Chaque bouchée peut devenir un véritable combat avec les enfants en bas âge. Certains refusent catégoriquement de goûter certains aliments, d’autres sont incapables de rester assis à table, poussant leurs parents à bout. Des solutions existent pour aider à retrouver le plaisir de manger ensemble.
«Des fois, tu pètes un peu un câble.» Chez Sarah, les repas ne sont pas toujours de tout repos. Cris, pleurs, «menaces»… Avec Georgia, sa fille aînée de bientôt 5 ans, cela peut vite virer à la guerre des nerfs. «Je dirais que c’est la rencontre de deux désirs contraires, plaisante la maman. D’un côté, nous, parents, angoissés à l’idée que notre enfant ne reçoive pas les nutriments nécessaires à son développement. De l’autre, un enfant bien loin de ces considérations et qui veut faire ce dont il a envie.» Cela peut donner lieu à des scènes de «crise» autour de la table quand Georgia, qui «ne veut quasiment jamais « manger mélangé » et doit identifier tous ses aliments pour les prendre un par un», refuse le plat proposé. «En ce moment, c’est une phase où elle boude, va se rouler en boule sur sa chaise et ne plus nous regarder ou nous parler, en refusant de finir son assiette et de manger quoi que ce soit.»
Les épreuves vécues par Sarah sont loin d’être un cas isolé. Selon un sondage de la société américaine d’études de marché Talker Research, un parent passe en moyenne 67 heures par an à «négocier» avec son enfant au sujet des repas ou de l’alimentation, soit environ cinq «marchandages» par semaine. Pour les personnes interrogées, le dîner, le soir, est le moment cristallisant le plus de tensions, tandis que la sélectivité alimentaire (refus des légumes, dégoût de l’odeur ou de l’apparence des aliments…) en est l’une des principales causes. «J’ai bien compris qu’il ne fallait pas forcer les enfants à finir leur assiette, que cela peut perturber leur rapport à l’alimentation. Mais est-ce facile à appliquer? Non, c’est l’enfer, glisse la mère de famille. Quand un enfant « boude » tous les soirs, ou qu’il ne mange jamais certaines choses, on peut se retrouver à faire du chantage au dessert, à l’obliger d’au moins goûter ce qu’il y a dans son assiette… Tout ce que nos parents faisaient et qu’on reproduit allègrement.»
«L’adaptation permanente» face à la néophobie
Si l’alimentation des jeunes enfants est essentielle à leur développement physique, cognitif et social, les repas jouent aussi un rôle important aux yeux des sociologues: ce sont des moments de partage et de transmission culturelle, où ils apprennent les normes, les habitudes et les comportements sociaux. Mais après les phases de découverte et d’expérimentation au cours des premiers mois, d’autres, plus difficiles, peuvent intervenir entre 2 et 6 ans. «A partir de leurs 18 mois, et surtout entre 2 et 3 ans, tous les enfants ou presque traversent la période de la néophobie alimentaire, explique Manon Brzostek, logopède spécialisée dans les troubles alimentaires pédiatriques. C’est une période normale de leur développement, qui s’estompe avec le temps et dont la durée varie selon les enfants, durant laquelle ils vont restreindre leur panel alimentaire, en rejetant les « nouveaux » aliments.» «Cette sélectivité alimentaire peut être liée à la couleur, à la texture ou au goût de certains aliments», précise la diététicienne Constance De Keyzer.
«L’alimentation, ce n’est pas seulement manger. Ce sont aussi des moments d’échange importants.»
Avec leur amertume naturelle, les légumes verts deviennent souvent des aliments non grata. «En effet, c’est toujours le plus compliqué», avoue Timothée, papa de deux enfants, qui s’est retrouvé à «couper des bouts de haricots verts minuscules pour les mélanger à la semoule» pour en faire manger à son fils aîné de 4 ans, Basile. «Les repas, c’est de l’adaptation permanente, mais ça fait partie du « métier » de parents», plaisante-t-il. De nombreuses études se sont penchées sur ce phénomène de néophobie, qui ne serait pas qu’une question de goût. En 2014, des psychologues de l’université de Yale (Etats-Unis) ont avancé l’hypothèse que les enfants ont une méfiance innée envers certaines plantes en raison d’un mécanisme biologique de protection contre les substances potentiellement toxiques, ce qui expliquerait leur aversion pour les légumes verts. Dans Journal of Child Psychology and Psychiatry (2024), des scientifiques britanniques affirment quant à eux que si certains enfants sont «difficiles», c’est en raison de leur patrimoine génétique, qui leur conférerait des prédispositions biologiques ou héréditaires à apprécier, ou non, certains aliments.
Aliment copain et rituel à table
Pas de quoi rassurer des parents perdus au moment des repas. «Il ne faut pas baisser les bras, ni s’énerver, forcer l’enfant ou lui promettre une « récompense » s’il mange l’aliment refusé, comme un dessert ou des bonbons. Mieux vaut proposer régulièrement cet aliment, de manière ludique si possible, avec un dressage rigolo par exemple. Plus il sera proposé, plus il y a de chances que l’enfant finisse par le manger», conseille Manon Brzostek. Une méthode validée par Timothée: «J’ai déjà entendu: « Si un enfant n’aime pas un légume, il faut essayer de lui en faire manger sept fois avant qu’il ne l’apprécie. » On essaie des recettes différentes. Il ne faut pas oublier qu’un enfant reste une personne à part entière, avec ses propres goûts, même s’ils ne sont pas encore matures.» Dans ces cas-là, manger (et apprécier) la même chose que l’enfant lors d’un repas en commun est aussi vivement conseillé, afin de lui donner l’exemple. Un rituel à table, à l’instar de ce qui peut être mis en place au moment d’aller au lit, peut aussi le mettre en confiance et le rassurer.
«La table ne doit pas devenir une prison, mais il faut ériger des règles, tout en conservant de la souplesse.»
La logopède suggère également le «pairage alimentaire», en associant de manière graduée l’aliment rejeté avec un autre que l’enfant aime bien. Le but est d’augmenter progressivement les quantités, jusqu’à ce que celle de l’aliment rejeté soit plus élevée que celle de l’aliment «copain». «L’alimentation, ce n’est pas seulement manger», renchérit Christine Zalejski, docteure en biologie spécialisée en alimentation infantile, qui conseille de laisser les enfants «toucher et sentir les aliments avant de les cuisiner», pour leur permettre d’avoir une approche différente avec la nourriture. «On peut aussi faire les courses avec son enfant, même si certains parents pensent que c’est trop contraignant, voire cuisiner avec lui s’il est assez grand, en prenant le temps de lui montrer les aliments: ce sont des moments d’échange importants. L’enfant aura un autre regard sur le repas que, « tu t’assois et tu manges ».»

«Je voulais qu’il mange et dorme bien»
Des techniques qui peuvent fonctionner face à d’éventuelles autres difficultés. Chez Aurélie, les repas ont longtemps été très agités. La faute à un trouble de l’oralité détecté chez son fils lorsqu’il avait 1 an: cette pathologie, qui concerne un enfant sur quatre, affecte la façon dont il perçoit et accepte les aliments, rendant certaines textures ou sensations en bouche difficiles à tolérer. «Si on propose plusieurs fois de suite le même aliment et que l’enfant a beaucoup de mal à déglutir ou avaler, il ne faut pas hésiter à consulter un spécialiste», conseille Christine Zalejski. Déjà paniquée à l’idée que son fils ne mange pas assez après un allaitement difficile, Aurélie a vite ressenti une énorme pression concernant l’alimentation de son fils.
«Je voulais qu’il mange et dorme bien, pour avoir un « enfant parfait » aux yeux de la société. Une fois, j’avais un peu trop forcé pour qu’il mange et il avait tout vomi. J’ai pris sur moi, car tout cela avait aussi créé des tensions dans mon couple. Mon fils pouvait alors passer des repas en refusant de manger. Je me souviens qu’un ami m’a même dit « Je ne l’ai jamais vu prendre un repas normalement et dans le calme », ça m’avait touchée.» Là aussi, le temps a fait son effet. «Il a eu besoin d’être stimulé pour manger, car ce n’était pas naturel pour lui, cela pouvait le gêner. Il peut aussi maintenant me dire: « Maman, c’est bon, j’ai assez mangé! », même si, à 7 ans, il faut parfois le canaliser.»
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Parvenir à partager un repas sereinement est un autre défi que doivent parfois relever les parents. «Ma fille de 5 ans n’est pas une grande mangeuse et ne peut pas toujours rester assise longtemps à table. Elle joue, rigole, se met debout… C’est un peu désespérant par moments. A la fin, je dois lui donner à manger moi-même comme si c’était un bébé», concède Carolina, maman de deux enfants.
Pour la diététicienne Constance De Keyzer, certains pièges sont à éviter dans ces cas-là: «La table ne doit pas devenir une prison, mais il faut ériger des règles, bien les expliquer tout en conservant de la souplesse. Par exemple en mettant un petit sablier pour établir un temps à table, précise-t-elle. Mais à partir du moment où les parents n’éprouvent plus de stress, cela débloquera beaucoup de choses. L’enfant ressent ce stress et tout ce qu’il voudra faire, c’est fuir cette table, car il ne comprendra pas pourquoi c’est aussi désagréable pour tout le monde.» Face aux cris et aux crises, patience, partage, créativité et bienveillance restent ainsi les maîtres mots pour parvenir à sortir de la spirale des repas conflictuels.