A Montréal, Tadej Pogačar et Brandon McNulty franchissent la ligne d’arrivée ensemble: un triomphe pour UAE Team Emirates. © GETTY

UAE Team Emirates: comment la maladie d’un milliardaire chinois a fait naître la meilleure équipe de l’histoire

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Tadej Pogačar n’est plus seul au monde chez UAE Team Emirates. Avec sa garde rapprochée, ils battent tous les records et deviennent la meilleure équipe de l’histoire.

Quatre bras se lèvent. De plus en plus rare à l’arrivée d’une course cycliste, où l’on demande désormais aux coéquipiers de garder les mains sur le guidon quand ils voient leur sprinteur lever les bras lors d’une arrivée massive. Il faut dire qu’ici, il n’y a pas de masse. Le premier poursuivant pointe à plus d’une minute. Alors, Tadej Pogačar ralentit le rythme de ses coups de pédale, se redresse et regarde Brandon McNulty savourer. Le meilleur coureur du monde offre à l’un de ses précieux valets une victoire de prestige sur les routes du Grand Prix cycliste de Montréal, recensé au calendrier du World Tour.

Pour leur équipe, UAE Team Emirates, c’est déjà le 85e bouquet de la saison. Il reste un gros mois de compétition, et pas mal d’opportunités de garnir encore le buffet d’une saison riche en gloutonneries victorieuses, mais Tadej et ses Emiriens atteignent un jalon important. 85, c’était le record de succès en une saison, établi en 2009 par l’équipe HTC-Columbia. Ceux-là collectionnaient les sprints, plus nombreux dans le calendrier cycliste, grâce à la pointe de vitesse du supersonique Mark Cavendish (23 victoires), à celle du puissant André Greipel (20) et du jeune et prometteur Norvégien Edvald Boasson Hagen (13). Dans la suite de Tadej Pogačar, on ne recense pas de sprinteur, ou presque. Il y a bien ce rapide Colombien, Juan Sebastián Molano, mais il n’a gagné que deux fois en 2025.

La différence, c’est que 19 de ses coéquipiers ont également levé les bras. Souvent sur des courses majeures. UAE Team Emirates s’est ainsi adjugé quinze des 34 épreuves du circuit World Tour, les plus prestigieuses de la saison. Parmi les quatorze courses par étapes de ce calendrier de renom, ils en ont même remporté neuf, plaçant un coureur sur le podium dans quatre des cinq épreuves qu’ils n’ont pas gagnées. Le bilan est gargantuesque, et d’autant plus impressionnant qu’il n’est plus seulement le fait de l’ogre slovène.

Parce que pour la première fois depuis 2019, année de sa révélation au plus haut niveau, Tadej Pogačar n’est plus responsable d’au moins un quart des succès de son équipe. Au bout de chaque saison, il était ainsi toujours celui qui amassait une bonne partie des bouquets de UAE Team Emirates, remportant même jusqu’à 41% des victoires du groupe émirati en 2021 (treize victoires pour lui, 32 pour l’équipe). Au total, entre 2019 et 2024, le quadruple vainqueur du Tour de France prend ainsi à son compte 87 des 280 succès de ses couleurs, soit 31%. Cette année, au moment de laisser la victoire à son équipier sur les routes canadiennes, Pogačar n’a remporté «que» seize des 86 sacres (suite à la victoire de MCNulty au classement final du Tour du Luxembourg le 21 septembre) des siens. Soit 19%, «seulement».

Le Chinois malade et le Suisse sulfureux

Pour UAE Team Emirates, l’histoire commence comme elle est aujourd’hui suspendue. Par un doublé, et un champion du monde au second plan. C’est en effet dans les coulisses du Grand Prix de Formule 1 d’Abu Dhabi, au bout du mois de novembre 2016, que se scelle définitivement l’accord entre le Suisse Mauro Gianetti, ancien cycliste reconverti en consultant sur le marché cycliste, et Matar Suhail Al Yabhouni Al Dhaheri, patron de Kapaonic Property Investment LLC. Pendant que Lewis Hamilton triomphe avec quelques mètres d’avance sur son coéquipier et nouveau champion du monde Nico Rosberg, les deux hommes concluent le sauvetage de l’équipe Lampre.

Les Italiens sont alors dirigés par Giuseppe Saronni, ancien champion du monde au nez et à la barbe de Greg LeMond en 1982 devenu patron d’équipe désespéré. En août 2016, il a pourtant conclu un accord pour que son équipe transalpine passe sous pavillon chinois. Li Zhiqiang, président de TJ Sport, débarque dans le cyclisme avec des ambitions démesurées, promettant des investissements colossaux. Hélas, parce qu’il tombe gravement malade et qu’il était la figure de proue d’un projet qui aurait été soutenu par le régime chinois, tout tombe à l’eau. Le temps presse, la licence pour participer au World Tour menace d’expirer, et Saronni compte alors sur son associé Mauro Gianetti pour réussir un sprint final inattendu.

Vice-champion du monde à Lugano en 1996 derrière le Belge Johan Museeuw, l’ancien cycliste suisse charrie quelques casseroles dans son sillage. En 1998, il quitte le Tour de Romandie dans un état critique, qu’on dit dû à une prise mal contrôlée de PFC, un transporteur d’oxygène censé améliorer les performances. Dix ans plus tard, c’est dans la peau d’un patron d’équipe qu’il est chassé du Tour de France 2008, sa Saunier Duval explosant les compteurs en montagne grâce à son sulfureux grimpeur Riccardo Riccò, contrôlé positif à l’EPO. Retourné dans l’ombre, Gianetti a tissé des liens avec les Emirats arabes unis dès 2014 grâce à son implication dans des projets sociaux autour de la bicyclette. Ses bonnes relations tombent à pic pour sauver l’avenir de la Lampre.

La réponse vient donc des Emirats et, là aussi, elle est soutenue par le régime. Dès février 2017, la compagnie aérienne Emirates devient un sponsor majeur et fait décoller somptueusement le budget de l’équipe. Les rumeurs du peloton racontent alors que l’investissement émirati aurait été motivé, au moins en partie, par la création quelques mois plus tôt de l’équipe Bahrain-Merida, nouveau jouet du prince Nasser ben Hamed Al Khalifa. Une entrée en matière spectaculaire, accompagnée du recrutement de la star du cyclisme italien Vincenzo Nibali (vainqueur du Tour de France 2014), qui aurait suscité la jalousie de Mohammed et Mansour ben Zayed, fils du puissant dirigeant émirati Zayed ben Sultan Al Nahyan. Pour exister sur le terrain du sport et faire de l’ombre au Bahreïn, les Emirats arabes unis ne lésineront pas sur les moyens.

De «l’équipe de Pogačar» au mastodonte UAE Team Emirates

Le projet démarre doucement, parce qu’il s’est mis sur les rails trop tard pour bâtir une équipe compétitive en 2017. Ce sont donc les anciens tauliers de la Lampre, comme l’Italien Diego Ulissi ou l’ancien champion du monde portugais Rui Costa, qui contribuent aux 17 victoires conquises cette année-là. L’exercice suivant n’est pas plus fructueux malgré les arrivées du puncheur Dan Martin, du sprinteur Alexander Kristoff ou du grimpeur Fabio Aru, tous richement payés pour faire passer l’équipe dans une nouvelle dimension. Au contraire, le rival bahreïni gagne du terrain grâce aux résultats de Nibali, qui finit sur le podium de deux grands tours et empoche deux monuments consécutifs (le Tour de Lombardie en 2017, Milan-Sanremo l’année suivante). Finalement, pour UAE Team Emirates, le plus grand jour de l’année 2018 est le 22 août. L’équipe annonce la signature d’un«jeune cycliste slovène très talentueux»: un certain Tadej Pogačar.

S’il faut attendre 2021 pour en avoir le cœur net, les premiers signes apparaissent dès 2019, avec un podium assorti de trois victoires d’étape sur le Tour d’Espagne. Le maillot jaune conquis sur un Tour de France covidé l’année suivante sert de confirmation, et l’écrasante saison 2021 tourne à la dictature: avec Tadej Pogačar, UAE Team Emirates abrite le meilleur cycliste du monde. Si ses résultats ont fait passer son équipe de la douzième (en 2018) à la quatrième (2019) puis troisième (2020) place du classement mondial, la concurrence des Néerlandais de la Jumbo-Visma reste toutefois féroce pour véritablement s’installer au sommet. Les Emiriens prennent toutefois le pouvoir en même temps qu’ils dépassent la barre des 50 victoires annuelles: 57 en 2023, 81 l’année suivante, puis 85 lors de cette saison pas encore conclue.

L’équipe a visé juste en misant sur de jeunes talents qui broient la concurrence dès leur apparition dans le peloton. L’Espagnol Juan Ayuso, le Portugais João Almeida ou le Mexicain Isaac Del Toro sont les seconds couteaux les plus affûtés de la meute sur deux roues, alors que le budget pharaonique de UAE Team Emirates permet de renforcer le groupe avec des équipiers de prestige comme Adam Yates, Nils Politt, Marc Soler, Tim Wellens ou Jhonatan Narváez.

Des perspectives de fin d’hégémonie existent cependant: à force d’accumuler les talents, certains finiront bien par aller évacuer ailleurs leur frustration de ne pas pouvoir s’aligner avec des prétentions sur les plus grandes courses, vampirisées par Pogačar. La pépite espagnole Juan Ayuso changera ainsi d’air en 2026. Encore faut-il pouvoir les payer. Depuis 2024, l’Union cycliste internationale réfléchit d’ailleurs à instaurer un plafond salarial. Une idée soutenue par Christian Prudhomme, l’homme fort d’ASO (société organisatrice du Tour de France), qui admet dans les colonnes du Midi Libre que «avec les capitaux qui viennent notamment des pays arabes, le match est un peu déséquilibré.»

Au point de pouvoir choisir quel joueur aura le luxe de mettre la balle au fond.

85. Le précédent record de victoires sur une saison, glané par HTC-Columbia, en 2009.

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