YouTube a 20 ans, et se donne dix années supplémentaires pour dominer le marché mondial du sport. Une stratégie à base de diffusions en direct, de pouvoir des influenceurs et de rapport privilégié avec la génération Z.
L’histoire commence avec des trompes d’éléphant. Jawed Karim en parle pendant une vingtaine de secondes, devant un enclos du zoo de San Diego. La vidéo est postée le 23 avril 2005, s’intitule simplement Me at the Zoo, et marque le début d’une révolution numérique. Née dans un bureau de Californie, matérialisée dans un parc animalier, YouTube devient très vite la plus grande bibliothèque audiovisuelle jamais créée.
A l’origine, la plateforme est conçue comme un site de rencontres vidéo, un Tinder audiovisuel avant la lettre. Mais les utilisateurs commencent alors rapidement à partager leurs propres vidéos: moments drôles, animaux de compagnie, chansons de karaoké… En quelques mois, le nombre de vidéos mises en ligne explos. En octobre 2006, à peine un an et demi après sa création, Google rachète YouTube pour 1,3 milliard d’euros. Ce qui s’avérera une (très) bonne affaire.
Mais le succès ne s’est pas fait sans heurts. Des géants des médias tels que Viacom et la Premier League ont poursuivi YouTube en justice pour violation des droits d’auteur. La solution est venue en 2007 avec Content ID, un système permettant aux ayants droit de générer des revenus à partir de leur contenu. La plateforme est ainsi passée du statut de rebelle numérique à celui de partenaire fiable. Aujourd’hui, YouTube fait figure de géant de l’industrie des médias.
L’arme du sport
Le sport a joué un rôle crucial dans l’ascension fulgurante de YouTube: en 2024, il représentait 35 milliards d’heures de visionnage, soit une augmentation de 45% par rapport à l’année précédente. Cette association fructueuse a commencé par une formule simple: des résumés gratuits ont séduit un public jeune délaissant de plus en plus la télévision.
En 2009, le média social a conclu un premier accord avec l’Indian Premier League (IPL) de cricket, dans le cadre duquel 70% des revenus publicitaires étaient reversés à la ligue. Une nouvelle étape fut franchie en 2012, lorsque le Comité international olympique (CIO) a choisi YouTube pour diffuser les Jeux olympiques de Londres dans 64 pays d’Asie et d’Afrique. Mais un événement bien moins classique qui marqua le principal tournant de l’histoire de la plateforme de vidéos et du sport: le 14 octobre 2012, le saut en chute libre de Felix Baumgartner depuis une capsule à 39 kilomètres d’altitude est suivi par huit millions de personnes. Le livestream, réalisé en collaboration avec les spécialistes du marketing de Red Bull, a été le plus important jamais diffusé et a même provoqué un ralentissement notable du trafic Internet non lié à cet événement aux Etats-Unis et en Europe. Les serveurs et la bande passante ont été saturés par le flux. YouTube a ainsi démontré qu’il pouvait non seulement gérer de courts clips, mais aussi des événements en direct d’envergure mondiale.
YouTube veut devenir le plus grand distributeur sportif au monde d’ici dix ans en rassemblant dans un écosystème intégré les matchs en direct, les résumés, les podcasts et le contenu des fans.
Il restait alors à investir le marché des sports les plus porteurs. L’étape fut franchie en décembre 2022, lorsque YouTube conclut un accord de treize milliards d’euros pour le NFL Sunday Ticket, un ensemble de matchs en direct de la Ligue de football américain (NFL) qui sera diffusé en exclusivité sur YouTube TV jusqu’en 2029. Les abonnés auront accès à des fonctionnalités interactives telles que le multiview, les statistiques en direct et les chats.
En septembre dernier, l’entreprise au logo rouge frappa encore plus fort: la première diffusion en direct entièrement gratuite et mondiale d’un match de la NFL entre les Los Angeles Chargers et les Kansas City Chiefs, à São Paulo, au Brésil. Un succès sans précédent grâce aux 18,5 millions de téléspectateurs aux Etats-Unis, ces derniers pouvant voter en direct, poser des questions et partager des clips.
Génération YouTube
Le passage de la télévision à YouTube, y compris pour les contenus sportifs, est avant tout une question de génération. La «Gen Z» ne regarde presque plus la télévision et consomme de plus en plus de sport sur YouTube. L’interactivité et l’authenticité, comme lors du match de la NFL au Brésil, jouent un rôle crucial à cet égard. Un rapport de Deloitte (2024) le confirme: 70% des 16-30 ans se sentent plus proches des influenceurs YouTube connus que des commentateurs ou journalistes de télévision classiques.
L’essor du contenu sportif axé sur les créateurs est perceptible à l’échelle internationale. La chaîne brésilienne CazéTV, fondée en novembre 2022 par le streamer et commentateur sportif Casimiro Miguel, en est un exemple parfait. Elle propose des reportages sportifs accessibles et informels dans un style décontracté et interactif qui rompt avec la télévision traditionnelle.
Avec 23 millions d’abonnés, la chaîne a déjà atteint 30 millions de téléspectateurs uniques lors de la Coupe du monde de football en 2022. En 2024, CazéTV a diffusé les Jeux olympiques de Paris: 55% des téléspectateurs étaient âgés de18 à 34 ans. En 2026, elle diffusera tous les matchs de la Coupe du monde de football, signe de la montée en puissance des influenceurs.
Pour YouTube, il s’agit d’une stratégie délibérée: le sport doit faire partie intégrante de la culture des créateurs de contenu, où la frontière entre fans, créateurs et athlètes s’estompe. De grandes organisations telles que la Fédération internationale de football (Fifa) et le CIO y contribuent activement. C’est toutefois dans les sports de niche que cette évolution est la plus spectaculaire: alors que les médias traditionnels se concentrent sur les grandes compétitions, YouTube offre une tribune au skateboard, à l’escalade sportive et à l’e-sport. L’Esports World Cup en Arabie saoudite y a généré à elle seule entre dix et 20 millions de vues.
La percée belge
Les clubs et fédérations belges ont également embrassé cette transition numérique. Le club de football d’Anderlecht a été l’un des premiers à adopter YouTube en 2006, à peine un an après sa création. Aujourd’hui, presque tous les clubs de la Jupiler Pro League ont leur propre chaîne. La Fédération royale belge de football utilise YouTube depuis 2012 comme plateforme numérique pour ses fans, avec des moments forts et du contenu en coulisses, tandis que Basketball Belgium met en avant les Belgian Cats et les Belgian Lions depuis 2016. Cela s’inscrit dans la tendance mondiale: les organisations sportives ne considèrent plus YouTube comme une simple plateforme promotionnelle, mais comme un canal médiatique à part entière, avec son propre storytelling et une interaction directe avec les fans.
Septante pour cent des 16-30 ans se sentent plus proches des influenceurs YouTube connus que des commentateurs ou journalistes de télévision classiques.
Des sportifs belges connus misent également sur cette tendance en créant leur propre chaîne YouTube. Jérémy Doku, Julie Vanloo, Thibau Nys et Remco Evenepoel y abordent leur quotidien. Les vidéos d’entraînement d’Evenepoel atteignent même un million de vues. Au niveau international, Cristiano Ronaldo vole la vedette à tout le monde. Lancée en 2024, sa chaîne UR Cristiano a atteint le million d’abonnés en une heure et demie: un record. Le succès de Ronaldo montre comment les athlètes deviennent eux-mêmes des stars des médias, partagent leur histoire directement avec leurs fans et contournent les médias traditionnels. Ils en retirent également de solides profits puisqu’avec désormais 77 millions d’abonnés et 112 vidéos, le Portugais génère des millions d’euros en revenus publicitaires.
Innovation technologique
L’avance de YouTube ne tient pas seulement à sa portée, mais aussi à son innovation technologique. Des fonctionnalités telles que l’autodubbing et Dream Track rendent le contenu sportif plus accessible. Dream Track génère automatiquement une musique qui correspond à l’ambiance d’une vidéo, tandis que l’autodubbing traduit les commentaires en temps réel dans des dizaines de langues.
Les outils d’analyse de YouTube fournissent également aux détenteurs de droits des informations détaillées sur les moments qui suscite le plus d’intérêt chez les spectateurs. YouTube optimise aussi son infrastructure pour la diffusion en direct, avec un délai minimal (faible latence) et une qualité 4K. Le streaming du match de la NFL à São Paulo l’a illustré: les spectateurs pouvaient passer d’un angle de caméra à l’autre et consulter les statistiques en direct, ce que la télévision traditionnelle offre rarement.
L’essor de la plateforme vidéo reflète des tendances culturelles et technologiques plus larges: l’accélération du haut débit, l’explosion des réseaux sociaux, l’émergence des influenceurs et l’érosion des modèles d’exclusivité. Alors que la télévision traditionnelle est confrontée à une baisse d’audience, YouTube grandit avec une génération qui est constamment en ligne.
L’ambition de YouTube est claire: devenir le plus grand distributeur sportif au monde d’ici à dix ans, une plateforme qui rassemble les matchs en direct, les résumés, les podcasts et le contenu des fans dans un écosystème intégré. Un objectif démesuré? La plateforme a toujours eu un appétit d’éléphant.