Anderlecht-Standard et Bruges-Union ont lieu le même jour. En cinq ans, la hiérachie a tellement changé que le vrai choc n’est plus celui qu’on croit.
Il y a classique et clasico. Le second se jouera au Lotto Park, entre un Anderlecht et un Standard dont le dernier duel au sommet pour le titre remonte déjà à plus d’une décennie. Le classique, l’actuel, débutera quant à lui cinq heures plus tard, quand les Unionistes de Sébastien Pocognoli monteront sur la pelouse du stade Jan Breydel pour un duel entre les deux uniques candidats crédibles au titre de champion de Belgique. Il faut presque porter des lunettes de soleil pour supporter le contraste entre deux clubs qui croisent le fer avec de grosses écuries européennes en Ligue des champions et les deux rivaux historiques qui regardent la Coupe d’Europe à la télévision.
A l’heure de trouver des explications, la simplification du débat n’est jamais bien loin. Souvent, elle atterrit sur le volet financier, démontrant que le Club de Bruges est sur une autre planète en montrant du doigt les 36 millions d’euros dépensés pour renforcer l’équipe cet été. Une opération toutefois bénéficiaire, puisque les Brugeois ont engrangé 83 millions de bénéfices avec les départs de talents comme Maxim De Cuyper, Chemsdine Talbi ou Ardon Jashari. En revanche, l’argent cesse de faire partie du débat quand on remarque qu’avec 16,2 millions d’euros lâchés sur le marché pour gonfler le noyau de Besnik Hasi, Anderlecht a dépensé presque autant que l’Union Saint-Gilloise (17,2 millions) aux comptes pourtant bien garnis par la certitude de disputer la Ligue des champions.
Même à Sclessin, où le spectre de ces investisseurs dont on parle tout le temps et qui n’arrivent jamais commence à peser sur les tribunes, on désigne souvent l’argent comme le cœur du problème. C’est l’histoire que raconte le club depuis que Bruno Venanzi a creusé un trou dans les comptes en rachetant le club au rabais à son prédécesseur, Roland Duchâtelet. Certes, il y avait eu le mercato gargantuesque de Michel Preud’homme à 30 millions d’euros lors de l’été 2019, financé par les ventes conjointes de Razvan Marin, Moussa Djenepo et Christian Luyindama. Depuis, dans la foulée de la crise sanitaire puis de la revente du club, l’heure était principalement aux économies. Le Standard n’avait plus jamais dépensé plus de cinq millions d’euros sur le marché estival, chutant même à des achats de 600.000 euros seulement en 2024 avec un noyau constitué essentiellement de prêts.
Cette fois, l’histoire des Rouches pauvres tient toutefois beaucoup moins la route: avec neuf millions d’euros investis cet été, les Liégeois sont dans le Top 5 des équipes les plus dépensières de l’élite belge en juillet-août 2025, devant des écuries comme La Gantoise ou l’Antwerp. Par le passé, les clubs ayant dépensé au moins neuf millions sur le marché des transferts ont d’ailleurs presque toujours disputé les play-offs 1, à trois exceptions près: Gand en 2022 (quand les play-offs ne se jouaient qu’à quatre équipes), Westerlo et encore Gand en 2024. Les Gantois avaient toutefois largement déforcé leur équipe pour garnir leurs comptes au mois de janvier, vendant en l’espace de quelques semaines Malick Fofana, Gift Orban et Hugo Cuypers. Avec de telles dépenses, ne pas se faire une place dans le Top 6 a de toute façon l’allure d’une contre-performance.
Les performances des uns conjuguées aux saisons anonymes des autres creusent le fossé.
Bruges-Union, classique futuriste
Si l’argent est évidemment une source d’inégalités, et que les performances des uns conjuguées aux saisons anonymes des autres creusent considérablement le fossé, les explications à ce coulissement progressif du pouvoir se trouvent également ailleurs. Précisément dans les bureaux, là où les méthodes sont bien différentes.
A Bruges comme à l’Union, l’analyse de la performance et le recrutement ont été les plus objectivés possible. Certes, les Brugeois ont parfois fait d’étranges caprices, comme lors du recrutement d’un Dedryck Boyata déjà trahi par son corps sous prétexte que la mode était au rapatriement des Diables Rouges, mais leur sens du casting sur le marché des transferts est généralement sans faille. A quelques exceptions près, les Blauw en Zwart ont ainsi fixé la barre de leurs dépenses à six millions d’euros par joueur, et misent sur une cellule data de plus en plus pointue pour faire la différence.
Quant aux Unionistes, leur travail sur les bases de données et leur algorithme établi sur les fameux expected goals (les chances de chaque tir au but de finir au fond des filets) leur permet de dénicher des attaquants à des prix raisonnables pour les revendre en les faisant passer sur la table de multiplication après une ou deux saisons abouties. En coulisses, personne ne sait vraiment qui fait quoi lors de ces étapes qui mènent au transfert d’un nouveau joueur au stade Jan Breydel ou au parc Duden. Un choix conscient, dicté par des dirigeants qui ne veulent pas que l’ego des uns et des autres sème le trouble dans les rouages bien huilés de leur machine à (bien) décider.
Anderlecht-Standard, question d’ego
Au Standard comme à Anderlecht, la donne est bien différente dans les bureaux. Dans les bons comme dans les mauvais jours, certaines figures marquantes sont inévitablement mises en avant.
En bord de Meuse, l’été fut marqué par la présence incontournable de Marc Wilmots. C’était le souhait de Giacomo Angelini, nouveau CEO du club qui s’est offert un paratonnerre de choix en confiant la destinée sportive des Rouches à l’ancien sélectionneur des Diables Rouges. Du terrain d’entraînement pendant le stage aux conférences de presse, le directeur sportif n’a pas traîné pour marquer Sclessin de son empreinte. Ses transferts, sa politique, ses choix, ont tous été analysés par les médias et souvent applaudis par les supporters. Tant pis si le Standard a été le premier club du championnat à changer d’entraîneur cette saison, Wilmots évitant soigneusement de se présenter face à la presse en même temps que Vincent Euvrard comme il l’avait fait pour son prédécesseur, Mircea Rednic. Un acteur important a changé, mais le storytelling est intact: si ce Standard réussit, la médaille sera passée autour du cou de «Willy».
Du côté de Neerpede, le rôle du héros potentiel est aujourd’hui sur les épaules d’Olivier Renard. Avant lui, il a été occupé par le Danois Jesper Fredberg, proche de ramener le titre du côté mauve de la capitale en 2024, Peter Verbeke et même, dans un autre registre, Vincent Kompany. Le tout sous le contrôle pas toujours bienveillant d’un Wouter Vandenhaute qui tenait à tout prix à jouer un rôle important dans l’esquisse de l’Anderlecht victorieux du futur. Comme ses prédécesseurs, Olivier Renard transfère donc beaucoup, et à sa manière, pour que l’effectif des Mauves ressemble à celui qu’il imagine, et qui doit permettre au Sporting bruxellois de remporter à nouveau un trophée grâce à ses idées. Le problème, c’est que les arrivées ont été bien plus nombreuses que les départs cet été, et que le noyau dirigé par Besnik Hasi commence à ressembler à une lasagne hiérarchique indigeste.
Entre Nilson Angulo, le transfert de Peter Verbeke qui parvient enfin à secouer les défenses, les gros contrats laissés sur la table par Jesper Fredberg (Mats Rits), les caprices de Wouter Vandenhaute (Thorgan Hazard et Thomas Foket), les jeunes talents amenés par Olivier Renard (Cédric Hatenboer, Mihajlo Cvetkovic), les joueurs importants pour le système de jeu de Besnik Hasi (Ilay Camara) et même le reliquat des années de confiance à Neerpede sous les ordres de Vincent Kompany (Marco Kana), difficile de trouver un ensemble cohérent. Il y a pourtant une logique: tout le monde, en obtenant un poste à responsabilités dans le club le plus titré du pays, espère le marquer de sa griffe. Et puisque très souvent, un nouvel arrivant débarque à cause des erreurs de son prédécesseur, il est tenté d’emprunter un chemin bien différent pour retrouver la voie du succès. A Anderlecht, les changements multiples du passé (et ceux que la reprise en main par Marc Coucke annonce encore à l’avenir) font que l’itinéraire récent du club ressemble à un rond-point autour duquel on reviendrait sans cesse tourner pour prendre une nouvelle direction, après avoir rebroussé chemin sur celle qu’on avait choisie quelques mois plus tôt.
Les coachs à l’ombre
Si l’indéfectible soutien financier de Marc Coucke, qui contraste avec les économies préconisées par les propriétaires américains du Standard, permet à Anderlecht de rester plus proche des hautes sphères du classement que les Liégeois, c’est surtout sur la question des compétences que semble se faire la différence entre les deux premières positions du championnat et le reste du pays. Unionistes et Brugeois ont construit une structure bien plus ombragée que celles des Mauves et des Rouches, mais qui leur garantit d’éviter de brûler les ailes de tous ceux qui se hasardent sous les projecteurs.
Chez les deux derniers champions en titre, la logique est même poussée jusqu’au banc de touche. Parce que malgré un bref passage à la tête de Saint-Trond et Waasland-Beveren pour l’un et une éphémère carrière de Diable Rouge pour l’autre, rares sont ceux qui voyaient en Nicky Hayen et Sébastien Pocognoli des coachs à l’étoffe digne de la Ligue des champions. Alors que la figure de l’entraîneur se starifie depuis une quinzaine d’années, dans la foulée de l’éclosion à l’échelle mondiale de Pep Guardiola et José Mourinho, la nouvelle tendance qui fonctionne sur l’échiquier belge est d’opter pour un jeune entraîneur qui n’a ni une religion tactique trop affirmée ni une volonté excessive de se mettre dans la lumière.
Le coach est alors un employé comme un autre, là où les profils qu’on place sur le banc d’Anderlecht ou du Standard sont toujours étudiés au microscope par les suiveurs médiatiques des ténors du passé. On parle des changements de Besnik Hasi ou de la «patte» imposée par Vincent Euvrard à Sclessin, plus que des plans tactiques de Nicky Hayen et Sébastien Pocognoli. Depuis cinq ans, l’Union a ainsi joué les premiers rôles avec quatre entraîneurs différents et aux profils variés, alors que les trois derniers titres de champion de Bruges ont été conquis avec trois figures différentes sur le banc de touche. L’avantage, c’est que le mercato n’est jamais vraiment influencé par le nom de celui qui s’assied sur le banc: au parc Duden, la défense à trois et le duo offensif sont devenus la norme depuis le retour au sein de l’élite, tandis que Bruges ne se sépare plus de son 4-3-3.
Le «clasico» entre les Mauves et les Rouches reste le match le plus suivi de l’année au sud du pays.
Un duel tel une finale
Jesper Fredberg a bien tenté d’instaurer un tel système à Anderlecht. De son côté, Marc Wilmots choisit une ligne directrice ferme pour son Standard, abolissant la politique des prêts de joueurs et insistant sur le retour du français comme langue véhiculaire du club. Le problème, c’est qu’une saison décevante couplée aux dépenses importantes de l’été pourrait rapidement mettre le Taureau de Dongelberg dans l’œil du cyclone, comme Fredberg l’a été à Bruxelles avant lui. Il faudrait alors, probablement, repartir de zéro une fois de plus, avec de lourds et longs contrats dans les valises et une masse salariale à rééquilibrer tout en injectant de la qualité. C’est le combat que mènent Anderlecht et le Standard depuis de longues saisons, ralentis par un passif historique qui rend intolérables les saisons de transition.
Parce que si le duel entre Bruges et l’Union est devenue la joute sportive la plus prestigieuse du pays, le «clasico» qui oppose les Mauves aux Rouches reste le match le plus suivi de l’année au sud du pays. Au cœur d’une saison où les raisons de sabrer le champagne risquent encore d’être rares, les supporters des deux camps ne voudront probablement pas passer à côté d’un succès contre leur rival préféré. Parce que le Standard attend une coupe depuis 2018, et que le dernier championnat remporté par Anderlecht remonte à 2017. Alors, en période de disette, un duel fratricide gagné a l’allure d’un petit trophée.