
Abdi Nageeye & Bashir Abdi, les héros des JO de Tokyo se retrouvent!
Ce fut l’un des moments les plus mémorables des Jeux Olympiques. Le Néerlandais Abdi Nageeye a décroché la médaille d’argent du marathon tout en encourageant son « frère » belge Bashir Abdi afin que celui-ci termine troisième. Quatre mois plus tard, les deux hommes reviennent pour la première fois sur cet événement. Et évoquent un rêve qui doit leur procurer encore plus de satisfaction qu’une médaille olympique.
Trois semaines séparent les naissances de Bashir Abdi (10 février) et Abdi Nageeye (2 mars) à Mogadiscio, la capitale de la Somalie. Comme si leur sort commun était déjà scellé. 32 ans plus tard, après avoir vaincu bien des obstacles dans le marathon de la vie, ils offrent une médaille olympique historique à leurs pays d’accueil respectifs. Tous deux ont fui la guerre civile lorsqu’ils étaient enfants. Après bien des détours, ils sont arrivé en Belgique et aux Pays-Bas. Abdi fut le premier à débarquer à Gand avec son père, ses deux frères aînés et sa soeur cadette. Quatre ans plus tard, leur mère les a rejoints. Nageeye, lui, a d’abord vécu pendant six ans chez un demi-frère à Den Helder. Il est ensuite parti en Syrie (où son demi-frère radicalisé l’avait emmené) puis est retourné en Somalie. Adolescent, il a été adopté par Jos et Jantine Boeve à Oldebroek.
Quand on est né dans la rue, il faut vouloir travailler et saisir sa chance. »
Abdi Nageeye
Après avoir joué au football, tous deux ont vécu un véritable coup de foudre pour l’athlétisme, un sport qui leur a offert un nouvel avenir, loin de la misère vécue dans la Corne de l’Afrique.
Leurs chemins se sont croisés pour la première fois en décembre 2008, lors de l’EURO de cross-country à Bruxelles. Et ce ne fut pas la dernière. « Au printemps 2011, j’ai invité Bashir à m’accompagner en stage au Kenya, où je m’étais rendu quelques fois », raconte le Néerlandais. Je lui ai dit que s’il voulait progresser, il devait s’entraîner avec les meilleurs. C’était la première fois qu’il revenait en Afrique et je lui ai montré quelques trucs. Il n’en revenait pas: des centaines d’athlètes se levaient très tôt pour courir. Beaucoup d’athlètes belges et néerlandais avaient peut-être plus de talent que nous, mais ils étaient vite contents et ne voulaient pas faire ces sacrifices. Bashir et moi, on ouvrait de grands yeux en Afrique. Et même si on était parfois lâchés et qu’on ne gagnait pas de médaille, on se battait pour arriver au sommet. Même si ça devait nous prendre dix ans. »
« C’est plus facile quand on peut compter sur un compagnon qui affiche autant de discipline et de persévérance que soi », abonde Abdi. Nageeye ajoute: « On ne parle pas seulement d’athlétisme, mais aussi de football, des infos, d’histoire du monde et des problèmes de l’Afrique qui nous tiennent à coeur puisqu’on a tous les deux une fondation (voir plus loin, ndlr).
Objectif Tokyo
Le grand objectif de Bashir Abdi était le marathon olympique, qu’il a préparé avec Nageeye. Depuis 2015, celui-ci s’entraînait dans le groupe du recordman du monde EliudKipchoge à Kaptagat, au Kenya. Après un marathon décevant à Valence en décembre 2020, il a cependant décidé de changer d’air. « Je suis venu voir Bashir, Mo Farah et leur entraîneur, GaryLough ( qui entraîne le Belge depuis l’été 2018, ndlr). J’ai vu combien Bashir avait progressé en deux ans sous la conduite de Gary. Cette approche plus personnalisée devait me faire du bien aussi. De plus, ils s’entraînaient à Sululta, en Éthiopie, à seulement 1h30 d’avion d’Eldoret, au Kenya, où ma femme et mes enfants habitent. Je ne me suis même pas posé la question. J’ai dit: Les gars, j’arrive! »
Bashir Abdi rigole. « Au début, Abdi se plaignait, mais il s’est vite mis au diapason. Au cours des premiers mois, lorsqu’on courait derrière le vélo de Gary, il était lâché. Je l’ai souvent encouragé: Allez, ne lâche rien. » « Lors des entraînements de vitesse, Bashir était beaucoup plus fort », confirme Nageeye. « Sur 600 mètres, il me prenait six secondes. Et lors des entraînements de résistance, il me doublait presque. »
Au cours des semaines précédant les Jeux Olympiques, le Néerlandais s’est senti de mieux en mieux. « À l’entraînement, Abdi me provoquait même », rigole Bashir. « On a ainsi progressé tous les deux. On n’était pas rivaux, mais amis. Inséparables. Surtout lors des longs stages à Sululta ou à Font Romeu, inthe middle of nowhere, loin de nos familles. Quand on se sentait mal, l’autre nous motivait. »
Jetlag
Ils n’ont jamais évoqué leur rêve de lutter tous les deux pour une médaille olympique. « Quand un athlète fait une fixation sur le résultat, il n’y arrive pas », dit Nageeye. « On s’intéresse au moment présent, on se demande comment éliminer les meilleurs Kényans et Éthiopiens. On ne s’est pas dit une seule fois qu’on allait décrocher une médaille. Un marathon, c’est difficilement prévisible, surtout quand Eliud Kipchoge est là. »
Bashir confirme: « On savait qu’on serait au top, mais même comme ça, notre classement final dépendait de la forme de Kipchoge et de LawrenceCherono, des coureurs intrinsèquement plus rapides. On était donc surtout concentrés sur notre préparation et ça nous prenait suffisamment d’énergie. »
Beaucoup de sueur, aussi, dans le cas de Nageeye. Ce n’est qu’en lisant l’e-mail de la Fédération néerlandaise sur l’attitude à adopter face à la chaleur et à l’humidité au Japon qu’il a compris qu’il devait s’y préparer. « Au cours des dernières semaines, dans mon appartement de Font Romeu, je me suis entraîné sur le tapis roulant avec le chauffage à fond. Je faisais même cuire des patates sur la cuisinière (Il rit). Pour Abdi, pas question de ça: « Je me serais trop fatigué, je ne voulais pas arrivé au Japon épuisé. »
Le Gantois a dû faire face à un autre obstacle: le jetlag. « Au cours des dix jours qui ont précédé le marathon, j’ai très peu dormi. Les somnifères n’y ont rien fait. Abdi le savait, chaque jour, il me demandait si j’allais mieux. Il semblait très détendu tandis que j’étais un autre Bashir, on aurait dit un zombie. »
Pourtant, lors du marathon olympique, le Belge a réussi à suivre Nageeye, le Kényan Cherono et l’Espagnol AyadLandassem jusqu’au bout, loin derrière l’intouchable Eliud Kipchoge. À plusieurs kilomètres de l’arrivée, le Néerlandais a commencé à lui parler: « Lorsqu’on n’était plus que quatre pour l’argent et le bronze, j’ai dit à Bashir: Viens, on va écrire l’histoire. À un kilomètre de la fin, Cherono a accéléré et Bashir a décroché, il n’était plus que cinquième, dans le sillage de Landassem. Alors, j’ai levé le bras, pour que Bashir me voie, pas pour encourager l’Espagnol. » (Il rit). « À ce moment-là, je ne pensais plus au podium », se souvient Bashir. « Autour de moi, tout était noir. Mais étrangement, soudain, j’ai vu de la lumière: le geste de la main d’Abdi. » Le Belge et l’Espagnol sont revenus puis Landassem a craqué, il ne restait plus que Cherono. « À 800 mètres de la ligne, je voulais accélérer », dit Nageeye. « Mais je me suis dit que si je faisais ça, Bashir risquait de décrocher. J’ai donc décidé d’attendre les deux cents derniers mètres. » Le Néerlandais a continué à encourager son ami. On a fait le compte: il s’est retourné seize fois et a fait autant de gestes de la main. « Je criais n’importe quoi: Viens! Viens! On va monter ensemble sur le podium. En néerlandais. Enfin, je crois (Il rit). Je courais le risque de perdre ma médaille, mais Bashir m’avait tellement aidé pendant la préparation que ça sortait tout seul. C’est un ami, je devais l’aider. » « C’était Super Abdi! », se remémore Bashir. « N’oubliez pas qu’en se retournant autant de fois, il a perdu beaucoup d’énergie. »
Les derniers kilomètres du marathon olympique on été très durs. On aurait dit que je ne contrôlais plus mon corps, que je courais dans le brouillard. »
Bashir Abdi
Mais Nageeye avait suffisamment de réserves pour décrocher la médaille d’argent. Et pour entraîner son équipier belge dans son sillage. « Un miracle qui, sans lui, ne se serait sans doute pas accompli », affirme Abdi, qui a dû puiser dans ses ressources. « J’aime parfois souffrir, surtout en course, quand je suis poussé par l’adrénaline. Mais je manquais de sommeil et les derniers kilomètres ont été extrêmement durs, je n’avais jamais vécu ça. On aurait dit que je ne contrôlais plus mon corps. J’étais comme dans le brouillard. J’ai découvert des coins de ma tête que je ne connaissais pas. Ce qui m’a permis de tenir? Je pensais à toutes ces années d’entraînement et de sacrifices. Je me disais que je n’avais pas fait tout ça pour rien. Si j’avais craqué, je ne me le serais jamais… Il fallait que je tienne. »
Ça l’a rendu très heureux, et son ami aussi. « Surtout après le chemin qu’on a parcouru, en tant qu’hommes et en tant qu’athlètes. On a beaucoup souffert, il y a eu les blessures, les difficultés financières… Ce sentiment était aussi spécial que la façon dont on a décroché nos médailles », estime Nageeye.
Le tour du monde
Sur les réseaux sociaux, son geste de fraternité est devenu viral. « Si j’avais terminé tranquillement deuxième derrière Kipchoge, on n’aurait parlé de moi qu’aux Pays-Bas, mais comme j’ai aidé Bashir, ces images ont fait le tour du monde. » On en a même parlé au Château de Laeken, car à l’arrivée à Tokyo, après un vol de trois heures au retour de Sapporo, Bashir Abdi a reçu un coup de téléphone inattendu du Roi Philippe. « Il savait ce qu’Abdi avait fait. Il m’a dit: Quel beau geste de la part de votre ami. Lorsqu’il m’a demandé comment je me sentais, j’ai éclaté en sanglots. J’étais fatigué, j’avais des crampes, mais j’étais tellement fier que le roi du pays qui m’avait offert ma chance me téléphone. »
Ce n’est qu’au retour aux Pays-Bas que Nageeye a compris l’impact que l’aide apportée à Abdi avait eu. « Avant la remise des médailles, ThomasBach, le président du CIO, a dit qu’on avait fait quelque chose de particulier. Je me suis dit que c’étaient des paroles de circonstances, mais après l’arrivée à Schipol, un collaborateur du Comité Olympique néerlandais m’a demandé un selfie. C’était une armoire à glace, mais il avait les larmes aux yeux, il m’a dit que j’étais son modèle. »
Les Brothers in Arms belgo-néerlandais ont même fait parler d’eux en Afrique. Au Kenya, Nageeye a croulé sous les félicitations de collègues athlètes mais aussi d’inconnus. « Ce n’était pas évident, car ils avaient vu que deux ex-Somaliens avaient empêché un Kényan, Cherono, de monter sur le podium. Pourtant, ils m’ont dit que je méritais cette médaille d’argent. Ils savaient que j’avais peu de moyens lorsque je suis parti là-bas en stage pour la première fois, que j’avais beaucoup investi dans ma carrière. »
En Somalie, l’émotion était plus vive encore. « Plusieurs tribus ont fait la fête ensemble. Ce fut l’une des rares fois en 31 ans de guère civile qu’elles étaient réunies. On nous cite désormais en exemple dans de nombreux projets, on dit qu’on est la preuve qu’en collaborant, on peut arriver à quelque chose de beau. Soyons frères et amis, comme Bashir et Abdi. Malheureusement, tout le monde ne raisonne pas encore de la sorte et il y a toujours des conflits. »
Des exemples
Les deux médaillés olympiques n’en prennent pas moins leur rôle d’exemples pour la jeune génération très au sérieux. C’est pourquoi lorsqu’il fut mis à l’honneur par la communauté somalienne à Nimègue, Nageeye s’est fâché. « Il n’y avait que des vieux. Je leur ai demandé: Que voulez-vous que je vous raconte, avec vos gros ventres. Où sont vos enfants, vos neveux et nièces? Les enfants d’allochtones ont besoin d’exemples. Des gens qui leur ressemblent, qui ont la même religion qu’eux, qui parlent leur langue maternelle. Ils ne peuvent pas se reconnaître en MaxVerstappen mais bien en moi. Je veux surtout insister sur le fait qu’eux aussi, ils peuvent faire quelque chose de leur vie. Quand on est né dans la rue, il faut vouloir travailler et saisir sa chance car aux Pays-Bas, c’est possible. De plus, le sport est un excellent vecteur d’intégration. Il vous apprend la discipline, vous permet de vous faire des amis, de prendre confiance en vous. »
‘On ne parle pas seulement d’athlétisme, mais aussi de foot, des infos et de l’histoire du monde. »
Abdi Nageeye
Bashir Abdi en est bien conscient également. Avec leur ASBL Sportaround, BertMisplon et lui offrent chaque semaine à 800 enfants défavorisés de Gand l’occasion de faire du sport. Ils leur servent de guide dans la vie. « Je veux être un exemple pour eux. Au départ, je n’avais rien non plus, je ne parlais pas la langue, je ne savais même pas qu’il y avait un club d’athlétisme à Gand. Pourtant, j’ai réussi. Aujourd’hui, j’essaye de transmettre ça. En même temps, ça me motive et c’est sans doute le cas d’Abdi aussi. Car plus vite nous courons, plus nous pouvons aider d’enfants. Après les Jeux, j’ai constaté que les portes s’ouvraient plus vite. Quand je gagne, mon ASBL gagne aussi. Récemment, tous les ministres flamands nous ont même rendu visite. »
Pour Abdi, c’est aussi une motivation dans les moments difficiles. « Surtout pendant les stages, loin de ma famille, quand on mange toujours la même chose. À Sululta, je suis souvent seul, avec un seau d’eau froide pour prendre ma douche… Alors, je me motive en me disant que je ne fais pas ça rien que pour moi, mais aussi pour tous les jeunes qui prennent exemple sur moi. Je visualise même leur sourire et les beaux messages des enfants à qui je donne parfois entraînement en Belgique. Il n’y a pas meilleure source d’inspiration. »
Nageeye a également une fondation qui aménage des plaines de jeu. Plus tard, Abdi et lui veulent réaliser leur rêve: construire une école avec une bonne infrastructure sportive en Somalie, permettre aux enfants de suivre les cours et de bouger en toute sécurité. « L’an dernier, j’ai rencontré le ministre somalien de l’enseignement avec Mo Farah et Bert Misplon », dit Bashir. « J’ai été bouleversé lorsqu’il a dit qu’en Somalie, beaucoup de familles ne pouvaient envoyer qu’un enfant sur trois à l’école. Quel choix terrible pour les parents… J’espère qu’Abdi et moi pourront résoudre en partie ce problème. »
Ils affirment en choeur que ça leur apporterait encore davantage de satisfaction que l’accomplissement de leur rêve olympique. « Même si on ne pouvait offrir un meilleur avenir qu’à dix enfants, ça aurait plus de valeur que deux médailles. Ce n’est pas une mission facile, car le chemin est semé d’embûches, on doit être très patients. Mais on est bien décidés à y arriver. Surtout si on associe nos forces, comme à Sapporo. Together we are stronger. »
Éviter les blessures
Si Bashir Abdi et Abdi Nageeye ont progressé, c’est parce qu’ils ne se sont pas blessés lors des semaines au cours desquelles ils couraient parfois jusqu’à 200 kilomètres. Avant Tokyo, ils ont trouvé l’équilibre, même si ce fut un peu plus difficile pour Nageeye.
« La clé? La prévention », dit Abdi. « Même après avoir couru quarante kilomètres en endurance, je fais de l’aquajogging et après une séance intense sur piste, je vais rouler à vélo le soir, ou je fais des exercices de musculation fonctionnels à la salle de fitness. C’est aussi la raison pour laquelle les ischios d’Abdi ont tenu. Comprendre que c’est important, c’est une chose mais il faut aussi trouver la motivation nécessaire quand beaucoup sont fatigués et se jettent sur leur lit pour regarder une série. Moi, je me dis qu’il faut faire le job. Ça me rassure aussi avant une course. Si j’ai survécu à ces entraînements, je peux certainement supporter la souffrance pendant l’épreuve. Comme à Sapporo, même s’il s’en est fallu de peu. » (Il rit).
C’est ainsi qu’à 32 ans, Abdi veut encore progresser. « Je peux encore augmenter le nombre de kilomètres et l’intensité des entraînements car j’ai de bonnes bases, il me suffit d’ajouter les briques. Mon corps peut encore apprendre des choses auxquelles il n’est pas habitué. Sans forcer et tout en continuant à prendre du plaisir. »
Si ça fonctionne, Abdi n’exclut pas de battre le record du monde d’ Eliud Kipchoge (2: 01: 39). « Sur un parcours plus rapide, dans des circonstances optimales, je peux battre le record d’Europe que j’ai établi en octobre à Rotterdam ( 2: 03: 36, ndlr). Pour un record du monde, c’est trois secondes par kilomètre. Au top niveau, c’est beaucoup, mais c’est en visant haut qu’on réalise de grandes choses. »
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