A table, ils fuient. Au travail, ils s’isolent. Ceux qui ne supportent pas les sons désagréables font partie des 20% de personnes qui souffriraient de misophonie. Robin, Amaury et Mathieu témoignent de leur calvaire quotidien.
«Je déteste les bruits de bouche, quand quelqu’un clique sans arrêt avec son Bic, la goutte d’eau qui tombe du robinet dans l’évier vide, les pas du voisin du dessus, les gens qui reniflent en boucle…» Mathieu se décrit comme une personne misophone: certains sons ont la fâcheuse manie de l’énerver. Surtout lorsqu’ils sont répétés.
Les travaux portant sur la prévalence de la misophonie sont rares. Néanmoins, une étude américaine publiée en 2014 estime entre cinq et 20% le nombre d’adultes souffrant de ce trouble. «Bien qu’il soit de nature fondamentalement différente, il partage avec l’hyperacousie quelques caractéristiques communes, comme la surréaction émotionnelle, expose Laurent Renier, psychologue clinicien. Mais contrairement à hyperacousie, soit l’hypersensibilité sensorielle au niveau de l’oreille, la misophonie tient davantage du trouble mental.»
Les causes de la misophonie sont difficiles à identifier. «Le lien avec des problèmes neurologiques n’est pas évident, il s’agit donc vraisemblablement d’un trouble psychologique», poursuit l’expert, qui le compare à de l’anxiété ou de l’hypocondrie, toutes deux «caractérisées par les mêmes processus d’hypervigilance, d’expectation négative, de catastrophisme et de surcontrôle».
A qui la faute?
Cette aversion pour des sons spécifiques peut provoquer du dégoût et de la colère. «Quand j’entends des bruits de mastication et de déglutition, je peux vraiment devenir irascible ou entrer dans une colère noire», témoigne Robin. Mais aussi de l’évitement, comme pour Amaury: «Quand les bruits deviennent trop insupportables, je suis obligé de changer d’endroit ou de masquer le bruit par un autre.»
Ce que décrivent les deux trentenaires, au-delà du simple agacement, est une forme de détresse psychologique objective qui peut interférer avec la vie sociale, professionnelle ou familiale. «J’ai déjà quitté la table en prétendant devoir aller aux toilettes quand mes grands-parents mangeaient leur soupe. Je les adore, mais les entendre « slurper » leur soupe me dégoûte», raconte Robin. Amaury a vécu des situations similaires lorsqu’il vivait avec sa mère. Aujourd’hui encore, sa misophonie impacte son quotidien à table: «Ma compagne est au courant du problème, et par crainte de mes réactions, elle préfère parfois aller manger dans une autre pièce».
«Quand les bruits deviennent trop insupportables, je suis obligé de changer d’endroit ou de masquer le bruit par un autre.»
La compréhension dont fait preuve sa moitié semble plutôt rare. Le trouble étant relativement méconnu, les misophones se sentent souvent incompris, car taxés de pinailler, sinon d’être désagréables et incapables de s’adapter à la société. «On m’a reproché des centaines de fois d’exagérer, ce qui a déjà entraîné de grosses engueulades», se souvient Robin. Les proches d’Amaury lui ont aussi reproché de s’énerver «pour rien», tout comme Mathieu: «On me répète que les gens ont le droit de vivre, qu’ils n’y peuvent rien, et que je dois arrêter de me focaliser sur ça».
Ce qui n’est pas faux: chacun émet parfois des sons sans s’en rendre compte et certains bruits inhérents à une action comme manger ou respirer peuvent difficilement être évités. Néanmoins, il est vain d’attendre d’une personne misophone qu’elle fasse «des efforts» pour ne plus «écouter» ce qu’elle répugne à entendre. «C’est comme si l’on attachait quelqu’un à une chaise pour qu’il ne puisse pas s’échapper et qu’on passait une musique qu’il ne supporte pas en boucle. Ça lui est insupportable, mais il ne peut rien y faire. Voilà ce que ressent quelqu’un qui souffre de misophonie», explicite le Dr Renier.

La misophonie, un trouble inguérissable
Comment présenter la misophonie autrement que comme un cercle vicieux? Car au-delà d’une sensibilité accrue aux sons, les personnes touchées par ce trouble souffrent de l’anticipation. Elles appréhendent chaque trajet en bus, chaque passage à table, chaque événement social. «Parce qu’elles ont anticipé, leur cerveau se focalise sur ce qu’il juge désagréable, commente le psychologue clinicien. Il ne peut plus en faire abstraction.»
La détresse est si grande, le supplice si important qu’Amaury a tenté de «soigner» sa misophonie par l’hypnose, avant d’abandonner. Quant à Robin, il consulte régulièrement un psychologue pour son anxiété. «Il ne me donne pas vraiment de conseils, mais je fonctionne désormais avec ma misophonie comme avec toutes les interactions qui me posent problème: j’essaie d’expliquer à la personne ce qui influence mon angoisse et si elle ne veut pas comprendre ou m’envoie paître, je l’évite, explique le jeune homme. Je n’ai pas envie de me faire du mal inutilement avec quelqu’un qui ne veut ne serait-ce qu’essayer de comprendre ce que je vis.»
«Je n’ai pas envie de me faire du mal inutilement avec quelqu’un qui ne veut ne serait-ce qu’essayer de comprendre ce que je vis.»
S’il n’est pas possible de «guérir» de la misophonie, la désensibilisation est pourtant envisageable. Eviter ces sons est en revanche contreproductif, souligne Laurent Renier. Il est non seulement difficile, voire impossible, de s’en éloigner, mais en outre, «plus la personne s’isole des sons, plus elle y devient intolérante». Le psychologue clinicien préconise plutôt une approche d’habituation pour rendre le patient moins réactif émotionnellement. «La thérapie d’exposition est assez classique, et utilisée très couramment dans le cadre des thérapies cognitives et comportementales (TCC), expose-t-il. On invite la personne à s’exposer à des sons désagréables et à explorer ses ressentis, ses pensées, à les évaluer. A force de présenter toujours une même stimulation, la réactivité du cerveau, l’intensité des émotions et des réponses physiologiques diminue.»
Cette technique peut être pratiquée par un ORL, qui sera toutefois plutôt indiqué pour le traitement d’une hyperacousie. Il pourra, le cas échéant, diriger le patient vers un psychologue.