L’acétamipride, un pesticide utilisé entre autres dans la culture des betteraves, a failli faire son retour en France, où il est interdit depuis 2018. En Belgique, son utilisation est parfaitement légale, malgré les risques qu’il fait courir à l’environnement et à la santé des humains.
Les ventes d’acétamipride, ce pesticide de la famille des néonicotinoïdes, ont augmenté de plus de 600% en Belgique entre 2011 et 2022. En 2011, il s’en est vendu environ une tonne, contre quelque 6,6 tonnes en 2022. En 2023, le chiffre est toutefois retombé à 4,1 tonnes, selon les informations du service public fédéral Santé publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et Environnement. Les données relatives à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques en Wallonie pour les années 2024 et suivantes ne sont pas encore disponibles.
S’il est difficile de trouver une seule explication à cette forte augmentation des ventes, on peut supposer que le retrait du marché d’autres produits classés comme néonicotinoïdes en Belgique a joué. «Des conditions météorologiques particulières peuvent favoriser la prolifération de certains ravageurs, et la perte d’efficacité ou le retrait d’autorisation de certaines substances amènent les professionnels à se tourner vers d’autres molécules, souligne Jean-Baptiste de Maere, chargé de mission au sein de l’asbl Corder. Celle-ci est spécialisée dans la protection durable des végétaux en Wallonie et effectue des recherches sur les produits phytopharmaceutiques, c’est-à-dire des pesticides. Dans le cas de l’acétamipride, ces dernières années ont été marquées par le retrait de plusieurs néonicotinoïdes en 2019 et 2020. L’apparition de résistances chez les pucerons verts, responsables de maladies virales chez la betterave, a conduit à la délivrance d’autorisations d’urgence d’acétamipride, en l’absence d’autres options raisonnables.»
En Belgique, ce produit est principalement utilisé pour la culture des pommes de terre de conservation et de colza. Les cultivateurs de betteraves y recourent aussi largement.
L’acétamipride, un produit dont la vente est permise en Europe, tant aux particuliers qu’aux professionnels, jusqu’en 2033, est au cœur d’un débat tendu en France, où il est interdit depuis 2018. Une loi votée le 8 juillet dernier et baptisée loi Duplomb, du nom de son rapporteur, prévoit en effet de permettre à nouveau l’utilisation de ce pesticide, sous conditions. Le texte qui vise, de façon plus générale, à «lever les contraintes qui pèsent sur les agriculteurs», assouplit aussi les règles sur les élevages intensifs et facilite l’installation de mégabassines. Les producteurs de betteraves et de noisettes sont, en France, ceux qui réclamaient le plus le retour de ce pesticide, arguant qu’il est le seul à leur permettre de lutter contre les ravageurs qui affectent leurs cultures. Voté le 10 juillet, le texte a été contesté par le biais d’une pétition qui a récolté plus de deux millions de signatures. Et de voir, le 7 août, sa disposition de réintroduction sous conditions finalement censurée par le Conseil constitutionnel. Les Sages l’ont jugée contraire à la Charte de l’environnement. Emmanuel Macron «a pris bonne note de la décision du Conseil constitutionnel et promulguera la loi telle qu’elle résulte de cette décision dans les meilleurs délais.»
En Belgique, cinq citoyens, dont plusieurs victimes d’un grave problème de santé, ont aussi lancé une pétition (avant qu’Ecolo ne propose la sienne). Signée par près de 5.000 personnes (près de 20.000 pour le parti vert), elle réclame entre autres l’interdiction des pesticides dangereux en Belgique, un monitoring et une publication des données par culture et par Région, un soutien aux agriculteurs qui se convertissent à une agriculture saine et la fin des dérogations en matière de pesticides.
4eTelle est la place occupée par la Belgique dans le classement des pays d’Europe qui consomment le plus de pesticides, selon la FAO.
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Destiné à combattre les pucerons porteurs du virus de la jaunisse qui s’attaque aux betteraves, l’acétamipride est principalement montré du doigt pour les dégâts mortels qu’il provoque parmi les insectes polinisateurs, entre autres les abeilles, qui ne constituent pourtant pas la cible visée. Le produit, dont les propriétés neurotoxiques et leur effet sur l’humain n’ont pas fait, pour l’heure, l’objet de suffisamment d’études d’ampleur, suscite également de multiples réserves sur le plan de la santé publique.
«On retrouve des traces d’acétamipride dans le sang des enfants et dans leur liquide céphalo-rachidien, expose Céline Bertrand, spécialiste en santé environnementale au sein de la Société scientifique de médecine générale (SSMG). Ce n’est sans doute pas le pire des pesticides mais sa toxicité est réelle. On trouve assez d’éléments dans la littérature scientifique pour en attester et analyser les effets qu’il produit sur le développement du cerveau. L’absence de données ne doit pas permettre de conclure à l’absence de risques pour la santé humaine. On ne parviendra d’ailleurs jamais à établir de lien causal entre l’utilisation de ce produit et les maladies qu’il génère parce qu’il sera toujours possible de dire que d’autres éléments expliquent la survenance de ce problème de santé.»
En mars 2024, l’Efsa, l’autorité européenne de sécurité des aliments, jugeant qu’elle n’était pas en mesure de procéder à une évaluation appropriée des dangers et des risques de l’acétamipride, a joué la prudence: elle a recommandé de diviser par cinq la dose journalière acceptable de ce produit et sa dose de référence aiguë, c’est-à-dire la quantité maximale qu’un consommateur peut ingérer sans danger, de façon ponctuelle.
La Belgique, fan de pesticides
En matière de pesticides, la Belgique fait fort: elle occupe la quatrième place dans le classement des pays d’Europe qui en consomment le plus, selon le recensement effectué par la FAO, l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Avec une moyenne de 5,42 kilos répandus par hectare et par an, le pays n’est précédé que de Malte, des Pays-Bas et de Chypre. La France, où le débat sur le sujet se fait houleux, n’affiche une moyenne «que» de 3,65 kilos par hectare.
Selon le rapport 2023 établi par Pan Europe, le réseau européen d’action contre les pesticides, la Belgique se classe par ailleurs au huitième rang des pays européens fournissant le plus de dérogations pour des pesticides normalement interdits en Europe. Alors qu’elle en accordait quatorze en 2011, le chiffre est passé à 64 en 2022.
«Si les pouvoirs publics assuraient un soutien plus fort au bio, il n’y aurait plus de problème de pesticides.»
En Belgique, l’utilisation de l’acétamipride est tout à fait autorisée: le pays s’est en effet aligné sur la ligne de conduite adoptée par l’Europe, qui en valide l’épandage jusqu’en 2033, sous certaines conditions d’urgence et d’absence d’autres solutions. Or, il en existe. Certes, aucune ne présente sans doute une efficacité, une praticabilité et un coût financier à court terme aussi bas que celui de l’acétamipride. Et encore… En revanche, leur coût environnemental et humain n’a rien à voir avec la facture liée à l’utilisation des néonicotinoïdes. Parmi les options non chimiques, on peut notamment penser à l’adaptation des rotations des cultures, la favorisation des prédateurs naturels ou encore la sélection de variétés de betteraves résistantes.
«Sur les 3.000 applications de néonicotinoïdes que nous avons examinées, 4% seulement ne pouvaient être remplacées par d’autres produits ou méthodes», affirme François Verheggen, professeur de zoologie à l’ULiège. Lui et d’autres chercheurs, notamment de l’Anses, l’Agence nationale (française) de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et de l’Inrae, l’Institut national (français) de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, ont passé au crible près de 4.000 publications scientifiques pour répondre à la question des choix pour protéger les betteraves contre les pucerons vecteurs de virus. Résultat: 75 méthodes ou produits potentiellement efficaces, et parmi eux, 21 options utilisables à court terme ont été identifiées, classées selon leur efficacité, durabilité, applicabilité et praticabilité. «Aucun de ces leviers ne suffit à lui seul, insiste le chercheur. Mais combinés intelligemment, ils ouvrent la voie à une protection intégrée, plus respectueuse de notre santé, de la biodiversité et de la santé des sols.»
Penser large
Dans le secteur de l’agriculture wallonne bio, où l’on travaille notamment avec des rotations de parcelles de sept ans et une gestion différente des sols, on assure que se passer de pesticides est possible, en plus d’être souhaitable. «Sans produits phytosanitaires, on pourrait atteindre le même rendement en betteraves que ceux qui y recourent, affirme Thierry Van Hentenryk, porte-parole de l’Union nationale des agriculteurs et agricultrices bio de Wallonie (Unab). Car on pulvérise parfois préventivement des cultures qui, en fait, ne seront pas attaquées par les pucerons. Si les pouvoirs publics assuraient un soutien plus fort au bio, il n’y aurait d’ailleurs plus de problème de pesticides.» Ainsi par exemple, des vergers de noisetiers ont été créés avec succès, sans usage de pesticides, du côté de Fosses-la-Ville.
«Le coût de l’inaction est toujours supérieur au coût des autres démarches.»
«Pour se passer de pesticides, il faut revoir tout le fonctionnement d’une exploitation, insiste Gaëtan Seny, responsable plaidoyer agriculture chez Natagora. Dès lors que ce changement peut comporter un risque pour le revenu des agriculteurs, il faut les accompagner dans cette conversion. Les responsables politiques doivent dépasser une vision qui ne s’attache qu’au rendement des parcelles. A long terme, diminuer l’usage des produits phytosanitaires permet de faire des économies, notamment en matière d’épuration des eaux. Le coût de l’inaction est toujours supérieur au coût des autres démarches.»
La ministre wallonne de l’Agriculture Anne-Catherine Dalcq (MR), agricultrice elle-même et fille d’agriculteurs, se dit pleinement consciente des enjeux sanitaires et environnementaux liés à ces substances. «Mais à ce jour, l’absence d’alternatives opérationnelles sur le terrain ne permet pas de s’en passer dans certaines cultures, sans compromettre la récolte, avance son porte-parole. Les autres substances disponibles sont devenues inefficaces en raison de résistances, et les alternatives culturales ne sont pas disponibles à court terme ou ne sont pas viables techniquement et économiquement. La sortie de ces substances doit être préparée sur ces deux plans. La Wallonie ne pourrait réduire l’usage de ces produits que si des conditions spécifiques sur son territoire l’y contraignaient. A notre connaissance, il n’y en a pas.»
Un discours qui coïncide avec celui de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA): sans acétamipride, y soutient-on, les cultivateurs belges subiront des pertes de rendement et ne parviendront pas à soutenir la concurrence.
La Fugea (Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs) est en revanche favorable à la suppression du recours à ce pesticide pour des raisons de santé publique et environnementale. «Nous disons aux pouvoirs publics de prendre le taureau par les cornes, d’interdire ce produit et de permettre aux agriculteurs de passer à autre chose», commente Hugues Falys, l’un de ses administrateurs. Le tout de façon cohérente à l’échelon européen. «En revenir à des variétés plus anciennes de betteraves, qui étaient plus résistantes aux pucerons, entraînerait sans doute une perte de rendement de 20% à 25%. A peu près la marge bénéficiaire des cultivateurs… Mais certains parviennent à se passer de pesticides. C’est donc possible. Et le consommateur a un rôle à jouer dans ce choix: s’il achetait uniquement des produits bio, la donne serait différente.»
Un manque flagrant de données
Dans un arrêt cinglant daté du 5 mai, la Cour des comptes avait épinglé l’absence de données sur les ventes de pesticides par Régions, qui ne sont actuellement recensées qu’au fédéral. «Les quantités utilisées par les agriculteurs wallons sont quant à elles extrapolées à partir d’un échantillon de données. La variabilité des comportements des agriculteurs et le faible nombre de données peuvent engendrer des marges d’erreur relativement grandes. C’est le cas pour la culture de la pomme de terre, qui consomme de loin le plus de pesticides, à l’hectare et au total», peut-on ainsi lire dans cet avis.
Aux yeux de la Cour des comptes, ce manque d’informations chiffrées handicape la mise en oeuvre d’une politique efficace de réduction de l’utilisation des pesticides et des risques sanitaires qui y sont liés. La Cour avait encore pointé l’absence d’indicateurs destinés à surveiller l’application des pesticides les plus dangereux. Le niveau de risque actuel, de même que son évolution, sont donc inconnus en Région wallonne.
Enfin, la Cour des comptes avait mis en exergue les lacunes du troisième programme wallon de réduction des pesticides pour la période 2023-2027: absence d’indicateurs précis sur la réduction de 50% de «l’empreinte pesticides» en 2030, trajectoire non claire pour atteindre l’objectif fixé, absence de jalon intermédiaire en 2027…