nafi thiam
Nafi Thiam a traversé une année 2025 chamboulée. © GETTY

Nafi Thiam: sportive idéale ou reine énigmatique, qui est vraiment la championne belge?

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Nafissatou Thiam n’a pas gagné en 2025, mais a fait parler d’elle plus que jamais. Repliée autour de son clan en Afrique du Sud, la reine de l’athlétisme belge irrite sa fédération et les médias. Parce qu’elle a trop approché le soleil, ou parce qu’elle a toujours eu besoin d’ombre?

Chaque mot est un combat perdu. Une branche qui cède dans ce barrage mental que Nafissatou Thiam a soigneusement construit pour retenir une cascade de larmes. La triple championne olympique essaie de choisir ses phrases, mais confie: «C’est le brouillard dans ma tête.» Articuler est presque superflu, parce que le corps dit toutes ces syllabes que la gorge semble vouloir enfermer à double tour. A la RTBF, à l’atterrissage d’un saut en longueur posé à près de 70 centimètres de son record personnel, la Belge accorde une interview qui se regarde plus qu’elle ne s’écoute. Pour la première fois de sa carrière, elle abandonne avant le terme d’un heptathlon, laissant les deux dernières épreuves des Championnats du monde se dérouler sans elle. Nafi quitte le Japon sans médaille autour du cou, la nuque pourtant alourdie par une tête qui cherche des réponses au bout de ses pieds.

Ce n’est pas la première fois que la Namuroise perd une compétition. En revanche, rares sont ceux qui l’avaient vu perdre ses moyens à ce point. Les tristes exceptions sont propices à la recherche de coupables, et ceux du fiasco de Tokyo sont tout désignés: suspectée d’avoir mis une pression démesurée à Thiam pour qu’elle signe son code de conduite, la fédération belge d’athlétisme est pointée du doigt de toutes parts. Entraîneur de la championne depuis 2022, Michael Van der Plaetsen confie même tous micros ouverts sa «honte d’être belge».

Il faut dire que dans la guerre médiatique que l’heptathlonienne a lancée contre sa fédération, les témoignages venus des bureaux ont plus que jamais égratigné l’image idéale soigneusement bâtie par Nafi et son entourage depuis plus d’une décennie. Les pontes de l’athlétisme national lui ont prêté des allures de diva, une volonté d’être distinguée des autres membres de la délégation, et donc une forme d’arrogance que n’avait jamais renvoyée la si simple et discrète star mondiale. La parfaite Nafi aurait-elle précautionneusement caché ses défauts pendant tant d’années, avant que tout finisse par exploser sur le sol japonais? Ou est-ce l’athlétisme national, et surtout néerlandophone, qui tente tant bien que mal de sauver la face dans un duel d’image face à la sportive préférée de la nation qui tournera forcément à son désavantage?

Nafi dégoupille, puis disparaît. La Namuroise accepte, certes, de raconter ses mésaventures à l’une ou l’autre personnalité politique atterrie à point nommé pour déminer le débat, mais elle ne traîne pas à retourner vers la quiétude à laquelle elle aspire de plus en plus au fil des saisons. Sans doute les doux souvenirs d’une enfance passée à Rhisnes, petit village calé à l’ombre de Namur et sans autre histoire que la sienne à raconter.

Naturellement introvertie, elle s’est bâti un cocon restreint, une tribu en qui elle peut avoir une entière confiance.

Un record confisqué par la Fédé

Très vite, c’est d’ailleurs loin des contours de la capitale wallonne que Nafissatou Thiam a dû esquisser la suite de son parcours. Repérée par l’expérimenté Roger Lespagnard alors qu’elle n’est qu’au début de l’adolescence, elle poursuit son parcours à Liège en suivant une routine exigeante: un trajet presque quotidien mis entre les mains de la SNCB, avec des devoirs studieusement griffonnés entre deux gares et un repas seulement englouti aux environs de 22 heures. Dans son club principautaire, on la présente alors souvent comme «une courageuse», rarement comme le talent d’envergure mondiale qu’elle deviendra au fil de son évolution physique. Pour couronner le tout, Nafi a du recul. Parce que, comme le raconte Elsa Loureiro, avec qui elle partage la piste liégeoise, «elle a toujours été consciente qu’on ne vit pas vraiment d’une carrière d’heptathlète».

Peu à peu, Thiam se met tout de même à y croire. Sans doute parce que sa participation aux Mondiaux de la jeunesse, opportunément organisés à Lille en 2011 et conclus au pied du podium, éveille ses papilles sportives. C’est là que sa mère, Danièle Denisty, constate que l’adolescente «a pris le goût de la compétition», une dizaine d’années après avoir emmené sa progéniture dans sa foulée sur les pistes d’athlétisme namuroises pour lui transmettre sa passion des soirées passées les spikes aux pieds. «Traitée comme une pro» dans la ville nordiste, toujours selon le récit maternel, Nafi réalise que son talent peut faire d’elle une privilégiée. Très vite, elle expérimentera pourtant ce que Jacques Borlée appelle «la période des vents contraires», côtoyant la réalité d’une fédération nationale qui semble parfois lui mettre plus de bâtons dans les roues que de souffle dans le dos.

Nafi Thiam a la tête basse: son heptathlon mondial de 2025 est une déception. © BELGA

Au début de l’année 2013, la future championne se présente à la Topsporthal de Gand, flanquée de sa mère et de son entraîneur. Ce dernier est sans doute le seul à véritablement croire que la journée peut permettre à sa protégée de changer de dimension. Quelques heures plus tard, c’est effectivement un jeune athlète nommé Jean-François Vanwelde qui joue les journalistes de fortune en dégainant son smartphone et active sa chaîne YouTube pour filmer le 800 mètres qui conclut le pentathlon de ces championnats de Belgique juniors. Dans la foulée de ces quatre tours de piste indoor bouclés avec quatre secondes de moins que son précédent record sur la distance, Nafi explique face à l’objectif d’un téléphone qu’elle «ne sait pas quoi dire», et qu’elle «va rester pour fêter ça un peu». «Ça», c’est un record du monde du pentathlon chez les juniors, amélioré de 23 points alors qu’il était détenu depuis onze ans par la Suédoise Carolina Klüft. Championne olympique et triple championne du monde, légende de l’heptathlon, la Scandinave est forcément l’une de celles dont surpasser les performances permet de rêver en majuscules.

Pourtant, si Nafissatou Thiam, Danièle Denisty et Roger Lespagnard quittent Gand entre 22h30 et 23 heures ce soir-là, ce n’est pas parce que la fête a été longue. Au contraire, la suite de la journée a accouché d’un obstacle imprévu, bien plus handicapant que cette dernière haie heurtée lors de l’épreuve inaugurale du pentathlon qui avait failli envoyer Nafi au tapis. En l’absence d’un médecin reconnu par la fédération flamande d’athlétisme, organisatrice de la compétition, impossible d’organiser le contrôle antidopage indispensable à l’homologation du record. Les coups de téléphone à répétition de Roger Lespagnard n’y changeront rien, pas plus que le contrôle organisé à la hâte le lendemain matin: le record du monde de Nafissatou Thiam ne sera jamais officialisé. Un «énorme coup de poing dans la gueule», écrit la Rhisnoise sur son compte Facebook dans la foulée du verdict, tout en précisant qu’elle «ne cherche pas un responsable ou quelqu’un à blâmer, ce n’est pas mon job d’athlète». Même avec le recul, sa mère parle toujours d’un événement rempli «d’erreurs impardonnables que personne n’a jamais endossées».

Quels que soient le ressenti et la rancœur au moment des faits, l’épisode est le premier écueil dans la relation entre Nafissatou Thiam et les fédérations d’athlétisme en Belgique. Une rupture de confiance qui en appellera d’autres, et racontera à merveille une histoire synthétisée dans Humo par le décathlète Thomas Van der Plaetsen, ancien compagnon d’entraînement de Nafi: «Une carrière sportive est souvent un long combat contre la fédération.»

«Pour la Fédération, j’étais devenue un paquet de fric.»

Médailles d’or et gants de boxe

Il faut attendre cinq ans pour voir Nafissatou Thiam remonter sur le ring face à ses instances. Entre-temps, la Namuroise est devenue championne olympique à Rio, puis championne du monde à Londres tout en plaçant son record à la troisième position de tous les temps à l’heptathlon. Celle que tout le pays appelle «Nafi», comme si elle était l’amie de tous les Belges, est devenue un aimant à sponsors prestigieux, qui lui permettent d’améliorer son train de vie en marge des subsides qu’elle reçoit de l’Adeps pour s’entraîner, s’encadrer et voyager vers les compétitions. A Berlin, elle complète son palmarès avec un titre de championne d’Europe, mais ses larmes sur le podium tiennent plus du craquage nerveux que de l’éruption de joie.

La veille, dans l’urgence après avoir déchiré le haut fourni par la fédération, elle enfile à la hâte celui qu’elle portait lors des Championnats du monde victorieux de l’été précédent. La différence entre les deux est subtile: la présence sur le cœur du logo de Tempo Team, nouveau sponsor majeur de la fédération. Invisibilisé lors des quatre premières épreuves de la plus télégénique des membres de la délégation belge, le mécène fait grise mine et la colère de la fédération retombe sur Thiam. Les dirigeants nationaux font savoir aux représentantes de Thiam qu’elle risque de ne pas pouvoir participer à la suite de l’épreuve pour ne pas avoir respecté les consignes. Pendant une bonne demi-heure, la sprinteuse Cynthia Bolingo console comme elle le peut sa camarade de chambre, effondrée sur son lit d’hôtel en s’imaginant déjà devoir quitter Berlin avant le terme de sa campagne victorieuse.

Quelques mois plus tard, celle qui sera toutefois championne d’Europe malgré cette soirée cauchemardesque semble accepter de dépasser ce «job d’athlète» duquel elle se contentait cinq ans plus tôt. Une conférence de presse est organisée pour revenir sur les événements de Berlin, et se déroule opportunément en parallèle de la tentative de la ligue d’athlétisme d’instaurer un code de conduite que devraient signer tous les athlètes en amont de chaque compétition, les obligeant notamment à mettre en évidence les sponsors fédéraux au détriment des leurs. Face à la presse rassemblée par ses représentantes, Nafi dégaine: «Je ne sais pas qui est responsable de quoi dans cette histoire, mais j’ai eu l’impression que ma fédération était un adversaire de plus sur ma route, une difficulté supplémentaire à gérer. Si j’avais été seule, ça aurait pu me coûter la médaille d’or.» Avant de conclure par une punchline qui semble destinée à exposer la Fédé en Une de tous les journaux nationaux: «Pour la Fédération, j’étais devenue un paquet de fric.»

«Une carrière sportive est souvent un long combat contre la fédération.»

Nafi et la stratégie du repli

Là où certains sportifs semblent avoir besoin de se créer des antagonistes pour avancer, Nafissatou Thiam opte plutôt pour la stratégie du repli. Plus les années passent, moins la championne belge apparaît face aux caméras, aux micros ou aux stylos de son pays. Les demandes d’interview sont systématiquement passées au crible et presque automatiquement déclinées par Kim Vanderlinden et Helena Van der Plaetsen, les patronnes de «We Are Many», qui accompagnent la Namuroise depuis les premiers pas de sa carrière au plus haut niveau. Naturellement introvertie, Nafi se bâtit un cocon restreint, une tribu au sein de laquelle elle sait qu’elle peut avoir une entière confiance en tout le monde.

Nafi Thiam en compagnie de sa mère, Danièle Denisty. © BELGA

Dans la foulée de son deuxième titre olympique, accompagné de larmes sur le podium confiné de Tokyo dans un étrange cocktail d’émotions qui n’a «rien à voir avec Rio», comme elle le raconte à L’Echo, la double déesse de l’Olympe finit même par mettre un terme à sa collaboration avec Roger Lespagnard, son coach de toujours. Au très affable Liégeois, visiblement trop peu accoutumé à l’ombre médiatique, elle préférera le très discret Michael Van der Plaetsen, au nom d’un «changement de perspective» qui renforce toutefois sa volonté de rassembler sa tribu: son nouvel entraîneur, préféré à des pointures américaines qui s’étaient proposées pour travailler avec elle de l’autre côté de l’Atlantique, est le frère de l’une de ses représentantes. Bientôt, il deviendra également son compagnon, dans l’intimité d’une nouvelle vie qui se déroule de plus en plus fréquemment en Afrique du Sud, à une dizaine d’heures de vol de la Belgique, là où sont établis Michael Van der Plaetsen et son frère Thomas depuis plusieurs années déjà. «Les stratégies tribales ont leurs avantages, sourit Jacques Borlée, forcément expert en la matière du haut de son rôle de patriarche d’un prolifique clan familial. Elles offrent un énorme soutien psychologique et développent de l’ocytocine, qui est l’hormone de l’amour. J’ai l’habitude de dire que c’est le produit dopant le plus performant au monde.»

Plus personne, ou presque, ne sait donc vraiment ce que fait Nafissatou Thiam en marge des grandes compétitions. Avant les Jeux olympiques de Paris, elle réapparaît seulement pour les Championnats d’Europe de Rome, indispensables pour acter sa qualification au grand rendez-vous de 2024. Entourée de sa tribu, elle se démène sur la route d’un historique troisième sacre olympique de rang. Avant de redisparaître, pour mener une vie discrète seulement revenue dans la lumière le temps d’un événement organisé par l’un de ses sponsors ou d’un post Instagram pour rester connectée à son public. Elle n’a pas besoin d’en faire plus pour conquérir les cœurs nationaux, qui se contentent volontiers de ses médailles d’or et de son authenticité. Même dans la tourmente des derniers Championnats du monde, l’opinion publique soutient la championne, présentée par la ministre Galant comme «une source d’inspiration et de fierté pour tout notre pays» à l’heure de tirer le bilan de ces Mondiaux chaotiques.

En coulisses, certains prétendent que l’athlète n’est pas si facile à gérer que cela

La tribu de Thiam

En coulisses, certains disent pourtant que Nafissatou Thiam n’est pas si facile à gérer que cela. Qu’à l’extérieur de son clan, de plus en plus resserré autour de la famille Van der Plaetsen, elle pense de façon égoïste. Que si ces derniers se défendent de son emprise sur elle, force est de constater qu’en prenant Michael comme entraîneur à la fin de l’année 2022, elle a sauvé la carrière de coach de celui qui ne pouvait plus compter sur les subsides de Sport Vlaanderen à la suite de la blessure de son frère et athlète Thomas aux Jeux de 2021. Que les défraiements ensuite reçus par Michael pour entraîner Nafi ont permis à Thomas de prolonger sa carrière malgré la perte, lui aussi, de son statut de sportif de haut niveau. Une opportunité facilitée par Helena Van der Plaetsen, ou une simple coïncidence?

Au tapis mais au paradis, Nafi Thiam est championne olympique pour la troisième fois. © GETTY

C’est pour éviter ces questions que le clan Thiam passe le plus clair de son temps à Stellenbosch, un coin de paradis sud-africain où des infrastructures sportives de haut niveau sont posées sur un campus universitaire niché entre des vignes et des paysages de fond d’écran pour PC. Sur la piste du Coetzenburg Athletics Stadium, la Belge a maintenu le rythme de six entraînements par semaine qui était déjà le sien lors de son éclosion, loin de cette nouvelle génération de concurrentes qui tourne à plusieurs entraînements quotidiens.

En visite au cœur de l’hiver 2024, alors que Nafissatou Thiam y préparait mystérieusement ses Jeux olympiques, le CEO du Comité olympique belge et ancien athlète Cédric Van Branteghem était revenu d’Afrique du Sud avec l’image d’une Nafi «motivée, souriante et bien entourée». Les bienfaits du soleil hivernal, diront certains. Le charme précieux d’une cure d’ocytocine, rétorquerait Jacques Borlée. La vérité est sans doute un peu partout, et donc aussi ailleurs: loin des sollicitations médiatiques et des combats juridiques, Nafi a dû partir au soleil pour retrouver les vertus d’une vie à l’ombre.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire