Urgences
Les infirmiers Mathilde Degrez, Raphaël Tavernier, Eric Schweitzer. Tous ont pensé «ça aurait pu être moi…». © Antonin Weber

«J’ai déjà vu une infirmière traînée par les cheveux»: aux urgences, la violence fait partie des meubles (reportage)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

L’attaque au couteau au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles, a fait beaucoup de dégâts. Deux mois après l’agression, le traumatisme et les attentes du personnel soignant restent énormes.

Le coup est parti de façon totalement imprévisible. «La lame est passée tout près du cœur, à moins de deux centimètres, j’y ai réchappé vraiment de peu», confie, encore troublé, Théo, 27 ans, urgentiste depuis deux ans au CHU Saint-Pierre, qui, le 19 juin dernier, a reçu un coup de couteau au sternum. Ce jour-là, le jeune infirmier s’occupait du triage dans un local juste à l’entrée du service, soit l’examen préliminaire des patients qui se présentent aux urgences, afin d’évaluer la gravité de leur cas et d’établir un degré de priorité. Le patient qui l’a poignardé s’en est pris ensuite à son collègue assistant social, dont le bureau se situe juste en face. Touché grièvement à plusieurs endroits, celui-ci a frôlé la mort et a dû subir plusieurs opérations. Il est toujours convalescent.

Théo, lui, souffre du trouble de stress post-traumatique, comme les victimes d’accident grave ou d’actes terroristes. «C’était une situation normale devenue subitement dramatique, analyse-t-il. Un vrai choc.» Insomnies, difficultés de concentration, angoisses inopinées, sa vie n’est plus la même. Ce fils d’un couple d’infirmiers sourit tout de même: «Le jardinage et les Lego m’aident à fixer mon attention.» Il se reconstruit aussi grâce à toutes les marques de soutien reçues de ses collègues et de confrères de nombreux autres hôpitaux, notamment un porte-clé à l’effigie de Jon Snow, personnage de Game of Thrones qui a survécu à une attaque au couteau. Il espère retrouver dès que possible son «taf» d’infirmier. Aux urgences de Saint-Pierre. «C’est là où je me sens professionnellement le plus heureux.»

Au-delà de l’hôpital bruxellois et du monde des soignants en général, cet assaut à l’arme blanche insensé a suscité finalement peu de réactions. Comme si c’était un banal fait divers. Une agression de plus à Bruxelles, où l’on déplore des fusillades mortelles toutes les semaines. Mais frapper littéralement au cœur des travailleurs de la santé voués à soigner et à sauver des vies n’a rien d’anodin. «Voilà 20 ans que je bosse ici, je peux compter sur les doigts d’une main les jours où je suis venu avec des pieds de plomb, j’adore mon boulot, spécifiquement dans ce quartier, témoigne Hugues Constant, 45 ans, infirmier chef des urgences adultes. J’ai choisi de travailler avec une population précarisée, à laquelle notre hôpital est très ouvert, parce que c’est enrichissant. Mais ces coups-là, entre autres sur l’assistant social qui se plie en quatre pour aider ce public, entraînent une perte de sens de notre métier.»

Au-delà des deux victimes, c’est tout le service des urgences, médecins compris, qui s’est senti poignardé. Sur place, on le perçoit tout de suite: le traumatisme de l’équipe est à la hauteur de la violence de l’agression. C’est aussi la goutte de trop. «Celle qui rend tout le reste visible dans le milieu hospitalier, qui n’est que le reflet d’une crise chronique qui engendre une tension permanente», lance un chirurgien dans le bureau confiné des toubibs lorsqu’on y passe la tête. La violence, surtout verbale mais aussi physique, fait partie du quotidien des urgentistes, dans la plupart des hôpitaux. A Saint-Pierre, la salle d’attente, trop exiguë pour la population qui y transite, bouillonne souvent d’impatience, de stress et de frustration. Surtout lorsqu’après une heure et demie passée à regarder les murs blancs ou à scroller sur un smartphone, un infirmier vous annonce qu’il faut retourner en salle d’attente, sous-entendu «votre cas n’est pas suffisamment grave pour être pris en charge tout de suite».

Précision essentielle: 60% de la patientèle des urgences relève, aujourd’hui, de la médecine générale dont l’accessibilité est devenue compliquée et les délais de rendez-vous pour une simple consultation considérables. Symptôme d’un système de santé décadent… «Les urgences absorbent un grand nombre de cas non urgents qu’il faut néanmoins examiner, souligne Raphaël Detavernier, infirmier au CHU depuis sept ans. Pour ceux-ci, les délais d’attente sont forcément plus longs, y compris après le triage. Lorsqu’ils sont renvoyés en salle d’attente, ils ont l’impression de reculer.» Cette année, un nouveau poste de garde de médecine générale, ouvert uniquement en soirée et le week-end, a été installé à côté des urgences pour les soulager. Une aide bienvenue, sauf que les patients passent tout de même par le triage avant d’y être envoyés et qu’en semaine, la journée, rien n’a changé.

L’entrée des urgences de Saint-Pierre. La police de Bruxelles y amène de nombreux patients. © Antonin Weber

Jusqu’à des menaces de mort

Les pétages de plombs sont fréquents. «La violence verbale, cela va –désolé pour les termes– de « tu me fais chier! » ou « sale pute » à des menaces de mort claires comme « je vais te buter », « je te retrouverai chez toi », énonce imperturbable Eric Schweitzer, infirmier Siamu (Soins intensifs et aide médicale urgente) à Saint-Pierre depuis quinze ans, présent au moment de l’agression du 19 juin et qui était aussi en première ligne lors des attentats de Bruxelles. La violence physique, c’est un coup, une gifle… J’ai déjà vu une infirmière, à terre, être traînée par les cheveux.» Il y a les crachats aussi. Aucun infirmier des urgences ne peut dire qu’il n’a jamais connu ça. Normalement, chaque fait de violence, même verbale, doit faire l’objet d’une dénonciation d’«événement indésirable» sur une plateforme dédiée de l’Intranet hospitalier, via un document qu’il faut remplir. «Mais il y a tellement d’indésirables chaque jour que personne ne prend la peine de le faire, poursuit Eric Schweitzer. On n’a tout simplement pas le temps…»

Conséquence: la violence se banalise à l’hôpital. «Elle fait partie des meubles», soupire l’infirmier qui, quand il prend le train le soir à la gare du Midi, après son service, regarde autour de lui pour s’assurer qu’il ne côtoie pas un patient irascible de la journée. «La violence a toujours existé dans les services d’urgence, et pas que le nôtre, constate Hugues Constant. On peut comprendre que les gens qui viennent chez nous soient dans un état émotionnel inhabituel, que certains ont l’impression d’être oubliés et l’expriment moins calmement que d’autres, qu’ils élèvent la voix. C’est humain. Mais le soignant ne doit jamais être un exutoire de la violence des patients. Il y a une limite à ce qu’on peut supporter.» Les accompagnants des patients se montrent parfois davantage agressifs que le malade lui-même. «Beaucoup nous disent ce qu’on doit faire, prise de sang, radio, scanner, ils ont leur liste de courses, des exigences et répètent à l’envie « j’ai droit à »», ajoute Eric.

«Le soignant ne doit jamais être un exutoire de la violence des patients.»

Comme au resto ou à l’hôtel

Le service d’un hôpital est de plus en plus considéré comme celui d’un restaurant ou d’un hôtel. «L’image de l’infirmier et du médecin s’est considérablement désanctuarisée, constate Stefano Malinverni, chef du service de la garde adultes. L’aura qui les protégeait auparavant ne les protège plus, ou moins, de nos jours. C’est certainement vrai pour le corps infirmier qui est en toute première ligne et interagit davantage dans la durée avec le patient. On vit dans une société où tout le monde a une opinion à donner sur tout. Il n’est pas rare que des patients estiment que la leur dans le cadre d’une prise en charge médicale vaut le savoir et l’expérience du soignant.» Rappelons qu’un médecin urgentiste a fait douze ans d’études et un infirmier cinq.

L’augmentation des problèmes de santé mentale, surtout depuis la pandémie de Covid, contribue également à la dégradation des rapports avec les patients. Cela se vérifie particulièrement au CHU Saint-Pierre qui est fréquenté par une population de plus en plus précarisée dans un contexte socioéconomique en berne. Symptomatique: à notre arrivée dans l’enceinte de l’hôpital pour ce reportage, en début de matinée, un homme sans âge, titubant dans une allée, une grande canette de bière en main, interpelle les passants d’un «Salut, chef!» accablé. «La paupérisation de la société ne concerne pas que le centre de la capitale ou celui de Charleroi, indique le Dr. Malinverni. Mais elle est accentuée chez nous par la densité de la population.» Cette précarité sociale et mentale grandissante se traduit souvent par d’avantage d’incompréhension chez les patients, qui ne parlent pas toujours le français ni l’anglais, et donc de tension avec les soignants.

Un garde privé fixe reste désormais en permanence à l’entrée des urgences, près des deux locaux de triage. © Antonin Weber

92.000 patients par an

L’hôpital est devenu l’ultime refuge des laissés-pour-compte. «Il n’y a plus assez de places dans les centres d’hébergement et dans les unités psychiatriques où on a fermé beaucoup de lits, notamment à Bruxelles où il en manquait déjà, déplore Mathilde Degrez, infirmière aux urgences depuis six ans. Résultat: beaucoup de personnes se retrouvent en rue, démunies, avec des pathologies non traitées. Elles se tournent alors vers l’hôpital public, comme le CHU Saint-Pierre qui ne dispose pas de moyens adaptés pour les accueillir.» En hiver, avant que le «Plan froid» ne démarre, souvent un ou deux mois trop tard, les urgences du CHU recueillent régulièrement dans leurs couloirs sept à huit, parfois dix sans-abri, pour passer la nuit. Ils dorment par terre ou sur des brancards initialement prévus pour les plans catastrophe. «On ne peut pas décemment les laisser dehors», soupire-t-elle.

Après l’agression du 19 juin, infirmiers et médecins Siamu, dont l’équipe semble particulièrement soudée et résiliente, ont réduit leur activité aux missions les plus vitales pendant 24 heures, le temps de retrouver un tant soit peu leurs esprits. Les services d’urgence d’autres hôpitaux bruxellois ont d’ailleurs très vite été submergés. Il faut dire que, chaque année, 87.000 personnes arrivent à la garde adultes et pédiatrique de Saint-Pierre, qui se veut ouvert à tous, et même 92.000 si on y ajoute les urgences psychiatriques, soit entre 200 et 250 patients par jour. C’est l’une des fréquentations les plus élevées du pays.

La reprise du travail n’a pas été simple. «J’ai rouvert le local de triage le samedi matin, rembobine Fanny Berquin, infirmière au CHU depuis neuf ans. J’ai tout de suite imaginé la scène en détail, comme on me l’avait racontée la veille. Je me suis vue à la place de mes collègues agressés. Ça a été compliqué de se concentrer sur le travail. En outre, ce jour-là, on a eu trois personnes très agitées dont une qui a manqué me frapper… Après mon service du lendemain, j’ai dû arrêter de bosser quelques jours. Je ne dormais plus.» D’autres infirmiers, abattus, ont débrayés eux aussi, incapables de pouvoir porter toute l’attention que requiert le boulot d’urgentiste. «On ne peut pas se permettre de se tromper de fiole ni de dosage», illustre Fanny. Tous ont continué à travailler avec une grosse appréhension. «On est dans l’hypervigilance, et c’est épuisant, concède Mathilde Degrez. Désormais, je veille à ne pas tourner le dos au patient, je laisse la porte de la chambre de triage ouverte. Dès que je peux, j’essaie d’être accompagnée par un autre collègue.»

Rapidement, infirmiers et médecins urgentistes ont listé une série de points indispensables pour garantir leur sécurité: un gardien privé fixe au triage, des bips d’alerte géolocalisables, une modification architecturale des lieux, un meilleur contrôle des accès au service, du personnel pour mieux informer les patients qui attendent, entre autres pour le wifi (il existe des bénévoles qui remplissent cette mission dans d’autres hôpitaux)… En tout, sept pages ont été remplies par l’équipe. «Il y a des choses toutes bêtes, comme l’installation de bornes de recharge pour GSM dans la salle d’attente, illustre Eric. Nous sommes constamment sollicités par les gens pour leur smartphone ou pour le wifi et ça génère vite de l’énervement. Beaucoup sont étrangers et n’ont pas de famille en Belgique. Ils ne peuvent communiquer avec leurs proches que par WhatsApp. On les comprend.»

Le garde fixe a été acquis. Auparavant, les quatre agents de l’hôpital faisaient des rondes dans les services. Le jour de l’agression, l’un d’eux était heureusement proche du triage et a pu rapidement immobiliser l’agresseur. «Nos agents sont formés pour le milieu hospitalier, détaille Geoffrey Eyben, leur responsable. Ils savent gérer une escalade verbale avant que cela ne dégénère. Leur présence est dissuasive aussi. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui tournent tous les jours, entre 8 heures et minuit.» Mais, après cette heure, il n’y a plus de garde fixe aux urgences. «Or, le monde de la nuit est violent dans le centre de Bruxelles, rapporte Raphaël. Le personnel est réduit, à ce moment-là. Les patients sont moins nombreux mais plus imbibés, souvent poly-intoxiqués.»

Pour Stefano Malinverni, un point capital à régler est celui de la surface réservée aux urgences, dans les vieux bâtiments art déco de l’hôpital construit dans les années 1930. «L’édifice est vieux ici, l’espace est confiné, en particulier celui de la salle d’attente souvent comble, note le médecin. Prenez 40 personnes extrêmement civilisées et rassemblez-les dans un lieu prévu pour à peine 30, il y en aura toujours une qui finira par sauter à la gorge d’un autre. Une comparaison chiffrée: à l’hôpital Tivoli de Charleroi, les urgences s’étalent sur 4.300 m2 pour 55.000 patients par an; à Saint-Pierre, c’est 2.900 m2 pour 92.000 patients. En outre, toutes les urgences sont financées, avec une norme héritée du passé, en fonction du nombre de lits de l’hôpital.» Mais à Saint-Pierre, ceux-ci sont peu nombreux, alors que le paysage des urgences, qui accueillent beaucoup de monde et ont récemment obtenu la certification pour la prise en charge des traumatismes les plus graves (Trauma center), a fortement évolué en qualité; donc en coûts.  

«L’image de l’infirmier et du médecin s’est considérablement désanctuarisée.»

Le ministre fédéral de la Santé et le bourgmestre de la Ville de Bruxelles, propriétaire et administratrice du CHU, se sont rendus sur place peu après l’agression au couteau. «Ils nous ont beaucoup écouté, affirment nombre de nos interlocuteurs. C’est d’eux dont dépendent les changements.» Au cabinet de Frank Vandenbroucke, on nous informe que la discussion a été riche en réflexion, mais qu’«aucune promesse concrète n’a été formulée lors de cette visite» et que le refinancement des urgences fera partie de la réforme hospitalière en cours qui aboutira en 2028. Philippe Close, lui, affirme qu’à la Ville, tout le monde est d’accord pour revoir l’architecture des lieux. «On attend que Saint-Pierre nous transmette un projet et nous sommes disposés à le concrétiser dès que possible, assure le bourgmestre PS. Ce sera notre boulot de trouver les financements. Bien sûr, avec les procédures de permis, de marchés publics, etc., cela ne peut se faire qu’à moyen terme, dans les deux ou trois ans.»

Pour l’heure, le personnel des urgences reste circonspect. Les infirmiers ont lancé une pétition en ligne, il y a un mois, dans laquelle ils soulignent que cela fait plus de dix ans qu’ils alertent sur la violence quotidienne dont ils sont victimes. «Plus de dix ans que nous demandons une chose simple: être protégés pendant que nous protégeons les autres.» Le but de cette pétition, qui a récolté jusqu’ici à peine 5.250 signatures, est qu’on ne les oublie pas.

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