Déjeuner en compagnie de son écran. Ou dîner avec Netflix. Pour beaucoup, c’est la routine. Mais ce tête-à-tête silencieux cache des effets bien réels sur la digestion, l’appétit et même la santé mentale.
A midi, le micro-ondes sonne. Le repas est chaud, le mail encore ouvert. Une série en fond sonore, les messages qui clignotent: une scène banale. Mais derrière l’image rassurante d’un repas connecté, un enchaînement physiologique s’enraye.
«Manger devant un écran détourne l’attention de l’assiette. Le cerveau se focalise sur autre chose et perd sa capacité à décoder les signaux de faim et de satiété», explique Laetitia Willerval, diététicienne-nutritionniste. Avec cette mauvaise habitude, le risque est de manger plus, plus vite, souvent sans faim, et parfois sans même s’en rendre compte. Selon une étude menée par l’université de Bristol, les personnes distraites par un écran consomment en moyenne 10 à 25% de nourriture en plus qu’en temps normal.
Manger devant un écran, ou ne pas donner le temps au corps de comprendre
Regarder une série pendant le repas, ce n’est pas seulement une question de distraction. C’est aussi une perturbation des processus physiologiques de la digestion. «La digestion commence dans la bouche, pas dans l’estomac, rappelle Laetitia Willerval. Le simple fait de regarder les aliments, de sentir leur odeur, de les mâcher lentement, déclenche la production de salive, qui contient les premières enzymes digestives.» Autrement dit, manger vite et sans attention revient à zapper le premier étage d’un long escalier. Le corps compensera, mais mal.
Manger sans conscience brouille aussi le plaisir. Les premières bouchées le déclenchent, les suivantes le diminuent. Ce mécanisme, appelé satiété sensorielle spécifique, agit comme un frein naturel à l’ingestion. Ne pas écouter ces signes peut court-circuiter l’effet de frein. L’assiette se vide, mais pas l’appétit.
Ecrans, solitude et automatisme
Si cette habitude est si répandue, c’est aussi parce qu’elle comble un vide. Celui du silence, de l’isolement, ou tout simplement de la pause. «Les écrans procurent une forme de compagnie. Manger seul devient plus supportable devant un écran. Mais cette stratégie d’évitement crée une distance émotionnelle avec l’acte alimentaire», poursuit Laetitia Willerval. A la longue, cette distance devient un automatisme, jusqu’à déconnecter complètement la sensation de faim de l’acte de manger.
Ce schéma est particulièrement ancré dans le télétravail. La table devient bureau, et l’écran le centre de gravité de toutes les activités, repas compris. En 2021, une étude de la Mutualité française révélait que près de la moitié des salariés en télétravail déjeunaient devant leur ordinateur. Un gain de temps apparent, mais une perte de repères alimentaires.
Entre productivité et hyperphagie
L’autre effet pervers, c’est la confusion entre performance et efficacité alimentaire. L’image d’un cadre absorbant un sandwich d’une main tout en répondant à ses mails de l’autre s’est imposée comme un modèle de réussite. Manger lentement, sans rien faire d’autre, devient suspect. Cette vitesse infligée aux repas alimente aussi les troubles du comportement alimentaire. Boulimie, hyperphagie, anorexie masquée: manger sans attention, c’est ouvrir la porte à un rapport déséquilibré à la nourriture.
Dans sa pratique, Laetitia Willerval observe régulièrement «des patients qui ne savent plus s’ils mangent par faim ou par stress, par habitude ou pour s’occuper. Revenir à des gestes simples, s’asseoir à table, faire une vraie pause, c’est souvent le premier levier de rééquilibrage.»
Le remède n’est pas spectaculaire. Pas de régime miracle. Juste une table, une assiette, une attention entière. Et l’idée que le repas est un moment en soi, pas une tâche à boucler. «Il faut réapprendre à manger avec ses cinq sens. La vue, l’odorat, le toucher, le goût et même l’ouïe quand on mâche. Cette mise en éveil permet non seulement une meilleure digestion, mais aussi un plaisir alimentaire plus durable», conclut la nutritionniste.