poste et que c’était un excellent investissement ».

Par Jérôme Jordens

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