Sur les réseaux sociaux, les vidéos de mukbang rencontrent un grand succès: des jeunes se filment en train de manger à outrance. Un comportement qui peut mener à la mort, et qui n’est pas sans conséquence sur ceux qui le visionnent. Pourquoi tant d’hyperphagie devant son smartphone? Décryptage.
Née en Corée du sud au début des années 2010, la tendance du mukbang ou l’art de se filmer en mangeant des quantités souvent monstres et en interagissant en direct avec ses abonnés dépasse aujourd’hui les cinq millions de vidéos sous ce hashtag sur TikTok. «C’est un mélange de banal (manger) et d’exceptionnel, car des performances sont en jeu dans cette histoire», résume Patrick Amey, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut en communication et cultures numériques de l’Université de Genève. Depuis, la trend s’est internationalisée jusqu’en Belgique, avec des créatrices de contenus comme @KIMVRT ou @dayjee, présentes sur Instagram et Youtube.
«Si certaines vidéos sont présentées comme la découverte d’une culture culinaire, d’autres relèvent de l’hyperphagie, l’ingestion excessive de nourriture», remarque Lolita Barthelmé, diététicienne nutritionniste spécialisée en pédiatrie. Parts de pizza géante englouties à la chaîne, spaghettis bolognaise aspirés goulument, chicken wings, burritos, hamburgers et autres gâteaux au chocolat dévorés: la plupart de ces contenus présentent de la malbouffe.
Mukbang: des conséquences à court, moyen et long termes
Banalisant certains comportements alimentaires dangereux, ces vidéos pourraient avoir une incidence sur les habitudes alimentaires des enfants et des adolescents. En septembre 2024, une étude publiée dans la revue Eating and Weight Disorders, mettait en évidence un lien entre le temps passé devant les écrans et le développement de troubles alimentaires. Ses résultats démontrent que les enfants âgés de 9 à 14 ans qui passent de longues heures sur les réseaux sociaux présentent un risque accru d’anorexie, de boulimie ou d’hyperpahie boulimique. Des troubles du comportement alimentaire. «A moyen terme, à force de visionner ces contenus, il peut y avoir un dégoût profond pour la nourriture avec de l’anorexie ou, au contraire, des crises de boulimie avec le besoin psychologique d’ingurgiter des quantités astronomiques ou les deux, avec des épisodes qui s’alternent», met en garde Nicolas Guggenbuhl, professeur en nutrition et diététique à la Haute école Léonard de Vinci à Woluwe-Saint-Lambert et rédacteur en chef de Food in action.
Sur le long terme, une prise de poids et des troubles de la santé métabolique avec de la pression artérielle, une perturbation de la glycémie, un diabète de type 2 et des maladies cardiovasculaires font partie des risques. A court terme, ce peut être la mort, comme l’illustre la disparition de Pan Xiaoting, une influenceuse chinoise de 24 ans qui a perdu la vie en plein direct en juillet dernier après avoir mangé pendant dix heures d’affilée. Par jour, elle pouvait avaler jusqu’à dix kilos de nourriture. «Avec une énorme quantité de nourriture ingérée, une surcharge du tube digestif d’aliments qui ne peuvent pas être digérés est possible, provoquant des lésions ou, dans le pire des cas, le décès», fait état Nicolas Guggenbuhl.
Des troubles du comportement alimentaire en hausse chez les jeunes
En Belgique, 19% des enfants et 21% des adolescents seraient en surpoids (obésité incluse), selon l’Enquête de consommation alimentaire 2022-2023 de Sciensano. Elle montre également que 18% des filles âgées de 10 à 17 ans présentent une suspicion de troubles du comportement alimentaire, contre 7% des garçons. Selon Nicolas Guggenbuhl et Lolita Barthelmé, ces troubles sont en augmentation chez les jeunes. En cause? Le déclin de leur santé mentale avec la pandémie de Covid, les inquiétudes liées au dérèglement climatique et aux conflits dans le monde. Une santé mentale qui peut être impactée par la nourriture et inversement. C’est le serpent qui se mord la queue. «La nourriture est l’antidépresseur le plus courant. On l’utilise pour gérer son stress, ses émotions négatives. C’est ce qu’on appelle la nourriture émotionnelle. L’arrivée de calories provoque de la dopamine dans le cerveau. On sait que si l’on va manger quelque chose de gras, sucré, on va avoir de la satisfaction et donc la nourriture peut être utilisée de manière excessive dans ce système de récompense», explique Nicolas Guggenbuhl.
Dans la réalisation et le visionnage de ces vidéos, le sentiment d’appartenance à une communauté entre aussi en jeu. «Dans nos sociétés modernes individualistes, à défaut de pouvoir manger avec les autres, on mange devant les autres», résume Patrick Amey. Un être ensemble virtuel où les conversations, les sourires et le partage d’un plat sont remplacés par des likes et des commentaires.
La question de la transgression n’est pas en reste dans la tendance. «Lorsqu’un aliment est interdit par les parents ou dans l’inconscient, quand on s’autorise à le manger, par peur de manquer les jours suivants, on va potentiellement en manger beaucoup. Pour pallier l’envie et la pulsion alimentaire, on peut visionner du contenu numérique alimentaire, mais avec quel résultat?», s’interroge Lolita Barthelmé. Un pied de nez à la norme sociale qu’est l’orthorexie ou l’obsession de manger une nourriture saine et le rejet systématique des aliments perçus comme malsains, mais aussi aux règles de bienséance. «Si l’on est obèse, via ces vidéos, on va assumer les stigmates de son état. On va aussi beaucoup manger en faisant énormément de bruit. On verse alors un peu dans l’impolitesse en se comportant seul en sachant qu’on est regardé», décrypte Patrick Amey.
Le mukbang ou le cercle vicieux au menu des algorithmes
Avec les algorithmes des réseaux sociaux, les risques d’enfermement dans ce type de contenus sont importants. «Ces algorithmes construisent une bulle de filtre et un effet d’appareillement dans des sphères de contenus qui sont toujours les mêmes. C’est la fermeture sur soi», décrypte Patrick Amey. Mais aussi l’envie de reproduire ce qui est vu avec la possibilité d’une surenchère. «Chez les jeunes, la logique de challenge est forte. L’âge de la jeunesse est celui de tester ses limites», rappelle Patrick Amey. Mais aussi parce que, très vues, partagées et suscitant beaucoup de commentaires, ces vidéos génèrent de l’argent et parfois une popularité, voire une célébrité, de ses auteurs, enviée par certains jeunes.
Pour Nicolas Guggenbuhl, la pratique du mukbang va à contre-courant d’un contexte propice à la réconciliation des gens avec la nourriture. «L’alimentation doit être nourricière, provoquer du plaisir, mais cela s’apprend. Une atmosphère calme, détendue, où l’on prend le temps de savourer, d’être à l’écoute de ses signaux sensoriels provoqués par la nourriture ingérée: tout ceci est essentiel», insiste l’expert en nutrition et diététique. Un apprentissage à faire dès le plus jeune âge; une période cruciale en matière d’habitudes alimentaires.
En cas de consommation de son enfant ou de son adolescent de vidéos hyperphagiques, Lolita Barthelmé recommande une approche dans la communication et la compréhension: «Il faut adopter une attitude assez ouverte au dialogue et essayer de comprendre ce qui peut plaire à l’enfant dans ces contenus. Mais aussi cerner la fréquence de visionnage et si ce dernier est lié à un rapport particulier à l’alimentation pour éventuellement envisager de se référer au monde médical».