Les jeunes parents entendent des conseils contradictoires qui les déstabilisent, déplore le Dr. Eerdekens. © DEBBY TERMONIA

«L’allaitement donne les meilleures chances de développement»: à 30 ans, les enfants allaités plus d’un an gagnent plus

Trop peu de nourrissons en profitent, bien que ses bienfaits pour la santé, de l’enfant et de la mère, soient largement démontrés. Pourquoi, alors, s’en détourne-t-on?

«On sait depuis longtemps que l’allaitement est bénéfique pour l’enfant. Il le protège non seulement des infections, mais il réduit aussi le risque d’obésité, rappelle An Eerdekens, pédiatre en néonatologie à l’UZ Leuven. En revanche, les bénéfices pour la mère restent largement méconnus du grand public. Or, un allaitement de longue durée diminue le risque de cancers du sein et de l’ovaire, ainsi que de maladies comme le diabète de type 2 ou l’ostéoporose à un âge plus avancé.»

Bien que ces avantages soient largement démontrés par la science, moins de 20% des nourrissons, en Belgique, sont allaités jusqu’à l’âge de 6 mois et à peine 10% jusqu’à 1 an. La difficulté de concilier allaitement et travail joue évidemment un rôle, mais ce n’est pas le seul obstacle. Les parents manquent d’informations et de soutien, tandis que les soignants disposent souvent de connaissances insuffisantes. En parallèle, l’industrie du lait artificiel, qui pèse plusieurs milliards d’euros, organise de nombreuses campagnes marketing pour séduire à la fois familles et soignants.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande d’allaiter les bébés exclusivement au sein jusqu’à l’âge de 6 mois, puis de poursuivre au moins jusqu’à l’âge de 2 ans en combinaison avec une alimentation solide et variée, et aussi longtemps que la mère et l’enfant le souhaitent. Moins de 50% des enfants dans le monde sont nourris selon cette recommandation. Qu’en est-il en Belgique?

Près de 83% des nouveau-nés sont allaités, dont 77% exclusivement. Mais dès la fin de la première semaine de vie, la proportion de bébés nourris uniquement au sein chute à 64%. Cela révèle un manque d’accompagnement et de soutien, qu’il s’agisse de l’entourage ou des professionnels de la santé. L’allaitement ne va pas toujours de soi: des complications peuvent survenir, comme des crevasses aux mamelons ou une mastite (NDLR: une inflammation du sein). Dans ces cas, une aide adaptée peut tout changer.

Comment expliquer cette absence de soutien?

Les médecins et le personnel soignant manquent eux-mêmes de connaissances scientifiques suffisantes sur l’allaitement pour encadrer correctement les jeunes parents. C’est regrettable, car de nombreux enfants sont privés des bienfaits du lait maternel, tandis qu’un accompagnement adéquat pourrait épargner aux mères bien des souffrances psychologiques. Et une forte culpabilité lorsqu’elles finissent par abandonner.

«Investir dans l’allaitement est rentable: il assure une meilleure santé et davantage de prospérité.»

De meilleures connaissances et un encadrement plus solide réduiraient les abandons?

Absolument. Je vois de nombreuses mères arriver en consultation avec un problème; grâce au suivi, elles peuvent poursuivre l’allaitement. Malheureusement, les jeunes parents entendent parfois des conseils contradictoires qui les déstabilisent. Il arrive encore trop souvent que, sur la recommandation d’un médecin, des mamans passent du lait maternel à l’alimentation artificielle, alors que ce n’était pas nécessaire. Ce n’est pas propre à la Belgique. L’allaitement est étudié en détail dans les cursus de sage-femme, beaucoup moins en soins infirmiers et en médecine. Pourtant, infirmiers de première ligne, généralistes, pédiatres, gynécologues sont aussi confrontés à des patientes allaitantes. L’efficacité du soutien est d’ailleurs démontrée par le Baby-Friendly Hospital Initiative (BFHI) de l’OMS. Ce programme permet aux hôpitaux d’obtenir ce label s’ils respectent certaines conditions: n’utiliser l’alimentation artificielle qu’en cas de nécessité médicale, atteindre un taux d’allaitement supérieur à 75% et mettre en place toutes les mesures favorisant la réussite de l’allaitement. Dans les établissements labellisés, le démarrage de l’allaitement se passe mieux, l’accompagnement repose davantage sur la science et les taux d’allaitement sont plus élevés. En Belgique, seules 33% des maternités détiennent ce certificat, mais en tant que présidente de la commission d’attribution, je constate une évolution encourageante.

Quels sont les principales différences entre le lait maternel et l’alimentation artificielle?

Le lait maternel est riche en bactéries qui stimulent le microbiome du bébé. Cet effet, l’alimentation artificielle ne peut pas le reproduire. Les fabricants tentent d’imiter le lait maternel en y ajoutant notamment des sucres protecteurs contre les infections. Mais, alors que le lait maternel contient des centaines de ces bactéries très utiles, le lait en poudre n’en compte qu’une faible proportion. Il faut également rappeler que l’alimentation artificielle est un produit ultratransformé. Des études ont montré que donné dans les premières années de vie, il a déjà un effet négatif sur le microbiome intestinal. Une recherche brésilienne a même révélé qu’à l’âge de 7 ans, on observe des différences de tension artérielle entre les enfants nourris au sein et ceux nourris au biberon.

Notre civilisation a fait un grand pas en arrière sur la question de l’allaitement, regrette la pédiatre de l’UZ Leuven. © DEBBY TERMONIA

Est-il vrai que les mères les plus diplômées allaitent davantage?

Les données le montrent, en effet. En outre, une étude brésilienne publiée en 2016 après avoir suivi des dizaines de milliers de mères et d’enfants issus de différentes classes socioéconomiques, de la naissance jusqu’à l’âge de 30 ans, a mis en lumière que les bébés allaités plus d’un an avaient, à 30 ans, un revenu plus élevé et un meilleur niveau d’éducation que ceux qui avaient reçu peu ou pas de lait maternel. Et cela, indépendamment du milieu socioéconomique dans lequel ils avaient grandi. La conclusion était sans appel: le lait maternel donne à l’enfant de meilleures chances de développement. C’était la première étude à l’établir de manière irréfutable.

Si l’allaitement présente autant d’avantages, pourquoi la société n’y accorde-t-elle pas plus d’intérêt?

La foi dans le progrès est telle qu’on en oublie que l’allaitement est un processus naturel du cycle reproductif des mammifères. De plus, il n’est pas valorisé sur le plan économique. L’alimentation artificielle est intégrée au produit national brut, mais les bénéfices sanitaires de l’allaitement n’y sont pas comptabilisés. Pourtant, investir dans l’allaitement est rentable: il assure à la génération suivante une meilleure santé et davantage de prospérité.

Au regard des chiffres en Belgique, il semble devenu normal d’arrêter dès la reprise du travail.

Peu de mères combinent allaitement et vie professionnelle, même si aucun chiffre exact n’existe. Je ne pense pas que la solution soit de prolonger systématiquement le congé, car plus l’absence au travail s’allonge, plus les conséquences sur la carrière s’alourdissent. Les mères salariées ont droit à des pauses d’allaitement, mais leur mise en pratique reste souvent défaillante. Beaucoup sont contraintes de tirer leur lait dans des toilettes ou des lieux sans intimité. Et la procédure auprès de la mutualité, qui finance ces pauses, constitue une charge administrative pesante. Cette procédure devrait être simplifiée, même si les nouvelles solutions technologiques offrent des raisons d’être optimisme.

55 milliards de dollars de chiffre d’affaires. C’est ce que pèse l’industrie du lait artificiel.

Les fabricants de lait en poudre ont-ils aussi une part de responsabilité?

Cette industrie pèse lourd, avec un chiffre d’affaires annuel de 55 milliards de dollars. Qu’une entreprise recourt au marketing pour vendre ses produits est normal, à condition de respecter la loi. La publicité pour le «lait en poudre premier âge» est interdite, mais elle est contournée par des campagnes vantant d’autres produits de la même marque. Plus préoccupant encore, ces firmes tentent d’influencer le personnel soignant en maternité pour qu’il recommande leur lait. Cela passe par la distribution de gadgets, l’organisation de voyages ou de congrès agrémentés d’activités sociales. Ce sont des pratiques jadis courantes dans l’industrie pharmaceutique, mais encadrées depuis par la loi. Les fabricants d’alimentation artificielle échappent à ces règles, car ils relèvent de l’industrie alimentaire. En revanche, les hôpitaux qui aspirent au label Baby-Friendly Hospital doivent garantir l’absence de tout conflit d’intérêts.

Dans leurs campagnes, ces industriels diffusent-ils aussi de la désinformation?

Ils exploitent habilement la peur et l’incertitude des jeunes parents. La revue médicale The Lancet l’a récemment dénoncé: de nombreux symptômes typiques du développement normal d’un bébé sont présentés par les producteurs comme des problèmes médicaux que leur lait serait censé résoudre –alors même qu’aucune preuve scientifique n’étaie ces affirmations. Pendant la crise du Covid, l’allaitement a été fragilisé en Italie et en Inde par des messages affirmant que le lait maternel était dangereux pour l’enfant et qu’il valait mieux recourir aux préparations artificielles. En réalité, il n’avait jamais été aussi crucial de protéger les bébés par le lait maternel. En matière de lobbying aussi, l’industrie va parfois très loin. The Lancet a décrit comment, aux Etats-Unis, les fabricants de substituts au lait maternel exercent des pressions sur les responsables politiques pour éviter tout allongement d’un congé de maternité déjà très limité. Car l’industrie sait qu’une mère qui peut rester plus longtemps auprès de son enfant achète moins de lait artificiel.

Comment améliorer l’information auprès du grand public?

Cela commence dès l’école. Tout se joue dans des détails. Lors d’une visite dans une classe de l’enseignement maternel, j’ai remarqué que dans le coin des poupées, il n’y avait que des biberons. Pourquoi pas une poupée qui allaite, ou une autre avec un tire-lait? Ce que l’on voit dès le plus jeune âge devient ensuite une évidence.

Le sujet provoque aussi des tensions. Certains estiment que l’allaitement est devenu une injonction.

Je considère qu’une femme doit toujours pouvoir faire son propre choix. Il s’agit, en fin de compte, du droit fondamental à disposer de son corps. Quand une mère a pris sa décision, il nous revient, en tant que soignants, de respecter ce choix et de lui offrir l’accompagnement dont elle a besoin, sans jugement ni condamnation. La dernière chose à faire serait d’alimenter la polarisation entre les «bonnes» et les «mauvaises» mères. Mais il est essentiel que chaque maman puisse faire son choix sur la base d’informations scientifiquement fondées, et non en se laissant influencer par des affirmations telles que «un biberon, c’est tout aussi bien».

Certaines femmes ne peuvent toutefois pas allaiter…

Il arrive en effet que l’allaitement soit impossible, par exemple lorsqu’une mère est malade ou doit prendre un traitement médicamenteux, ou encore lorsque le bébé souffre d’une maladie métabolique rare comme la galactosémie (NDLR: le corps est incapable de métaboliser le sucre du lait). Produire trop peu de lait, par exemple après une chirurgie mammaire, peut aussi poser problème, mais cela reste un phénomène rare et, bien souvent, l’essentiel est de miser sur un accompagnement personnalisé.

Les mères qui allaitent se plaignent parfois de recevoir des réactions négatives lorsqu’elles nourrissent leur bébé en public.

C’est très regrettable. D’autant qu’il y a seulement quelques générations, c’était considéré comme tout à fait normal. Si on remonte encore plus loin dans le temps, on trouvait dans les églises et les cathédrales des tableaux des Virgo Lactans, ces madones allaitant leur enfant. Alors même qu’une culture conservatrice dominait, cela ne choquait personne. Aujourd’hui, la fonction biologique des seins a été reléguée au second plan au profit de leur seule connotation sexuelle. En ce sens, notre civilisation a fait un grand pas en arrière.

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