La puberté s’accompagne d’un «retard de phase physiologique» chez les adolescents. Or, les horaires scolaires ne sont pas adaptés à ce changement de rythme de sommeil, caractérisé par des couchers et des levers plus tardifs.
Il est 8h15 en Suède. Contrairement aux autres établissements du pays, le collège Kronängsskolan, au nord de Stockholm, reste curieusement vide. Pour voir les premiers élèves rejoindre leur classe, il faudra encore patienter. Ici, les cours ne débutent qu’à 9h15. Un changement de rythme majeur que la direction a décidé d’implémenter en automne 2024, pour mieux répondre aux besoins physiologiques des adolescents, rapporte le Dagens Nyheter.
La puberté est en effet une période charnière, marquée par de nombreux bouleversements. Le rythme circadien se voit notamment modifié, et dérègle progressivement les habitudes de sommeil. «Un ado de 13 ans ne ressentira plus la fatigue aussi tôt que lorsqu’il était enfant, confirme Najat Bouzalmad, hygiéniste du sommeil à l’Ecole du Sommeil. C’est ce qu’on appelle le retard de phase physiologique.»
Sur le plan biologique, ce décalage naturel s’explique par une libération plus tardive de mélatonine, qui atteint son pic entre deux et quatre heures du matin chez l’adolescent, contre minuit chez les adultes. Or, c’est cette hormone qui favorise l’endormissement. Résultat: les ados ont plus de mal à trouver le sommeil aux heures habituelles de coucher. «De plus, ils sont confrontés à une perte de sensibilité à la lumière matinale, ce qui limite le déclenchement de leurs mécanismes d’éveil tôt le matin, ajoute Matthieu Hein, chef de service de psychiatrie et du laboratoire de sommeil au CHU Brugmann. Résultat: les ados sont des couche-tard et des lève-tard, contrairement aux enfants qui sont naturellement des couche-tôt et des lève-tôt.»
«En mode zombie»
Or, si les besoins en sommeil diminuent avec l’âge, ils restent encore importants au cours de la puberté. Entre 7 heures 30 et 10 heures 30 (pour respecter les cycles complets d’une heure trente de sommeil) sont conseillés par les professionnels. Un réveil à sept heures du matin peut donc s’avérer difficile à encaisser si l’ado ne s’est endormi qu’à une heure du matin et entraîner un état de somnolence en classe. Pire encore s’il souffre d’un «retard de phase pathologique». «Dans ce cas-là, le décalage est total, explique Najat Bouzalmad. L’endormissement se manifeste parfois à 3 ou 4 heures du matin, voire à 6 heures. Sur les bancs de l’école, l’adolescent n’est pas seulement somnolent, il passe carrément « en mode zombie ». Son corps est physiquement là, mais son cerveau ne répond pas. C’est du présentéisme.»
Logiquement, cette privation de sommeil engendre des difficultés de concentration et des troubles de l’apprentissage. «Elle entraîne également un risque accru de décrochage scolaire, assure Matthieu Hein. Généralement, ces ados arrivent en consultation trop tard, quand ils sont déjà à deux doigts de se faire expulser de leur école en raison de retards répétés ou d’absences injustifiées. Malheureusement, on ne peut pas leur offrir une solution miracle.»
En outre, une dette de sommeil prolongée peut causer des troubles alimentaires. «Cela peut avoir un effet sur les hormones qui régulent l’appétit et la satiété, à savoir la leptine et la ghréline, pointe Najat Bouzalmad. Les ados fatigués peuvent avoir tendance à confondre leur lit et leur frigo, et être tentés de s’orienter vers des aliments gras et sucrés, associés à la récompense et au réconfort. Or, ces produits favorisent la prise de poids, l’obésité voire le prédiabète.»
Plus d’un enfant sur trois en dette
Sur le plan de la santé mentale, la privation de sommeil peut également être associée à des risques accrus d’anxiété, de paranoïa et de troubles dépressifs. «Le sommeil paradoxal engendre une sorte de réparation et de retour à une stabilité émotionnelle, note Najat Bouzalmad. Alors que l’adolescent éprouve parfois des difficultés à gérér ses émotions, la fatigue va être un facteur aggravant, entraînant irritabilité et manque de discernement.» Pour les individus déjà en difficulté, une dette prolongée de sommeil peut en outre augmenter le risque de passage à l’acte suicidaire.
Bref, les risques sont nombreux, mais généralement sous-estimés. «Notre culture actuelle ne priorise pas le sommeil, déplore Stéphanie Mazza, chercheuse en neuropsychologie, dans les colonnes du Monde. Si les messages sur le « bien manger » et le « bien bouger » circulent abondamment, trop peu encore abordent le « bien dormir ».»
Pourtant, en 2022, 38,2% des élèves scolarisés à Bruxelles ou en Wallonie avaient une durée de sommeil considérée comme insuffisante, selon une étude menée parle Service d’Information, Promotion, Education Santé (SIPES) de l’ULB. Dans le premier degré du secondaire, 21% des élèves disaient dormir moins de 7h30 par nuit. Un pourcentage qui grimpait à 41,7% dans le 2e et le 3e degré.
Une organisation à revoir
Face à ce constat, débuter les cours plus tard pourrait s’avérér bénéfique pour les adolescents. «Ce serait plus en harmonie avec leur rythme naturel de sommeil», assure Matthieu Hein. Pour Najat Bouzalmad, l’idéal serait même de commencer la journée à 10 heures. «Le pic de concentration se situe à ce moment-là, et pas avant», assure l’hygiéniste du sommeil. Encore faut-il que cette organisation soit praticable sur le terrain. «Si les parents débutent le boulot à 8h30 et qu’ils doivent conduire leurs enfants à l’école avant, ils continueront à réveiller leurs ados trop tôt, pointe Matthieu Hein. Tout le bénéfice de la mesure sera alors perdu.» Un tel décalage impliquerait également un report du début des activités extrascolaires, et nécessiterait aussi une éventuelle adaptation des horaires des transports en commun. «C’est toute l’organisation globale qui devrait changer, concède Matthieu Hein. Mais avec un peu de bonne volonté, ce serait tout à fait faisable.»
Ces horaires décalés sont d’ailleurs en cours d’expérimentation ailleurs en Europe, comme en France. Depuis la Toussaint, les élèves de deux classes du Collège de Sourdun (Seine-et-Marne) ne débutent les cours qu’à partir de 9 heures, contre 8 heures pour le reste de leurs camarades. Un emploi du temps modifié qui a déjà livré des résultats concluants sur les plans des apprentissages et de la santé mentale.