Les nuits des parents s’apaisent-elles vraiment quand les enfants dorment enfin? Entre hypervigilance, charge mentale et angoisses, le sommeil parental reste une conquête fragile. Parfois à vie.
«C’est bon, il fait ses nuits.» Cette phrase, tous les parents rêvent de la prononcer le plus tôt possible. Elle est, pensent-ils, annonciatrice de nuits moins hachées par les pleurs d’un nouveau-né. Mauvaise nouvelle: ce n’est pas pour autant que le sommeil s’annonce de meilleure qualité. Selon une étude parue en 2019 dans la revue Sleep, il faut six ans en moyenne aux parents pour retrouver un sommeil réparateur après la naissance de leur premier enfant. Même par la suite, «récupérer» les heures de sommeil égarées au fil des années semble impossible pour de nombreux parents, quel que soit l’âge de leur progéniture. «Je pense que je ne pourrai jamais retrouver mon sommeil perdu, confirme Marianne, toujours régulièrement réveillée par ses enfants de 3 et 7 ans, entre maladies, cauchemars ou réveils (trop) matinaux. J’ai très mal dormi pendant un an après la naissance de mon deuxième enfant, je l’allaitais et il mangeait toutes les trois, quatre heures, se souvient-elle. J’ai mis ensuite une bonne année pour ne plus me réveiller la nuit: j’étais réglée par rapport à lui, je me réveillais comme s’il allait devoir manger.»
6 ans
La durée moyenne nécessaire aux parents pour retrouver un sommeil réparateur après la naissance du premier enfant.
«Je me réveillais en pleine crise d’angoisse»
Ce genre de trouble est fréquent chez les jeunes parents, analyse Julie Doucet, psychologue spécialiste du sommeil: «Une naissance est un bouleversement important, qui apporte un grand stress et demande aussi une certaine disponibilité par rapport aux besoins de l’enfant. Les problèmes de sommeil peuvent survenir pour les parents, avec une « dette de sommeil » qui s’accumule. Le souci, c’est quand ces difficultés s’installent dans le temps.» «De façon générale, ce qui perturbera le sommeil, ce sont tous les événements anxiogènes du quotidien, qui font que les personnes rumineront, qu’elles n’arrivent pas à « débrancher ». C’est le cas pour les parents qui s’inquiètent pour leur(s) enfant(s)», complète le chercheur en neurosciences Arnaud Rabat, coauteur de Bien dormir pour les nuls et de SOS Sommeil.
La liste des troubles liés à la parentalité susceptibles de faire «ruminer» avant de s’endormir (quand ils ne se réveillent pas en pleine nuit) est longue, propre à chacun et loin d’être exhaustive. Les troubles s’ajoutent parfois à ceux liés à la vie professionnelle ou à la «charge mentale» inhérente à la vie quotidienne… même si parfois les parents peuvent être épargnés. François et Dorothée se souviennent bien de quelques nuits mouvementées vécues avec leur fils de 13 ans. Mais leur sommeil n’a que rarement été grevé par leur parentalité. «On a carrément eu de la chance. Côté sommeil, ça n’a jamais été compliqué: il a rapidement fait ses nuits et il a toujours bien dormi. Maintenant, ce sont plutôt nos chats qui nous réveillent, surtout très tôt le matin!», plaisantent-ils.
Laure, maman de deux enfants de 8 et 12 ans, a, elle, vécu une période plus compliquée il y a deux ans: «Je faisais des terreurs nocturnes. Je me réveillais en pleine crise d’angoisse, j’étais incapable de me rendormir.» Si elle l’explique par une accumulation de choses, cette période coïncide avec l’entrée en secondaire de son aîné: «On l’avait inscrit dans un établissement privé. Il y avait un certain standing, plus de devoirs. Il a rencontré quelques difficultés, devenir autonome n’était pas évident pour lui. Tu te fais du souci pour ton gamin, car inconsciemment, la société te met une sorte de pression.» C’est la méditation guidée qui a permis à Laure de retrouver un sommeil plus serein: elle n’hésite pas à saisir son casque pour recharger ses batteries, même pour quelques dizaines de minutes. Ou à faire quelques siestes quand la fatigue est trop pesante: «Les enfants n’en font plus, mais c’est nous qui en avons besoin maintenant!»
L’hypervigilance ou l’éveil permanent
Mais cette déconnexion est parfois compliquée pour les parents, dont les enfants occupent une trop grande partie de leurs pensées, nuit comprise. «L’hypervigilance permanente fatigue énormément. C’est l’une des principales sources de fatigue pour les parents, expose Lénaïg Steffens, psychologue clinicienne et auteure de Parents, soyez heureux. L’hypervigilance, c’est le fait de toujours penser à ses enfants, même quand ils ne sont pas là, ou d’avoir ce besoin permanent de les protéger. C’est le cas des « parents hélicoptères », qui tournent autour de leurs enfants, qui ne les lâchent jamais. Ils se mettent une pression énorme, ils s’épuisent, s’énervent, culpabilisent… Cela prend une énergie folle. Ils sont dans une sorte d’éveil permanent et, la nuit, ne récupèrent pas à cause du stress.»
Comment rompre ce cercle vicieux? Ne pas hésiter à «passer du temps de qualité» sans son enfant, afin qu’il ne soit pas la «seule source de bonheur» d’un parent, conseille-t-elle. Une suggestion que les pères interrogés semblent parvenir à mieux suivre: ils avouent moins être concernés par des problèmes d’hypervigilance ou de sommeil liés à la parentalité que les mères. «Les femmes portent leur enfant dans leur ventre neuf mois et sont en général hyperconnectées, et pour toute la vie, insiste Lénaïg Steffens. Aujourd’hui, même si les choses changent, les mères sont toujours davantage avec leurs enfants, donc davantage dans l’hypervigilance. Les pères diront plus facilement « laisse-le faire ». Dit avec humour, avec l’envie de composer ensemble avec la mère, ça peut fonctionner.» Cette différence se confirme notamment la nuit, où «le sommeil du papa semble être bien plus lourd que celui de la maman, plaisante Marianne. Quand les enfants appellent, je le pousse car il les entend moins que moi. Il se rendormira aussi plus rapidement après être allé les voir. Moi, j’ai un sommeil beaucoup plus léger qu’avant: je me réveille au moindre bruit, j’ai l’impression que mon oreille a évolué depuis que je suis mère.»
Il faut passer du temps de qualité sans son enfant, afin qu’il ne soit pas notre seule source de bonheur en tant que parent.»
Le début de la vie d’adulte, une autre épreuve
Même quand les parents pensent cette époque révolue et qu’ils dormiront mieux avec un enfant gagnant en autonomie, ce n’est pas toujours aussi facile dans les faits. S’il y a bien le retour des grasses matinées, d’autres tracas viendront compliquer les nuits. Selon une étude récente de la caisse d’allocations familiales Camille, trois parents d’ados ou de jeunes adultes (15-25 ans) sur quatre assurent que la pression augmente avec l’âge des enfants: les personnes interrogées évaluent leur niveau de stress à 6,6 sur 10 en moyenne. Pour une personne sur trois, cette montée du stress a même été jugée très brutale. Si la santé, la sécurité ou les questions financières restent des sujets de préoccupation intemporels, d’autres viennent se greffer au fil des années, comme les inquiétudes liées à l’orientation ou l’avenir (scolaire ou professionnelle) ou aux sorties nocturnes.
Cyrille et sa femme n’avaient jamais eu leur sommeil plombé par leurs enfants, qui ont désormais 17 et 22 ans. Mais depuis six mois, leurs nuits sont plus compliquées: «C’est l’insouciance de l’adolescence. Notre cadet sort un peu plus et même si on a confiance en lui, il ne donne pas toujours de nouvelles. Dans la nébuleuse de la nuit, quand tu te réveilles et qu’il n’est pas rentré, tu as du mal à te rendormir, tu te mets à penser à des trucs tragiques. Il ne songe pas au fait qu’on s’inquiète pour lui. Peut-être que nous, parents, on voit trop le danger…» Pour la première fois, et avec l’accord de leur fils, ils ont installé une application de géolocalisation sur son téléphone, le temps d’un week-end entre amis qu’il devait rejoindre en covoiturage: «Je l’ai seulement regardée la première nuit. Et puis, il peut laisser son téléphone n’importe où…», glisse le père de famille.

«Un sanctuaire à protéger»
Marion, alias «Zoé la Modeuse» sur les réseaux sociaux où elle raconte notamment son quotidien avec ses filles de 12 et 17 ans, partage ces inquiétudes. Avec l’adolescence et les sorties de son aînée, elle redécouvre les nuits hachées: «Quand elle était plus jeune, je ne dormais pas, mais elle était avec moi, sous ma protection. Là, je suis angoissée car je n’ai pas la maîtrise. Elle est dehors, avec des gens qui conduisent: j’ai peur de l’alcool, j’ai peur de la route. Je sais que ma fille a une innocence que je n’ai plus, je pense que je projette sur elle tous les risques auxquels j’ai pu être confrontée.» Cyrille comme Marion ont joué la carte du dialogue pour tenter de passer des nuits plus sereines. «Tu lui expliques que même s’il a 17 ans et qu’il est bientôt majeur, tu es en droit de savoir où il est. Ne serait-ce que pour savoir s’il est en sécurité, qu’on sache où aller si on doit intervenir. Dans quelques mois, il aura 18 ans: tant qu’il vivra à la maison, on aura les mêmes discussions», soupire Cyrille.
Marion continue elle aussi de se réveiller plusieurs fois la nuit pour vérifier les messages qu’elle exige de son adolescente sur l’évolution de sa soirée: «J’arrive à légèrement dormir, mais je me réveille car je laisse le téléphone sur la sonnerie pour lire les messages. Ma fille joue le jeu, elle sait que c’est le deal entre nous. Mais elle peut lever les yeux au ciel quand on en parle. Elle me dit qu’elle fait attention, qu’elle sait ce qu’elle fait. Quand je communique sur les réseaux sur ce sujet, beaucoup de mamans me disent: « Ça fait ça au début, après tu t’y fais, tu coupes le cordon« . Mais comme pour moi il n’est pas totalement coupé, c’est quelque chose d’assez pénible.» D’ailleurs ce stress nocturne peut resurgir n’importe quand et durer très longtemps… voire ne jamais vraiment s’arrêter. Patricia, la mère de Marianne, assure qu’elle a passé certaines de ses nuits les plus difficiles quand ses trois enfants (qui ont désormais 38, 36 et 34 ans) ont dépassé la vingtaine: «Ils ne vivaient plus à la maison et j’avais moins de nouvelles.» Maladies, soucis affectifs, problèmes financiers, difficultés avec les petits-enfants: là encore, les raisons de ne pas fermer l’œil sont nombreuses. «C’était le cas pour chacune des grandes étapes d’une vie d’adulte, en fait. Par exemple, quand mes enfants ont commencé à chercher du travail, je dormais moins bien. Pareil quand ils ont acheté leur propre maison: je me demandais si tout allait bien se passer, si leur prêt serait accepté, s’ils pourraient s’en sortir financièrement… Souvent, je pense à la manière dont je pourrais les aider ou les conseiller, même s’ils n’en tiendront peut-être pas compte», confie la presque septuagénaire. Là aussi, la question du «lâcher-prise» est primordiale. «Le sommeil est comme un sanctuaire à protéger, expose Arnaud Rabat. Ce n’est pas parce que vous dormirez que les problèmes s’aggraveront ou que vous les résoudrez en restant éveillé. Evidemment, le mieux est d’essayer de mettre ce problème de côté, même si c’est plus facile à dire qu’à faire.» Ce que confirme Patricia: «Dès que tu es parent, tu le restes même quand tes enfants ont leur propre vie.» Et ce à n’importe quelle heure, de jour comme de nuit.