
» Dans le foot, beaucoup ne prennent pas la question du racisme au sérieux «
Joueur majeur de la sélection anglaise et de Manchester City, Raheem Sterling ne se contente pas d’être une star du foot. L’ailier de 25 ans est aussi une icône qui n’hésite pas à prendre position.
Le trône du roi d’Angleterre est vacant. En termes footballistiques, s’entend. Ce statut a longtemps été attribué à Wayne Rooney, avant que Harry Kane ne lui succède symboliquement en 2017, en récupérant le brassard de la sélection. Mais ce dernier a été blessé plusieurs mois cette saison, ce qui laisse le champ libre à d’autres prétendants, le premier d’entre eux étant Raheem Sterling. Champion d’Angleterre et désigné meilleur joueur de Premier League en 2018/19 par les journalistes, l’ailier de 25 ans a déjà marqué vingt buts avec Manchester City cette saison toutes compétitions confondues, soit plus que n’importe lequel de ses compatriotes.
Mais si Sterling postule aujourd’hui au titre de footballeur anglais le plus influent, c’est aussi et surtout en raison de la dimension extrasportive qu’il a récemment acquise. Après avoir longtemps été la cible de la presse populaire, qui relayait à l’envi ses écarts attestés ou supposés, il a radicalement changé son image outre-Manche.
Vous avez un jour eu une phrase terrible : » Je n’ai jamais été confronté au racisme en dehors du cadre du football. »
RAHEEM STERLING : (Il coupe) Oui, c’est vrai. J’ai grandi à Londres, dans un quartier multiculturel où je n’ai jamais entendu un commentaire raciste à mon égard. Pas un seul. La première fois que j’ai été confronté à ce problème, c’est quand j’ai rejoint l’Academy de Liverpool. J’avais quinze ans et alors que je sortais de cours, un gars m’a insulté parce que j’étais noir, mais aussi parce que j’étais un jeune joueur de Liverpool.
Avez-vous tout de suite compris qu’il s’agissait de racisme, vous qui n’y aviez jamais été confronté auparavant ?
STERLING : Oui. Vous savez, quand on vous traite de » connard de noir « , on comprend immédiatement de quoi il s’agit…
Le racisme serait plus profondément ancré dans la culture du football que dans la société anglaise ?
STERLING : Je pense que oui. Parce que dans le monde du football, beaucoup de gens pensent que des remarques racistes peuvent s’assimiler à une forme de chambrage. Si un groupe de supporters fait une référence à la couleur de peau d’un joueur, l’un d’eux va peut-être dire que c’est déplacé, mais tous les autres vont lui répondre : Allez, c’est une blague, hein. Pendant longtemps, ce genre de raisonnement a été admis dans ce milieu. Quand j’étais plus jeune, j’ai entendu des commentaires assez choquants, potentiellement racistes, dans le vestiaire. Ce genre d’humour a longtemps été la norme.
Beaucoup de joueurs noirs sont avant tout mis en avant pour leurs qualités physiques. » Raheem Sterling
Le communiqué publié l’an dernier par les ultras de l’Inter ( ils justifiaient leurs chants racistes par le fait que ceux-ci sont destinés à déstabiliser les adversaires, ndlr) semble prouver que c’est encore le cas…
STERLING : (II soupire) Ça ne me dérange pas que des supporters m’en veuillent, qu’ils m’insultent, qu’ils me hurlent des choses horribles, tant qu’ils ne font pas référence à ma couleur de peau. Ça, ce n’est pas acceptable, on ne peut pas tomber plus bas. Mais la vérité, c’est que beaucoup de personnes, dans le monde du foot, ne prennent pas la question du racisme au sérieux. J’ai l’impression que si des supporters chantent des paroles à connotation sexuelle dans un stade, ils seront bien plus punis par les instances que s’ils font des remarques racistes.
» La meilleure réponse, c’est terminer le match et le gagner »
Avez-vous déjà envisagé de quitter la pelouse après avoir été victime de chants racistes ? Y avez-vous pensé lors du match Bulgarie-Angleterre (0-6), interrompu à deux reprises, notamment par des cris de singe ?
STERLING : C’était un match à l’extérieur difficile, on l’a emporté et, d’une certaine manière, c’était le plus important. Parce que la meilleure réponse à apporter aux auteurs de ces cris, selon moi, c’était de gagner avec une telle marge. Cela les a plus fait souffrir que si on avait quitté le terrain, possibilité que je n’ai d’ailleurs jamais envisagée. Comme c’était une rencontre à risque, avec tous les autres joueurs de la sélection on s’était retrouvés avant pour en parler. On s’était mis d’accord sur le fait qu’en cas de provocations de la part du public, on allait tous respecter la décision de l’arbitre et des officiels s’ils souhaitaient arrêter le match. On s’était aussi dit que si l’un d’entre nous se sentait mal en raison de ce contexte, on prendrait une décision ensemble… Mais je pense qu’il est toujours mieux, dans ce genre de situation, de terminer le match et de le gagner.
Donc, vous pensez que le fait de quitter la pelouse pour montrer son mécontentement n’est jamais une réponse adaptée ?
STERLING : C’est une des solutions, car chaque joueur réagit différemment dans ce genre de situation. Personnellement, les chants racistes ne me perturbent pas pendant un match. Mais d’autres joueurs peuvent ressentir les choses autrement. Dans tous les cas, le plus important, me semble-t-il, c’est que ce genre de décision doit se prendre collectivement, dans l’intérêt de l’équipe.
Parmi les débats absurdes générés par le racisme dans le football, il y a celui-ci : un joueur victime de chants discriminants doit-il célébrer son but, au risque de provoquer d’autres incidents ? Leonardo Bonucci avait ainsi reproché à son coéquipier Moise Kean d’avoir exprimé sa joie trop ouvertement dans cette situation, lors d’un match à Cagliari.
STERLING : Selon moi, c’est simple : il faut célébrer les buts comme on le ferait dans des conditions normales, sans forcément hurler sa joie au visage des spectateurs. Mais, en même temps, quand il vient de marquer, un joueur a aussi le droit de laisser exploser sa joie, tant qu’il respecte les lois du jeu. Et c’est ce que Moise Kean avait fait… Moi, une fois, au Monténégro, j’avais marqué, puis placé mes mains derrière les oreilles, comme pour dire : Qu’est-ce que vous disiez, déjà ? Je voulais montrer qu’en réalité, j’avais très bien entendu les insultes racistes qu’on m’avait adressées, et que je voulais y répondre de cette manière.
» Les journaux ont une responsabilité »
En décembre 2018, vous avez publié un post Instagram dans lequel vous accusiez certains journaux d’alimenter le racisme ambiant, en ne traitant pas de la même manière les jeunes joueurs blancs et noirs. N’avez-vous pas craint de vous mettre toute la presse tabloïd à dos ?
STERLING : Non, pas du tout, pour la simple et bonne raison que, à cette époque-là, j’étais déjà très critiqué dans les médias… Quoi que je fasse, tout était alors prétexte à commentaires. Mais si j’ai publié ce post sur les réseaux sociaux, ce n’est pas pour me venger des journaux, mais plutôt pour faire comprendre aux journalistes qui écrivent dans ces journaux qu’ils ont une responsabilité. Je ne les ai pas accusés de publier des contenus racistes, mais d’attiser occasionnellement le racisme.
Que voulez-vous dire ?
STERLING : J’imagine un Anglais moyen de 45 ans, assis chez lui en train de lire le journal, et qui découvre sans la moindre mise en perspective qu’un joueur de 19 ans refuse de toucher le salaire de 70.000 livres ( 84 374 ? , ndlr) par semaine que lui propose son club ( en 2014, alors qu’il évoluait à Liverpool, Sterling avait décliné une offre salariale de ce type, la jugeant trop faible, ndlr). À l’époque, des personnes ont pensé que j’étais vraiment un sale mec, sur la foi de ce qu’elles lisaient. La manière dont j’étais dépeint dans les médias explique pourquoi beaucoup de gens dans mon pays m’ont haï. Une fois, je suis tombé sur un papier qui expliquait que j’avais sept voitures et que je les utilisais en fonction des jours de la semaine : il y avait la voiture du lundi, celle du mardi… L’article montrait des photos de moi dans sept engins différents. La plupart des photos étaient en fait de vieux clichés, car je ne possédais plus la plupart de ces voitures…Aujourd’hui, je n’ai d’ailleurs que deux véhicules, un pour moi, l’autre pour ma copine. Là encore, j’imagine ce que ressent l’Anglais moyen en lisant ça, assis chez lui : Mais pour qui il se prend, ce gamin, avec ses sept voitures ?
Quand avez-vous réalisé la différence de traitement médiatique en Angleterre entre les joueurs blancs et noirs ?
STERLING : Je me souviens que lorsque Danny Welbeck a signé à Arsenal, il a acheté une maison, ce qui a fait les gros titres sur le thème : » Welbeck dépense un fric fou… » Tous les articles parlaient d’argent, du prix de la maison, de son côté bling-bling. Au même moment, Jack Wilshere avait, lui, acquis une grande maison pour sa mère, ce qui était présenté comme une démarche simple et généreuse. Mais vous savez, cette différence de traitement ne se limite pas au football.
C’est-à-dire ?
STERLING : J’ai lu récemment un papier consacré à un écolier blanc qui avait été surpris avec de la cocaïne. Le ton était assez léger, avec un titre du genre : » Comme punition, cet écolier va devoir recopier de drôles de lignes. » Je peux vous certifier que si ce gamin avait été noir, le contenu de l’article aurait été bien plus négatif. Et notre Anglais moyen aurait eu une opinion assez arrêtée sur cet écolier…Au final, ce que je veux mettre en avant, c’est qu’on a tous des responsabilités. J’en ai sur le terrain et en dehors. Mais les journaux en ont aussi, notamment pour faire en sorte que les jeunes joueurs noirs se soient pas pénalisés par un traitement médiatique défavorable.
Ça ne me dérange pas que des supporters m’insultent, tant qu’ils ne font pas référence à ma couleur de peau. Ça, ce n’est pas acceptable. » Raheem Sterling
» Je ne lis plus ce qu’on écrit sur moi »
En délivrant un tel message, ne craignez-vous pas de provoquer une réaction médiatique hostile ? Certains journaux continuent d’être sévères avec vous.
STERLING : Il ne faut pas oublier que je suis avant tout un joueur de football. Quand j’en ai l’occasion, je parle de mon engagement contre le racisme, mais je reste un joueur. C’est pourquoi je ne me soucie pas tellement de ce qui se dit de moi dans la presse.
Pourquoi ?
STERLING : J’ai pris une décision après l’EURO 2016. Je sortais d’une saison difficile, qui avait bien commencé mais qui ne s’était pas très bien terminée à titre personnel. C’est à ce moment-là que sont sortis des papiers assez négatifs sur la maison que j’avais achetée à ma mère ( il soupire). Je me suis alors dit : Quoi que tu fasses, ils vont essayer de te descendre. J’ai donc pris la décision de ne plus lire ce qui était écrit sur moi, y compris les commentaires sur mon compte Instagram.
Vous êtes parfois tenté de le faire ?
STERLING : Ah non, plus maintenant ( il rit). Parfois je surprends Phil ( Foden, milieu de terrain de Manchester City, 19 ans, ndlr) en train de scruter ses commentaires Instagram ou Twitter. Je lui dis : Laisse tomber, mec. Parce que c’est toujours la même chose : au début, on va parler de toi en bien, puis tout d’un coup, tu vas devenir pire que tout. C’est ce que j’essaie d’expliquer à Phil : Quand tout le monde va se retourner contre toi, comment vas-tu gérer ? Les mêmes personnes qui te célébraient vont bientôt t’enfoncer. Il vaut mieux se détacher de tout ça.
» Une victoire à l’EURO aurait un impact positif sur tout le pays »
Votre image a radicalement changé en un peu plus d’un an. Vous êtes devenu une icône de la lutte anti-raciste dans votre pays. Avez-vous l’impression que, désormais, les supporters de Premier League osent moins s’attaquer à vous ?
STERLING : C’est vrai que depuis le match à Chelsea à la fin de l’année 2018, je n’ai pas été victime d’insultes racistes en Premier League. Parfois, je vois des spectateurs qui sont sur le point de me hurler dessus. Pas forcément des insultes racistes, mais quelque chose de méchant. Je vois la colère dans leurs yeux, mais ils se retiennent de dire quoi que ce soit. Peut-être parce qu’ils pensent qu’ils risquent d’être filmés et que ça pourrait se retourner contre eux… Mais, pour revenir à ce que vous disiez, c’est vrai que je sens, plus globalement, que le regard que les gens posent sur moi a changé. J’avais auparavant l’impression d’être systématiquement représenté négativement. Aujourd’hui, depuis un an, on a une perception plus juste de ma personnalité, d’une certaine manière.
Comme l’a rappelé une enquête du site The Athletic, les footballeurs noirs anglais vous considèrent comme leur porte-parole. Ce statut vous pèse-t-il ?
STERLING : Non. Je crois simplement qu’ils respectent le fait que je parle sans détour de sujets que beaucoup de personnes n’osent pas trop aborder.
En équipe d’Angleterre, les joueurs noirs sont de plus en plus nombreux : Dele Alli, Marcus Rashford, Jadon Sancho, Callum Hudson-Odoi… Si l’Angleterre venait à remporter la finale de l’EURO, à Wembley, avec quatre ou cinq titulaires noirs, pensez- vous qu’une telle victoire pourrait favoriser la lutte contre le racisme ?
STERLING : ( Il sourit) Ce serait un jalon important. Dans notre pays, il y a encore beaucoup de personnes un peu fermées sur elles-mêmes et je pense qu’un tel succès pourrait les pousser à s’ouvrir. Mais de toute façon, une victoire de l’Angleterre à l’EURO, quelle que soit la composition de l’équipe, aurait un impact positif sur tout le pays et dans tous les domaines.
» La discrimination positive n’est pas une bonne idée »
Vous avez signé l’an dernier dans le Times un manifeste appelant à des changements importants dans les instances du foot anglais et dans les clubs, pour laisser notamment plus de place aux personnes noires ou d’origines asiatique. Cet appel a-t-il été entendu ?
RAHEEM STERLING : Je pense sincèrement que l’Angleterre est un pays prêt à évoluer sur ces questions. Mais il va falloir du temps pour que les choses changent, parce qu’il faut aussi que des candidats issus des minorités émergent. On va continuer à pousser dans ce sens.
La France est confrontée à une problématique similaire : Patrick Vieira est le seul entraîneur noir de Ligue 1. Croyez-vous en la discrimination positive ? Ne faudrait-il pas forcer les fédérations, lorsqu’elles forment les futurs entraîneurs, à intégrer des candidats issus des minorités dans chaque promotion ?
STERLING : Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Parce qu’en imposant un tel système, on forcerait les choses. Et quand les clubs étudieraient les CV des trois ou quatre coaches qui profiteraient chaque année de cette discrimination positive, ils se diraient : Ces gars-là ont été privilégiés. Il faudrait arriver à faire en sorte que tous les candidats à des postes dans le football soient considérés de la même manière. Or, je pense qu’aujourd’hui un candidat noir à un poste d’entraîneur ne se voit pas offrir les mêmes opportunités que les autres.
Comment l’expliquez-vous ?
STERLING : On vit une période où l’image est très importante. Vous citiez le cas de Vieira : quand il était joueur, au-delà de ses qualités sur le terrain, il était considéré comme une personne intelligente, il était très respecté. C’est ce qui explique qu’il a eu sa chance ensuite. Mais j’ai l’impression que beaucoup de joueurs noirs sont avant tout mis en avant pour leurs qualités physiques, ce qui ne leur permet pas de véhiculer une image susceptible ensuite de les aider à devenir entraîneur. C’est pourquoi des joueurs issus des minorités, malgré leur bonne volonté, n’ont pas l’occasion de se mettre en valeur une fois qu’ils ont raccroché les crampons.
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