Pourtant considérées comme un bien de première nécessité, les lunettes se vendent à prix d’or. Un coût bien souvent justifié par la spécificité du produit et la qualité du service assorti, mais que plus d’un tiers de la population peine à s’offrir. D’autant que leur remboursement est (très) limité.
Ça a d’abord commencé par des difficultés à déchiffrer le temps d’attente affiché à l’arrêt de bus. Puis à décoder les panneaux de signalisation. Un jour, il a même fallu rapprocher le fauteuil de la télévision. Après de longs mois à plisser les yeux, Mathieu (1) s’est rendu à l’évidence: une visite chez l’opticien était devenue inéluctable. Les tests ont confirmé le diagnostic: astigmatisme avancé aux deux yeux. Les lunettes n’allaient pas être un luxe. Ou presque. «Quand j’ai vu la facture de 603 euros pour la monture et les verres, j’ai failli tomber de ma chaise», confie le jeune Bruxellois. Et ce n’est pas l’intervention de 50 euros de sa mutuelle qui allait faire passer la pilule. «Heureusement, j’ai un peu d’épargne sur mon compte, se rassure Mathieu. Mais ça reste un gros budget à débourser d’un coup.»
En Belgique, 37% de la population avoue avoir du mal à financer ses lunettes, ses appareils auditifs ou d’autres soins médicaux, confirme le baromètre 2025 de Testachats. Les dispositifs optiques font d’ailleurs partie des postes de dépenses qui ont le plus augmenté (+3,9%) par rapport à 2024, souligne encore l’Association des consommateurs. Mais que justifie réellement ces prix si élevés?
37% des Belges avouent avoir du mal à financer leurs lunettes, appareils auditifs ou autres soins médicaux.
Opticien ou vendeur?
Une précision, d’abord. Toutes les lunettes ne coûtent pas un bras. Sur Internet ou auprès de chaînes low cost, le consommateur peut s’en sortir pour une bonne centaine d’euros. Mais pour s’offrir des lunettes d’une qualité supérieure, il devra débourser le double, le triple ou parfois le septuple. «Il faut arrêter de comparer ce qui n’est pas comparable, insiste Laurent Alhadeff, opticien indépendant à Ixelles et Waterloo. Personne ne comparerait un burger d’un fastfood à quelques euros avec celui à seize ou 17 euros d’un restaurant spécialisé. Simplement car le premier n’est pas un burger: la viande n’est pas bonne, les légumes n’ont pas de goût et il n’est pas produit dans le respect des travailleurs.»
Aux yeux des opticiens indépendants, plusieurs facteurs justifient les différences de prix avec les grandes chaînes ou les marques low cost. A commencer par la qualité du service. «Un opticien indépendant a toujours un diplôme et n’engage que du personnel qualifié, insiste Thierry Segaert, opticien à Ottignies et secrétaire général de l’Association professionnelle des Opticiens Optométristes belges (APOOB). Les grandes chaînes se limitent à un opticien par magasin, voire pour plusieurs boutiques, et puis engagent des vendeurs sur le tas pour compléter. Sans parler des marques low cost qui, elles, n’ont même pas d’opticien dans leur équipe.» En Flandre, l’accès à la profession d’opticien n’est d’ailleurs plus réglementée depuis 2018. «Un non-sens», fustige Thierry Segaert.
Traçabilité
«On oublie souvent cette dimension de conseil, regrette Frédéric Fassotte, porte-parole de Solidaris Liège, qui a développé les boutiques solidaires Optique Point de Mire. Or, avoir du personnel qui sait faire des réglages et répondre aux demandes des clients sur-mesure, c’est essentiel. Même si ça entre en ligne de compte dans les calculs budgétaires, car engager un opticien diplômé coûte plus cher qu’un vendeur.»
En outre, les opticiens indépendants garantissent un véritable service après-vente, ce qui n’est pas le cas des chaînes low cost. «Changer une vis, faire un ajustage de verre… tout ça est totalement gratuit chez nous, insiste Thierry Segaert. Or, ça a aussi un coût.»
Outre le service proposé, c’est surtout la qualité des produits qui justifie les différences de prix. A commencer par la technologie des verres correcteurs. Les verres bifocaux (ou progressifs), qui permettent de corriger la vision de près et de loin, sont par exemple plus chers que des verres unifocaux. «Pour ce type de trouble, un centrage des verres doit absolument être réalisé par un professionnel, et la qualité de verre doit être au rendez-vous», explique Thierry Seagert.
L’origine des verres influencera également le prix. Ont-ils été produits en Europe ou en Chine? Sous quels standards de production? Et dans quelles conditions de travail? Laurent Alhadeff, qui privilégie les fournisseurs belges et européens, insiste: «Aujourd’hui, le consommateur est hyper attentif à la traçabilité de son morceau de viande ou de ses légumes. Mais pourquoi pas avec ses verres de lunettes?» L’opticien rappelle que les verres doivent s’accompagner d’une carte d’authentification, dont le libellé doit correspondre au catalogue proposé en magasin. «Je sais que certaines marques ne délivrent pas ce certificat, or, c’est un véritable gage de confiance pour le client.»
Dispositif médical ou accessoire de mode?
Le matériau utilisé pour la monture influencera également le prix. «Une monture en titane coûtera par exemple beaucoup plus cher qu’une en inox, rappelle Frédéric Fassotte. Tout simplement parce que ce n’est pas la même qualité. Mais ce sont des détails que le client lambda ne remarquera pas forcément à l’œil nu.» Or, tous ces matériaux ont un impact sur la durabilité du modèle. «Notre objectif chez Optique Point de Mire, c’est que nos clients n’aent pas à changer de lunettes tous les trois mois car elles sont cassées, insiste le porte-parole de Solidaris Liège. Cela fait partie de notre positionnement sociétal, mais toutes les marques n’ont pas forcément le même point de vue.»
Car si les marques low cost (Polette, Ace&Tate, Le Petit Lunetier…) ont aujourd’hui la cote, c’est aussi pour répondre aux évolutions comportementales des consommateurs. «Avant, les lunettes étaient avant tout un dispositif médical, recadre Frédéric Fassotte. Vous achetiez une paire et vous la gardiez pendant huit ou neuf ans. Aujourd’hui, elles sont devenues un accessoire de mode, donc la rotation est bien plus importante. Certains clients veulent avoir plusieurs paires pour changer de visage tous les jours.»
Bref, le prix à payer dépendra toujours de la qualité et du service attendus par le client, et de l’usage qu’il voudra faire de sa paire de lunettes. «Mais il faut arrêter de croire que l’opticien qui vend plus cher, arnaque son client, insiste Laurent Alhadeff. Il faut absoluement sortir de cette logique extrêmement réductrice, qu’on ne se permettrait pas d’appliquer à d’autres secteurs.»
(1) Prénom d’emprunt
Un remboursement (trop) limité
Pourtant essentiels, les dispositifs optiques restent malheureusement peu remboursés en Belgique. Seuls les verres correcteurs (et non la monture) peuvent bénéficier d’une intervention, via l’assurance obligatoire (Inami) et/ou l’assurance complémentaire (mutuelles).
Pour prétendre à un remboursement par l’Inami, le patient doit répondre à des critères stricts. Il doit avoir reçu une prescription médicale d’un ophtalmologue et s’être rendu chez un opticien agréé pour la délivrance de ses verres. Si les enfants bénéficient d’un remboursement avantageux pour tout défaut, les adultes (18-64 ans) doivent présenter une amétropie minimale (défaut de réfraction) de -/+ 6,00 dioptries pour obtenir une intervention. Pourtant, dès -/+ 1,50 dioptrie, les lunettes sont indispensables et sont loin d’être un produit de confort. «Les mutualités plaident pour une révision de ces seuils, afin de mieux prendre en compte les situations de gêne visuelle significative en dessous de ceux-ci», insiste la Mutualité Chrétienne. «Sur les dix dernières années, le seuil de remboursement est passé de 8,25 dioptrie à six, ce qui est déjà une petite victoire», insiste pour sa part Thierry Segaert. Mais l’APOOB veut continuer le travail, «car plus on va vers zéro, et plus de gens seront éligibles à un remboursement».
Mais dans un contexte budgétaire serré, les négociations avec l’Inami et le ministre de la Santé sont particulièrement complexes. D’autant que «l’optique est le parent pauvre de l’Inami», fustige Thierry Segaert. Alors que le budget annuel des soins de santé s’élève à près de 47 milliards d’euros en 2026, à peine 50 millions d’euros sont consacrés aux soins optiques, souligne le secrétaire général de l’APOOB. A titre de comparaison, 1,4 milliard est attribué aux soins de kinésithérapie. «Je ne dis pas que les gens n’ont pas besoin de kiné, loin de là, nuance Thierry Segaert. Mais pourquoi une telle différence?»
De leur côté, les mutualités interviennent également dans le remboursement des soins optiques via leurs assurances complémentaires. Des interventions à géométrie variable, s’échelonnant de 50 à 120 euros tous les trois ans. «On aimerait pouvoir augmenter cette intervention pour répondre à la demande de nos affiliés, reconnaît Frédéric Fassotte, de Solidaris. Mais nous sommes également confrontés à des économies budgétaires et nous devons assurer un subtil équilibre entre notre panel d’offres. Si on consacre tout notre budget à l’optique, cela se fera du détriment d’autres aides, comme le remboursement du ticket modérateur chez le spécialiste, par exemple.»
Un constat également partagé par la Mutualité Chrétienne. «Nos moyens doivent être répartis de manière équitable entre de nombreux besoins insuffisamment couverts par la sécurité sociale, tels que l’optique, les soins dentaires, les aides à domicile, ou encore la santé mentale.»