Lorsqu’on creuse le passé de l’attaquant suédois de l’Inter au Malmö FF, on réalise qu’il a toujours été plongé dans le football local et qu’il a donné une identité aux habitants de sa banlieue.
Au commissariat de Malmö, l’inspecteur de police spécialiste en affaires criminelles Johnny Gyllensjo ôte ses lunettes et s’étire. Son élocution est lente, il pèse ses mots : » De quoi souhaitez-vous parler ? »
Vous avez entraîné Zlatan Ibrahimovic en équipes d’âge à Malmö FF, de 15 à 17 ans. C’est vous qui l’avez aidé à s’imposer, à un moment crucial. Comment ?
Johnny Gyllensjo : Cela m’a rendu célèbre ! Selon moi, un entraîneur de jeunes est également un second père pour eux. Il n’est pas seulement le coach d’une équipe. Zlatan avait un ami dans cette équipe, qui évoluait aussi en attaque et marquait beaucoup. Il est devenu international en – 16 ans et recevait systématiquement le prix du meilleur buteur du club. C’était Tony Flygare. Zlatan enrageait de ne pas trouver le chemin des filets aussi aisément. Les jeunes footballeurs ne songent généralement qu’au nombre de buts qu’ils inscrivent. C’est ce qui compte, à leurs yeux.
Durant un entraînement, il m’a dit qu’il ferait tout aussi bien de quitter Malmö. J’ai confié la suite de la séance aux deux autres coaches pour discuter une heure avec Zlatan. J’ai tenté de le convaincre que le football représentait davantage que des buts, qu’il devait patienter car à son âge, chacun se développe à son rythme. Certains sont plus mûrs que leur âge ne le laisse supposer, d’autres le sont moins. Il a saisi le message et il a continué à jouer à Malmö. Aux dernières nouvelles, Flygare évolue dans un petit club.
Zlatan a une personnalité affirmée, voire agressive et est en mauvais termes avec les journalistes. Comment faut-il le prendre ?
En Suède, nous utilisons l’expression » un enfant s’écarte du feu auquel il s’est brûlé… » Je pense qu’il faut être honnête. A un certain niveau, on ne peut plus agir derrière le dos des joueurs. Il faut respecter l’être humain en eux. C’est ainsi que je dirige mes footballeurs. Je suis heureux que des joueurs que j’ai écartés, estimant leur niveau trop faible pour Malmö, me saluent toujours quand ils me rencontrent, le samedi, alors que je me promène avec ma femme dans les rues de la ville. Le respect mutuel est une valeur essentielle.
A quels moments avez-vous dû être honnête à l’égard de Zlatan ?
Le football est un sport collectif. Il faut donc respecter certaines conventions tactiques, mais sans ôter sa spontanéité à un joueur. On ne peut pas les rappeler à l’ordre à tout bout de champ. Il faut parfois leur laisser la bride sur le cou. Zlatan et moi n’avons pas la même vision des choses. J’ai dû lui apprendre à ne pas jouer uniquement pour lui-même, à penser à l’équipe. J’ai dû lui transmettre ce message sans entamer sa personnalité. Parfois, il devait comprendre qu’il valait mieux passer le ballon que tenter un dribble.
Zlatan a grandi à Rosengård, une banlieue de Malmö. Dans quelle mesure cela l’a-t-il influencé ?
Cela l’a rendu plus fort. Disons qu’il prenait de la place dans le groupe. Les Suédois sont réputés pour leur réserve et leur froideur. Ces jeunes footballeurs étrangers se distinguaient et s’imposaient. C’est pour ça qu’il est agréable de travailler avec eux. Malmö est une ville multiculturelle. Je pense que 30 à 35 % des 260.000 habitants sont des immigrés. Ils ont un impact positif sur notre football. Ces jeunes joueurs tentaient d’attirer l’attention de Malmö FF en se produisant pour des clubs plus modestes. Ils ne rêvaient que de devenir professionnels. Les racines yougoslaves de Zlatan ne me posaient pas problème. Il apportait quelque chose de positif au groupe.
Le passé modeste de Zlatan a-t-il constitué un atout ?
Oui, Rosengård regorge de petits clubs. Les jeunes veulent jouer avec leurs copains. Quand l’un d’eux évolue dans un petit club, il suscite de l’émulation. Zlatan a été motivé par des amis.
Rosengård est pourtant un quartier défavorisé et miné par le chômage ?
Nous avons connu des problèmes : certains jeunes volaient leurs congénères. La police locale a investi énormément d’énergie pour contenir cette délinquance. Si le chômage fait des ravages, le système suédois de sécurité sociale fait des miracles aussi. Les immigrés trouvent difficilement embauche en Suède mais beaucoup de petits clubs de Rosengård effectuent de l’excellent ouvrage pour insérer les étrangers dans le système suédois.
Zlatan ne constitue-t-il pas un modèle ? Celui qui débute petitement peut aller loin…
Certainement. Il est bon d’avoir une idole et un objectif dans la vie. Pendant les fêtes de Noël, il y a un grand tournoi en salle à Malmö. Quand vous demandez aux jeunes pousses quelle est leur idole, neuf sur dix répondent : Zlatan. Ils veulent marcher sur ses traces. Cependant, comme il le dit lui-même, il n’y a qu’un Zlatan (il sourit). Son message aux jeunes est clair : soyez vous-mêmes.
Un talon nu
Pour demander son chemin à Rosengård, on peut s’exprimer en suédois, en turc, en arabe, en serbo-croate mais l’anglais ne mène pas loin. Heureusement, nous rencontrons un Palestinien qui s’exprime dans un français parfait. Il nous guide au terrain du FBK Balkan à travers les buildings, tous construits sur le même modèle, entourés de parterres et d’arbres.
Des familles occupent la pelouse sise à côté du complexe. Des enfants jouent, trois jeunes filles fument leur première cigarette, un peu à l’écart, et une mère promène son fils. Enervée, elle tente de ramener à la raison le gamin, qui s’est mis en tête de sauter à cloche-pied jusqu’à la maison. Elle est drapée dans une burka noire mais à chaque pas, elle dévoile son talon, à travers un bas déchiré.
Le FBK Balkan est en D3 de Södra Götaland. Ce soir-là, il affronte Kulladals FF, le club où l’ancien international suédois Stephan Schwarz a entamé sa carrière. Le président du club, originaire de Belgrade, un homme ventripotent revêtu d’un pantalon de training noir, apporte deux bacs de limonade dans le vestiaire. La sueur a fait glisser ses lunettes sur son nez. Monsieur Cedomir crache. En l’honneur de notre visite, les hot-dogs sont gratuits aujourd’hui, a-t-il annoncé à ses collaborateurs. La limonade aussi.
Les haut-parleurs diffusent de la musique traditionnelle des Balkans. L’ancienne Yougoslavie a éclaté mais au FBK Balkan, tout le monde joue avec tout le monde. Dans les années 60, manquant de main-d’£uvre dans les chantiers et les industries portuaires, la Suède a attiré beaucoup de travailleurs. Le père de Zlatan, un Bosniaque, est venu en Suède comme ouvrier. Sa mère, Croate, a travaillé comme femme d’ouvrage. Les buildings ont poussé comme des champignons à Rosengård : propres, uniformes, peu confortables, dépourvus de convivialité.
Deux paires d’yeux
Le match a débuté. Hasib Klicic se tient derrière le banc, près de quelques misérables bancs en bois. D’origine bosniaque, il a entraîné Ibrahimovic durant les deux saisons que celui-ci a passées au club. Il affirme avoir beaucoup appris au footballeur de 11 ans.
» Pour progresser, il devait rejoindre un club d’un meilleur niveau, soit Malmö FF. Ce club a un entraîneur par formation alors que Balkan en a deux pour huit équipes. Je l’ai coaché pendant deux ans. Quand il était en possession du ballon, il voulait tout faire en même temps. Il était plutôt sauvage. Il avait un c£ur grand comme ça et voulait toujours jouer. Pour l’équipe des 12 ans, des 13, des 14… partout où une place était vacante. Je continuais à l’entraîner quand tous les autres étaient rentrés chez eux : je lui délivrais des passes. Il marquait un ou deux buts par match. Le problème, c’est qu’ici, il ne perdait pratiquement jamais. Quand il a connu la défaite avec ses clubs suivants, il en a fait un drame. Ses adversaires devaient avoir deux paires d’yeux quand il était dans les parages du but. Il était facilement 50 % supérieur aux autres. Il appelait sans cesse le ballon, ce qui ne plaisait pas à ses coéquipiers. Il avait déjà une personnalité affirmée « .
Le FBK Balkan s’est incliné 2-3 face à Kulladals. Des enveloppes de graines de tournesol, le snack favori des spectateurs, parsèment le sol. On amène dans la baraque le bec de gaz qui a réchauffé les saucisses. La centaine de spectateurs rentre à la maison. Monsieur Cedomir est accoudé à la balustrade, déçu. Une fois de plus, les siens ont été défaits.
200 ballons
Un autre club, Mabi, partage les terrains du FBK Balkan. Mabi est né d’une fusion entre Anadolu, un club fondé par les Turcs, et Malmö BI, le premier club pour lequel Zlatan s’est produit. De là, il est passé au FBK Balkan, puis à Flagg avant de revenir au Balkan puis d’être transféré à Malmö FF, où il a effectué ses débuts parmi l’élite.
Bosse Cronqvist, le responsable sportif de Mabi, pilote sa Volvo à travers les rues de Rosengård. Il nous conduit à la maison et au premier terrain de Zlatan.
» Les temps n’étaient pas aussi durs que maintenant quand il était gamin. La concurrence s’est accrue. Il faut afficher beaucoup plus de personnalité et de caractère. Il y a tellement de nationalités différentes que des conflits naissent au sein de l’équipe mais globalement, cet apport étranger est positif pour Mabi. Nous, les Suédois, sommes doués pour l’organisation. Les personnes d’origine étrangère peuvent en tirer des leçons mais elles sont plus spontanées que nous et nous devons nous inspirer d’elles. Il est important que les enfants de Rosengård fassent connaissance avec les Suédois. Notre noyau A compte 22 joueurs. Sept d’entre eux sont d’origine suédoise mais dans une équipe junior, nous n’en avons qu’un seul, le gardien. Le club compte des joueurs de 33 nationalités différentes. Je ne sais pas si nous avons aussi un Belge. (il rit). Rosengård héberge 23.000 personnes. 8.000 d’entre elles ont moins de 16 ans. C’est énorme. Le football a un rôle capital dans ce quartier. C’est un sport bon marché. Les clubs offrent beaucoup de ballons. Chaque année, nous en distribuons 100 ou 200 afin que les gosses puissent jouer spontanément, indépendamment du club « .
Ibrahimovic a également bénéficié de cette initiative. » Christer Johansson, un de ses anciens entraîneurs, me disait encore hier qu’il n’était jamais certain que Zlatan participe à l’entraînement. Il pouvait avoir changé de club car il se baladait toute la journée, ballon sous le bras, en quête d’une équipe avec laquelle il pourrait jouer. Les petits clubs abondent dans ce quartier. Les enfants vont donc d’un club à l’autre, pour voir où ils se feront des amis ou tout simplement si l’herbe est plus verte. Où que Zlatan allait, il était le meilleur « .
Des contrefaçons de Nike
Cronqvist a parqué sa Volvo. Nous sommes près de l’immeuble où Zlatan a grandi. Les appartements sont bas, il y a une plaine de jeux, de la verdure et un mini-terrain de football. Nous ne verrons ni les parents de Zlatan ni sa famille ou ses voisins. Zlatan a été tellement furieux qu’un journaliste américano-suédois contacte sa s£ur pour réaliser sa biographie que ses intimes n’osent plus s’exprimer en public.
Il y a un an et demi, une entreprise de Malmö a téléphoné à Bosse Cronqvist et lui a demandé si son club accepterait de placer une statue de Zlatan dans son stade, en échange d’un sponsoring. » Zlatan était encore très jeune. Ce n’était donc pas une bonne idée mais nous avons convenu avec Nike de rénover le petit terrain où il jouait, gamin « .
Le terrain est désormais clôturé et a obtenu deux buts. Les travaux ne sont pas encore achevés : l’empreinte du pied de Zlatan et le logo de la marque doivent encore être moulés. Par contre, la couche de stabilisé est prête. Elle est faite de semelles de chaussures de sport recyclées. Cela ressemble à du tarmac mais possède la mollesse du tartan. Des gosses y jouent. L’un d’eux arbore un maillot Italia trop grand pour lui. En dribblant, il nous explique que son cousin vit dans l’ancien appartement de Zlatan.
» Zlatan était présent à l’inauguration, l’été 2006. 5.500 personnes sont venues « , raconte Cronqvist. » Nous lançons un tournoi de jeunes et nous espérons que Zlatan assistera à la finale, en mai. Tout le monde ne peut pas devenir un nouveau Zlatan, il faut comprendre qu’il est un talent d’exception mais sa présence, une fois par an, est stimulante pour les enfants « .
Un enfant appelle son camarade. Ils se parlent d’un balcon à l’autre jusqu’à ce qu’une mère crie. Son garçon rentre en pleurant. Sur le parterre, deux adolescents ont entamé une partie de lutte, sous le regard attentif de quatre autres.
» Nous allons lancer un projet en collaboration avec l’école, pour encourager les jeunes à mieux étudier et les aider en math, en anglais et en suédois. Ils ne peuvent accéder à l’enseignement secondaire s’ils ne maîtrisent pas ces trois matières. Nous mettons un appartement à la disposition d’enseignants spécialement formés. Il y aura tous les jours des cours complémentaires, combinés au football. Il y a cinq écoles dans les environs, 800 joueurs actifs au club, répartis en 35 équipes. Le département enseignement de la Ville nous aide. Il faut offrir un avenir aux enfants. 20 membres de notre club bénéficient déjà de leçons supplémentaires et nous espérons que dix d’entre eux pourront bientôt entamer leurs études secondaires. Il faut les aider très tôt « .
Mabi, le club de football, et Rosengård, le quartier, se sont mués en une seule et même entité, selon Cronqvist. » Il n’y a qu’un seul club suédois à Rosengård. Il se produit en D6. Nous évoluons en D2 locale. C’est très important pour nos jeunes. Nike aussi est important ! Ces enfants ont besoin de vêtements. Pourquoi Nike ? Zlatan, c’est Nike. Quand ils partent en vacances dans leur pays natal, ils en reviennent tous avec des vêtements Nike. Des copies, certes, mais avec le logo. Le symbole compte « .
Zlatan aussi est un symbole : » Il a changé beaucoup de choses. Il a donné une identité aux habitants de Rosengård. Ils clament, tout fiers : – Zlatan vient de mon quartier. Tout le monde le sait, ici. C’est si important pour le quartier. On le comprend quand on y vit et travaille mais les autres ne perçoivent pas toujours ce sentiment. Les gens qui habitent deux ou trois quartiers plus loin sont nantis. Ils ont tout : argent, auto, maison, carrière… Je suis heureux que Zlatan continue à comprendre ses anciens voisins. Il gagne une fortune, maintenant, il a de bons sponsors mais je suis certain qu’il pense encore tous les jours à Rosengård et qu’il s’imagine ce que les enfants sont en train de faire « .
Le gamin au t-shirt trop grand nous adresse le ballon. Son regard trahit un côté bravache. » Vous êtes journaliste ? », questionne-t-il.
par raoul de groote