médecine
Selon le philosophe Mark Hunyadi, l’IA va donner naissance à une médecine de calcul déshumanisante.

«Les géants du numérique veulent éliminer les médecins et les pharmaciens»: pourquoi l’IA donne naissance à une médecine de calcul irrésistible

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Les apports pharaoniques de l’IA en médecine favorisent l’avènement d’un modèle objectivant, basé à outrance sur les données, au détriment de l’aspect relationnel. Pour le philosophe Mark Hunyadi, cette «médecine de calcul» cantonne le docteur à un rôle de vérificateur, et opère une réification du patient.

Le spectaculaire élan de l’IA dans la médecine promet des diagnostics plus rapides, des traitements personnalisés et un gain d’efficacité. Au profit d’un acte médical de plus en plus calculateur, orienté vers les données et non vers l’homme.

Selon le philosophe Mark Hunyadi, professeur à l’UCLouvain et à l’Institut Mines-Télécom (Paris) pour les questions numériques, auteur de plusieurs ouvrages sur la question, cette évolution dépossède médecins et patients de leur rôle central, appauvrit la relation thérapeutique et risque de transformer l’humain en simple flux d’informations.

Mark Hunyadi, à quel point l’intelligence artificielle révolutionne-t-elle la pratique de la médecine?

L’IA, qui fait partie des métatechnologies, impacte l’intégralité du domaine médical: le diagnostic, la thérapeutique, la prévention, la recherche, l’administration, les politiques de santé publique, la relation médecin-patient, l’expérience du patient lui-même, le rapport du patient à son propre vécu, et, plus globalement, les attentes que les individus peuvent nourrir à l’égard de la médecine. L’intelligence artificielle fait surtout franchir un seuil quant à la gestion des données.       

«Désormais, on attend simplement du médecin qu’il soit le vérificateur de notre discussion avec ChatGPT.»

En quoi modifie-t-elle fondamentalement la relation médecin-patient?

Avec l’IA, on attend désormais du médecin qu’il soit le vérificateur de notre discussion avec ChatGPT ou de nos recherches sur Internet. Dès lors, le médecin n’est plus l’expert possesseur d’un savoir qu’on écoute religieusement. Quelque part, le docteur devient un simple prestataire de soins.   

L’IA change-t-elle le concept même de la médecine?

Nous assistons à un mouvement où le médecin n’opère(ra) plus à partir de la singularité du patient, mais surtout à partir de sa base de données. Cela change considérablement le concept de la médecine et tout ce qu’on peut en attendre. On assiste à l’avènement d’une médecine de calcul, objectivante, quantitative, ingénioriale, numérisée. Cette médecine n’est pas relationnelle: elle s’intéresse aux paramètres, pas aux personnes. Elle n’écoute plus le patient, elle le mesure. Cette médecine quantitative peut faire valoir des performances remarquables. En revanche, elle n’est pas attentive à la verbalisation du symptôme, à la manière dont le patient s’exprime.

En quoi cela peut-il affecter négativement le statut du patient?

Malgré l’efficacité de l’IA, le patient perd une part de souveraineté individuelle, de dignité, d’autonomie. Il n’est plus une personne qui exprime sa souffrance, il devient un flux de données, ensuite utilisé pour les comparer à d’autres données. L’IA opère une abstraction: elle ne tient plus compte d’une dimension qualitative, du vécu, et de la manière dont ce vécu s’exprime dans le ton de la voix, des mots, des gestes du patient. Ces éléments ne sont plus pris en considération, au profit de paramètres purement objectivables.

«On assiste à l’avènement d’une médecine de calcul, objectivante, quantitative, ingénioriale, numérisée. Cette médecine n’est pas relationnelle: elle s’intéresse aux paramètres, pas aux personnes. Elle n’écoute plus le patient, elle le mesure.»

L’IA pourrait donc faire disparaître l’aspect relationnel dans la médecine?

Oui, et cet aspect relationnel est aussi un élément thérapeutique. On le constate particulièrement en oncologie. Un domaine, d’ailleurs, où l’IA a fait faire des progrès immenses dans les diagnostics, la prévention, la prévision, notamment grâce à l’imagerie médicale.

«Lorsqu’on réduit la médecine à un calcul, on en fait une science très appauvrie.»

En revanche, on remarque, dans ce même domaine, que l’aspect relationnel reste fondamental et irréductible dans le bon résultat d’un traitement. Or, lorsqu’on réduit la médecine à un calcul, on en fait une science très appauvrie.

Paradoxalement, ChatGPT offre une patience d’écoute infinie. Là où une visite chez le médecin est souvent expédiée en 20 minutes…

Je retournerais le problème. Le fait qu’on discute tant avec ChatGPT montre bien l’importance de l’aspect relationnel. L’humain a besoin de se confier. Dans la médecine d’aujourd’hui, la discussion «de contexte» avec le patient, pour mieux cerner le symptôme, n’est pas considérée comme un acte médical dans la tarification. Or, il en est un.

Le fait que les médecins eux-mêmes se réfèrent davantage à l’IA comporte-t-il des risques?

Dans l’ensemble de nos comportements, on constate une tendance croissante à s’en remettre à des machines. A mettre notre esprit en dépendance intégrale au numérique. Le médecin lui-même est en quelque sorte dépossédé de son savoir, il est mis sous tutelle. De la part de tous les acteurs de la santé, il y a une espèce d’allégeance au modèle numérique et à l’intelligence artificielle. C’est un danger profond.

«Le médecin lui-même est en quelque sorte dépossédé de son savoir, il est mis sous tutelle.»

Faut-il soutenir cette tendance, ou s’en inquiéter?

La numérisation de la médecine est un mouvement irrésistible. Pour des raisons économiques, de productivité, d’efficacité accrue, d’automatisation des tâches médicales. Ce sont des éléments très positifs. Les effets sont par exemple très réels dans la recherche. La découverte de nouveaux médicaments est accélérée, à travers l’analyse massive des données biologiques. On se dirige également davantage vers des traitements personnalisés, qui augmentent l’efficacité, et réduisent les coûts opérationnels des établissements de santé. Cette médecine calculatrice et objectivante pourrait, à la limite, se passer de médecins et de pharmaciens.

«La logique de la médecine de l’IA est la suivante: rendre les médecins absolument inutiles.»

Si les géants numériques –et particulièrement Google, pour les questions de santé– s’intéressent tant à la santé, c’est parce qu’ils veulent éliminer les médecins et les pharmaciens. Ce n’est pas inéluctable. Mais la logique de la médecine de l’IA est la suivante: rendre les médecins absolument inutiles. Or, ces géants du numérique, qui gouvernent la médecine et les données médicales mondiales, ne mettent pas l’aspect relationnel au centre de leur conception. Ils se cantonnent au concept purement médical. Parce qu’il est performant, fonctionnel, au point que des hôpitaux peuvent être construits et organisés autour de cette seule médecine de calcul.  

Cette médecine gagne peut-être en efficacité, mais la population se sentira-t-elle mieux avec l’IA, notamment mentalement? Dans tous les cas, ce mouvement, porté par ce souci d’efficacité, est déshumanisant. Il opère une réification de l’individu.

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