L’iatrophobie et la nosocoméphobie peuvent résulter d’un traumatisme qui remonte à l’enfance. © GETTY

L’iatrophobie, ce fléau méconnu: «Quand j’arrive devant un centre de soin, j’ai la tête qui tourne et je peux facilement pleurer»

Quand certains se disent hantés par la piqûre, d’autres redoutent un hypothétique diagnostic alarmant. Une phobie des docteurs et de l’acte médical désormais prise en compte dans l’accompagnement des patients.

Ce n’est pas un héritage familial et encore moins un traumatisme d’enfance. Greg n’a aucune explication rationnelle qui justifierait sa frousse bleue des médecins et des hôpitaux. C’est pourtant bien le cas. «J’ai surtout peur du résultat, souffle ce gai luron quadragénaire. Après quatre ans à éviter le rendez-vous, je suis récemment allé chez le cardiologue avec une tension folle… qui est retombée dès ma sortie du cabinet.» Greg a toujours eu l’habitude de tarder à effectuer ses contrôles dits «de routine», préférant rester dans le déni. Cétait déjà le cas à 10 ans, quand il avait affirmé à ses parents que sa douleur à l’appendice était supportable, dans l’espoir d’éviter une opération. Il avait finalement été pris en charge juste à temps. «Dans ma tête, si je vais chez le médecin, j’aurai forcément un truc, poursuit-il. Plus on cherche, plus on trouve. Puis ça nécessitera des examens complémentaires qui détecteront d’autres problèmes, etc.» Jusqu’ici, l’angoisse de couver quelque chose de grave après avoir snobé le médecin pendant de longs mois l’a à chaque fois convaincu de rendre visite à son généraliste. Mais depuis peu, Greg s’oblige à fixer des rendez-vous tous les six mois… «ou plutôt douze. J’espère que la confrontation aux résultats va m’habituer à mieux appréhender ce moment.»

Du traumatisme à la défiance

Aussi râpeux dans la bouche que lourds de sens, les termes de «iatrophobie» et de «nosocoméphobie» désignent respectivement la phobie du médecin et celle des centres de soin en général. Tétanisé par la peur, l’individu qui en souffre peut soit multiplier les excuses –manque de temps ou de moyen, relativisation de l’importance de l’intervention…– pour reporter ses rendez-vous, soit entrer dans un état de panique face à une piqûre ou une blouse blanche. On peut appréhender le moment pour plusieurs raisons, comme celle de recevoir un diagnostic funeste, celle de ne pas tout comprendre aux termes scientifiques sans oser l’avouer, celle de se sentir jugé voire contraint de modifier ses habitudes alimentaires, mais aussi celle directement liée à l’acte médical. Comment l’expliquer? Il peut s’agir d’un traumatisme qui remonte à l’enfance ou à un ressenti émotionnel que le corps a retenu même si l’esprit ne le conçoit pas. Dans d’autres cas, une mauvaise expérience personnelle, ou le récit de celle d’un proche dont on veut s’épargner le traumatisme peuvent expliquer cette phobie. «Il arrive aussi que certaines familles aient culturellement et sociologiquement inculqué à leurs descendants une défiance envers le docteur, ajoute Gaëtan Letesson, chef de service en médecine nucléaire à l’hôpital de la Citadelle de Liège. Là, il devient très difficile de se défaire de cette habitude.»

Vu ses antécédents familiaux, le médecin liégeois aurait lui-même dû faire un bilan cardiaque à 40 ans. Il l’a finalement reporté cinq années durant par manque de temps, d’intérêt, de symptômes… et peut-être un peu par appréhension, aussi. Mais il en voit d’autres… «Dans mon bureau, je rencontre tous les jours une ou deux personnes vraiment angoissées, note-t-il. Ce n’est souvent qu’à partir du moment où j’ai expliqué précisément en quoi consiste leur futur examen qu’elles se détendent et me confient leur peur.» Selon le spécialiste de la radioactivité en médecine, la période du Covid a eu un effet plus que néfaste sur les esprits. D’un seul coup, les hôpitaux où l’on est censé être soigné se sont aussi mués en lieux où l’on pouvait tomber malade, voire mourir. «Ça a profondément marqué les gens –et davantage encore les plus méfiants– qui, désormais, se soignent moins», assure le Dr. Letesson. Or, le risque, quand on s’y prend trop tard, est de se retrouver confronté à des pathologies trop avancées pour être bien traitées.

Cadre dédramatisant

C’est après avoir diffusé une vidéo dans le but d’apaiser les craintes de ses patients face à l’utilisation du terme «nucléaire» que Gaëtan Letesson a pris la mesure de l’ampleur de ces phobies médicales, assez peu connues tant elles sont tues ou esquivées et pour lesquelles il n’existe pas de statistiques officielles. Depuis, il travaille de façon plus globale à la facilitation du passage des malades à l’hôpital public liégeois. «La communication est fondamentale, avance-t-il. On incite donc les médecins à faire des efforts sur la vulgarisation, mais aussi sur le non-verbal: un patient sera toujours plus à l’aise si on le regarde, si on écoute avec empathie ce qu’il raconte, si l’on crée du lien. Par ailleurs, pour ceux qui ont du mal à s’exprimer face à d’autres êtres humains, il existe de nouvelles techniques d’échange avec des robots.» Pour préparer l’accueil de personnes aux besoins spécifiques, l’hôpital de la Citadelle a développé la cellule Welcome, un service quasiment unique en Belgique qui assure une prise en charge personnalisée grâce à une simple demande introduite en amont de la visite. «Un membre de l’équipe peut ainsi accompagner et rassurer un individu anxieux tout au long de son parcours de soin, commente Gaëtan Letesson. Sans cela, certains patients risquent de ne pas faire le pas vers l’hôpital.»

Autre solution pour rassurer les plus craintifs: installer un cadre dédramatisant. A l’hôpital principautaire, le programme «IRM en jeu» consiste en une simulation de l’examen d’imagerie médicale à destination des enfants. Si les bruits et le timing sont reproduits à l’identique, le fameux tunnel est transformé en fusée avec arc-en-ciel et tout se fait de manière ludique pour que le petit patient se familiarise à l’engin et dédramatise le moment à venir. «Grâce à cela, on a réduit de 90% le taux d’anesthésie générale que l’on devait appliquer aux enfants en panique: désormais, beaucoup prennent ça comme un jeu», sourit Gaëtan Letesson, qui espère la création prochaine d’un équivalent pour les adultes.

Baby-foot à la clinique

En Suisse, Yoann Cantin, docteur à la Clinique de l’hygiène dentaire de Genève, s’est quant à lui fait remarquer en tournant totalement le dos au classique décor blanchâtre du cabinet de dentiste, qu’il a rempli de couleurs, doté d’un baby-foot ou encore de baffles qui diffusent de la musique «feel good». «Je ne suis pas un utopiste, nuance-t-il pourtant. Le rendez-vous chez le dentiste n’est pas le meilleur moment de la journée de nos patients, mais il est important qu’il soit le plus agréable possible. De meilleures techniques d’anesthésie ainsi que des méthodes de sédation consciente sont aussi des façons de diminuer l’anxiété des patients les plus compliqués.»

Jeanne le reconnaît sans honte: la peur du docteur et de l’hôpital prend beaucoup de place dans sa vie. L’état de santé de cette jeune trentenaire installée en Ardèche est encore régulièrement surveillé après un cancer diagnostiqué il y a une quinzaine d’années. Elle l’a combattu et vaincu, mais il a laissé des traces. Impossible d’oublier ces entrevues stressantes avec des praticiens inhospitaliers, pas plus que ces annonces de traitements douloureux qui l’attendaient lors de séances suivantes. «Aujourd’hui, il y a un truc en moi qui a viscéralement peur, confie cette indépendante, active dans la communication non violente. Quand j’arrive dans un centre de soins, je sens mon corps se rétracter, je transpire, j’ai la tête qui tourne et je peux facilement pleurer.» Tout lui fait peur, d’autant que certains manquements par le passé ont entamé sa confiance envers le corps médical. Alors quand elle doit prendre rendez-vous chez un spécialiste, Jeanne interroge dorénavant son réseau pour avoir affaire au meilleur, même s’il est installé à trois heures de son domicile, et se fait accompagner d’un proche «pour être sûre que quelqu’un entende ma peur».

Pour soigner ses phobies, elle a opté pour de la psychothérapie classique et a même testé l’hypnose. «Ça m’a beaucoup aidée, estime-t-elle. J’ai pu « visiter » mon angoisse et me bâtir des espaces de sécurité.» La thérapie cognitive-comportementale (TCC) est une autre technique très en vogue pour soulager les individus souffrant de phobies, avec l’ambition de les aider à vivre avec elles. «Le concept de l’exposition y est central, dévoile Barbara Minereau, psychologue clinicienne. On confronte la personne à ce qui se passe dans sa tête en identifiant puis en déconstruisant toutes les pensées dysfonctionnelles. Vient ensuite la phase de relaxation, avec des exercices respiratoires pour diminuer le niveau d’anxiété.» Enfin, le processus se termine avec la confrontation avec la peur elle-même. Dans le cas d’un phobique de l’acte médical, il peut s’agir d’une confrontation à une seringue sans aiguille, puis plus tard avec aiguille, etc. «Séance après séance, on déroule et démontre que les choses peuvent très bien se passer tout en continuant à déconstruire les pensées qui ont créé la phobie.» La psychologue insiste toutefois sur l’importance d’adapter la thérapie à l’individu et à sa problématique. «Inutile de vouloir aller trop vite, tout dépend du vécu personnel. D’autant que si les TCC traitent les symptômes, il y a parfois autre chose plus profond à régler.»

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