Que s’est-il passé à Ramillies: une eau contaminée jusqu’à 93 fois au-dessus des normes européennes. © Getty Images

«Une contamination historique»: le mystère de l’eau de Ramillies, qui dépasse de… 93 fois les normes européennes 

Pendant plus de cinq ans, les habitants de Ramillies ont bu une eau contaminée par un résidu de pesticide aux concentrations jusqu’à 93 fois supérieures aux normes françaises. Officiellement potable en Wallonie, cette eau serait déclarée non conforme chez plusieurs voisins européens. Derrière ces écarts, une faille dans la réglementation européenne, un manque d’études toxicologiques… et un silence prolongé des autorités.

Ramillies, Brabant wallon: 6.700 habitants, des chemins de terre plus nombreux que les routes goudronnées, des passages de tracteurs plus fréquents que ceux des bus. Une pure terre agricole, spécialisée dans la betterave, où les enfants buvaient encore il y a peu l’eau du robinet avec insouciance. Car à la campagne, l’air est forcément plus pur, l’eau plus propre. Non?

Le doute s’est installé une première fois en 2021, lors des révélations du scandale des PFAS dans le Hainaut. Puis, dans la foulée, l’affaire de l’usine 3M à Zwijndrecht a ravivé les inquiétudes. L’usine flamande, accusée d’avoir contaminé un rayon de trois kilomètres autour de ses installations, a été contrainte d’investir 571 millions d’euros dans la décontamination des sols et l’indemnisation des riverains. Mais à Ramillies, ce n’est pas un fluoré industriel qui contamine les nappes phréatiques, c’est un résidu de pesticide: le desphényl-chloridazone, ou DPC. Et les concentrations détectées depuis cinq ans battent des records.

De «l’eau potable», mais bien au-delà des seuils français

Le desphényl-chloridazone est un résidu issu de la dégradation du chloridazone, un herbicide massivement utilisé dans les cultures de betteraves sucrières jusqu’à son interdiction en 2021. C’est une substance persistante, dont les traces infiltrent durablement les nappes phréatiques. Elle n’est pas un PFAS, ces substances chimiques longtemps utilisées dans l’industrie et connues pour rester très longtemps dans la nature, mais elle partage leur principal défaut: sa présence tenace dans l’environnement et un manque de recul scientifique sur ses effets à long terme.

Le 11 avril 2024, une analyse effectuée sur l’eau brute du captage de Mont-Saint-André affiche un résultat de 9.306 ng/L de DPC. Ce chiffre brut ne dit pas grand-chose à première vue, mais il représente 93 fois la limite de qualité imposée en France, fixée à 100 ng/litre pour ce résidu de pesticide jugé «pertinent» par l’Agence nationale de sécurité sanitaire française (Anses). Le Danemark applique la même limite.

En Wallonie, la substance est considérée comme «non pertinente»: elle n’est donc soumise qu’à une valeur indicative non contraignante de 4.500 ng/litre.

A Ramillies, cette valeur indicative a été dépassée à six reprises en 2024, entre janvier, avril et décembre. Le pic d’avril n’est pas un cas isolé: 56 analyses menées dans la même zone montrent des concentrations comprises entre 2.000 et 9.306 ng/L. En 2018 déjà, une première alerte relevait 12.936 ng/L de DPC dans les nappes souterraines de Mont-Saint-André.

«Dans une démocratie, la transparence, c’est un des premiers principes sur lequel on doit s’appuyer.  C’est inacceptable. Donc oui, aujourd’hui c’est consommable. Ça ne l’était pas avant», confie le bourgmestre de Ramillies Jean-Jacques Mathy à la RTBF. Selon lui, la commune n’a jamais été informée des concentrations précises: «Même si les mesures actuellement mises en place jouent leur effet et permettent que l’eau distribuée soit dans des normes applicables à ce jour, le passif du dossier impose que des actions soient prises».

Une faille réglementaire européenne

Derrière ces chiffres se cache une faille dans la législation européenne sur l’eau potable. Depuis janvier 2024, les distributeurs belges sont tenus d’analyser plusieurs nouveaux résidus de pesticides, dont le DPC. Mais chaque Etat membre reste libre d’en déterminer la «pertinence toxicologique».

En France, l’Anses a rendu un avis documenté: «La survenue quasi systématique des atteintes rénales et vésicales dans les études de toxicité répétée jusqu’à trois mois constitue un signal d’alerte vis-à-vis d’un potentiel effet cancérogène.» Faute de pouvoir exclure un risque génotoxique, l’agence a décidé d’appliquer le principe de précaution. Toute eau française dépassant 100 ng/litre de DPC est déclarée non conforme.

La Wallonie a choisi une voie opposée. En considérant le DPC comme «non pertinent», elle s’autorise un seuil 45 fois plus élevé (4.500 ng/litre), qui ne déclenche aucune obligation légale, même en cas de dépassement. «Ce seuil n’est pas basé sur des études toxicologiques, mais sur des critères de faisabilité technique», reconnaît la Société wallonne des eaux (SWDE).

«C’est vraiment une faille dans la législation, juge Bruno Schiffers, professeur à Gembloux Agro-Bio Tech. La toxicité est la même pour un Français, un Allemand ou un Belge. C’est assez absurde d’avoir laissé cette compétence-là aux Etats membres. On a peur de fixer des normes trop strictes, de crainte que cela ne remette en cause tout un modèle agricole

Une confiance qui s’effrite

En Belgique, aucune étude toxicologique n’a été commandée à ce jour. Du côté de la SWDE, on minimise les risques. Interrogée par la RTBF, l’entreprise admet un «dépassement ponctuel» fin 2024 dû à une panne technique, mais affirme que «l’information a été traitée en toute transparence avec l’autorité régionale.» Les consommateurs, eux, n’ont pas été informés. «Informer, c’est essentiel. Inquiéter inutilement, non. L’eau est potable à Ramillies, mais nous devons renforcer la protection des captages», déclare Eric Van Sevenant, président de la SWDE.

Même ligne de prudence du côté du gouvernement wallon. Yves Coppieters (Les Engagés), ministre de la Santé et de l’Environnement, estime que la science n’a pas encore tranché. «Il n’y a pas de littérature scientifique qui classe le desphényl-chloridazone comme dangereux pour la santé. Mais cela ne signifie pas que des recherches futures ne révèleront pas des effets secondaires. La situation est suivie.»

Le captage de Mont-Saint-André alimente plus de 5.100 raccordements répartis sur onze villages (Thorembais-Saint-Trond, Orbais, Grand-Rosières-Hottomont, Geest-Gérompont-Petit-Rosières, Mont-Saint-André, Bomal, Ramillies-Offus, Huppaye, Autre-Eglise, Folx-les-Caves et Glimes) pour un total estimé à 12.000 personnes. Ces habitants ont bu, sans le savoir, une eau contaminée pendant plus de cinq ans à des niveaux jugés inacceptables en France, au Danemark ou en Suisse.

«Nous ne sommes qu’au début de l’histoire»

Interrogé au Parlement wallon lors d’une commission spéciale de plus de cinq heures sur le cas Ramillies, Yves Coppieters s’est montré pessimiste sur la pollution chimique à long terme: «C’est une contamination historique. Le sol wallon est une vraie éponge qui absorbe un tas de toxines. Il y a un tas de molécules toxiques dans nos sols et nos eaux que nous ne mesurons même pas. C’est la même chose pour notre alimentation, et notre environnement en général. Si aujourd’hui j’interdisais tous les pesticides et PFAS, dans 30 ou 40 ans, ils seraient encore là. Je comprends la colère et les demandes de clarification, mais je suis sûr que nous ne sommes qu’au début de l’histoire.» Le ministre termine en annonçant qu’il rencontrera le autorityés locales de Ramillies, mais qu’aucun dépistage pour la population ne sera prévu, au vu d’un manque de technologie de détection disponible et d’un «risque inconnu pour la santé. On ne sait pas ce que l’on cherche en termes de risques.»

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