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«En 2030, des robots IA pourront opérer des patients»: comment l’intelligence artificielle bouleverse déjà l’hôpital

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Diagnostics radiologiques précis, chirurgies robotisées: l’IA transforme la pratique de la médecine. L’intelligence artificielle nécessite toutefois un contrôle humain accru pour éviter les dérives. L’hôpital du futur, lui, pourrait ressembler davantage à un centre de prédiction qu’à un lieu de soins à proprement parler. En parallèle, le défi des traitements personnalisés est en bonne voie.

Un robot IA pourra-t-il bientôt opérer un patient en autonomie totale? L’hypothèse paraît futuriste, mais elle est plus imminente qu’on ne le pense. Scanners ultraprécis, robots chirurgicaux, diagnostics instantanés voire prédictifs… l’intelligence artificielle s’installe doucement au cœur des blocs opératoires et des cabinets. Si ces avancées représentent des révolutions thérapeutiques impressionnantes, la majorité des experts s’accorde pour souligner le risque de dépendance à la machine, et, dès lors, d’involution de la pratique médicale humaine.

Les trois types d’IA utilisés par la médecine

Trois principaux types d’intelligence artificielle façonnent déjà la médecine de demain, chacune jouant un rôle bien précis… avec leurs limites et dérives potentielles.

1. L’IA générative, d’abord, est capable d’aller chercher de l’info, mais pas de tenir un raisonnement. «C’est le cas de ChatGPT, un (super) documentariste, mais il n’a aucune intelligence. Et il n’est pas exempt d’hallucinations, explique le docteur Loïc Etienne, urgentiste, spécialiste en médecine 3.0 et inventeur de MedVir, outil pionnier d’IA médicale (1). Il n’empêche, les IA génératives, d’ici cinq ans, seront absolument extraordinaires.»

2. L’IA symbolique, ensuite, sait raisonner et expliquer son raisonnement. C’est le cas des Symptom Checker, «aux ontologies très précises et construites sur base de paroles d’experts.»  

3. Enfin, l’IA connexionniste est basée sur l’apprentissage, supervisée par des médecins et des scientifiques. Cette intelligence artificielle permet par exemple des interprétations radiologiques. «On fournit à la machine des radios et on lui dit ce qu’elle doit comprendre»

Cependant, aucune de ces IA, seule, n’est capable d’être véritablement intelligente, met en garde Loïc Etienne. «La médecine, par nature, est obligée de gérer beaucoup d’incertitudes.»

L’IA peut-elle déjà être plus performante qu’un médecin ou un chirurgien?

En médecine, si l’IA attise certains fantasmes, elle peut déjà se vanter d’être très performante dans certains domaines. «Pour le repérage d’imagerie, oui, l’IA fait déjà mieux que l’humain, assure Jean Charlet, chercheur en intelligence artificielle à AP-HP (Hôpitaux de Paris) & Limics (Sorbonne Université). Le problème réside dans le fait que ces algorithmes ne peuvent pas fonctionner de façon autonome. La question est donc de savoir comment faire interagir ce système avec le médecin, qui demeure le dernier responsable.»

Dans les services hyper technologiques, comme la radiologie, en matière d’interprétation d’IRM ou de scanners, «les IA sont au moins égales, sinon meilleures que les médecins», confirme Loïc Etienne.

En chirurgie, les robots collaboratifs (cobot), permettent déjà d’aider le chirurgien à opérer, à le suppléer, voire, à terme, à le remplacer. «A l’horizon 2030, on peut penser que des robots seront capables, à partir des données IRM, d’intervenir sur des patients de façon autonome, assure Loïc Etienne. La machine, sur base d’une cartographie complète de la zone à opérer, se repère comme dans un jeu vidéo. Les opérations totalement robotisées représentent une presque certitude dans un futur assez proche.»

«Les opérations totalement robotisées représentent une presque certitude dans un futur assez proche.»

Par ailleurs, les ordinateurs quantiques, capables de gérer plus de données et d’aller plus vite encore, permettent «d’obtenir une puissance de calcul absolument phénoménale.»

Pour l’interprétation du son aussi, nécessaire lors des examens échographiques, «l’IA est déjà au moins aussi efficace que les médecins», assure l’expert. Le seul problème «est que ces IA ne sont pas intelligentes, alors que les médecins le sont.»

L’utilisation de l’intelligence artificielle est également plutôt bénéfique pour améliorer et accélérer la rédaction des comptes-rendus d’hospitalisation, d’imageries, ou de visites des médecins. Ou pour gérer les prescriptions médicales et les contre-indications médicamenteuses. «Pour ça, l’IA générative fonctionne vraiment bien», explique Jean Charlet.

A ce propos, les Cliniques universitaires Saint-Luc ont récemment annoncé avoir intégré un moteur d’intelligence artificielle dans leur dossier patient. «C’est la première fois en Europe qu’une IA de synthèse et d’analyse, développée localement par le monde académique, est directement implémentée dans un dossier patient informatisé (DPI)», se félicite le centre hospitalier. L’innovation promet d’apporter «un gain de temps considérable aux professionnels de la santé et d’accroître davantage la qualité et la sécurité de la prise en charge des patients.»

Le contrôle humain pour empêcher le cercle vicieux

Un effet préoccupant découle de l’avènement de l’IA dans le monde médical: les médecins, à force de faire confiance à l’ordinateur, n’entretiennent plus leur esprit critique, et développent une dépendance à la machine. «Leurs cerveaux vont involuer. De ce fait, les machines, elles-mêmes, pourraient finir par régresser, puisqu’elles se basent sur le savoir humain, déduit l’urgentiste Loïc Etienne. Elles seront davantage certaines de leurs compétences et plus exposées aux hallucinations. Sauf si des IA pour contrôler les IA sont développées.» A terme, donc, le contrôle humain sur l’IA «est non seulement indispensable d’un point de vue éthique, mais aussi une nécessité vitale pour la médecine.»

Et Loïc Etienne d’illustrer: «Avant, nous nous repérions dans une ville à l’aide de repères ou d’une carte papier. Désormais, nous sommes tous collés à nos applications GPS sur smartphone. Le risque est que le médecin agisse en suivant uniquement une carte GPS (ici: l’IA), sans contrôle sur l’itinéraire, ni réflexion sur comment arriver à destination.»

«Le contrôle humain sur l’IA est non seulement indispensable d’un point de vue éthique, mais aussi une nécessité vitale pour la médecine.»

«On donne de plus en plus de place à des systèmes décisionnels informatiques qui prennent le pas sur l’homme, dotés ou non d’IA, ajoute Jean Charlet. La grande question est de savoir quelle autonomie de décision on peut ou doit leur laisser.»  

Il y a un vrai risque à ce que l’IA soit surtout autonome (actuellement) pour effectuer des tâches de «bas niveau», selon Jean Charlet. Si l’exclusivité des pratiques plus simples est automatiquement confiée à l’IA, les médecins ne devront et ne sauront plus les faire eux-mêmes. Or, cette étape est nécessaire lors de leur parcours professionnel. «S’ils ne savent plus réaliser les actes basiques, ils ne sauront plus faire ceux de haut niveau.» A l’instar des étudiants qui réalisent tous leurs devoirs à l’aide de ChatGPT, à force, le risque est de voir naître une génération de «médecins idiots».

Pour Jean Charlet, dès lors, il convient de trouver un équilibre sur l’usage de l’IA mais aussi et surtout sur la formation des médecins. «Pour qu’un médecin puisse décider si les conclusions de la machine sont bonnes, il doit pouvoir comprendre comment elle agit. A défaut, il deviendra complètement piloté par le système d’IA.» Pour contrer ce risque, la France met d’ailleurs en place des formations au numérique en santé, ou e-santé.

Hôpital du futur: le défi de l’interopérabilité

L’hôpital du futur se dessinera en plusieurs étapes, d’après Loïc Etienne. «Actuellement, le défi est de construire un hôpital dit «communicant», qui permet une interopérabilité entre instituts et services. «C’est le premier pari à gagner.» Mais pour l’instant, même des notions simples en biologie, par exemple, donnent lieu à de grandes variations entre les labos. «Dans l’imagerie, le jargon est encore plus variable. Tant qu’il n’existe pas d’interopérabilité, tant que les ontologies ne communiquent pas entre elles, il n’y aura pas d’hôpital du futur. Avant qu’on y parvienne, au moins dix années s’écouleront», prédit l’urgentiste.

En outre, différents systèmes d’IA sont en développement afin de mieux piloter les patients à l’intérieur de l’hôpital. «Ils permettent d’améliorer la façon dont les personnes passent de service en service.»

A l’arrivée aux urgences de l’hôpital, l’IA peut également contribuer à soutenir les médecins de première ligne, «pas toujours les meilleurs spécialistes pour repérer directement les choses graves, pointe Jean Charlet. Pour l’instant, l’IA n’est pas tant intégrée que cela aux hôpitaux», tempère-t-il.

Traitements personnalisés, fantasme du transhumanisme, et médecine prédictive  

La personnalisation du traitement, selon les particularités de chaque patient, pourrait aboutir «d’ici quinze à 20 ans, prédit Loïc Etienne. Avec l’aide de la génétique, notamment.»

Plus encore: dans les cinq ans, la technologie pourrait bientôt permettre au corps de fabriquer, à partir de ses propres cellules, son propre pancréas. «Ce pancréas fabriquera une insuline personnalisée et fonctionnelle. Ce qui, concrètement, éliminera le problème de la greffe», assure l’expert.

«Le gros enjeu, dans le futur, résidera dans la médecine préventive et prédictive. Ce qui, là aussi, posera des problèmes éthiques considérables.»

En d’autres termes, il existera probablement, dans le futur, la possibilité de régénérer les organes. Ce qui ouvre la porte au grand fantasme du transhumanisme. «Une aberration, pour Loïc Etienne, la mort faisant partie de la vie.» La guérison grâce à l’IA de cancers ou de maladies dégénératives touchant des organes nobles, à part le cerveau, sera quant à elle «possible d’ici 20 à 30 ans.»

En somme, l’hôpital de demain ne sera plus un lieu de diagnostics ou de soins, mais juste un lieu de prévention, pressent Loïc Etienne. «Le gros enjeu, dès lors, résidera dans la médecine préventive et prédictive. Ce qui, là aussi, posera des problèmes éthiques considérables. On pourrait, sur la base de la génétique, annoncer un cancer à l’avance au patient. Et même estimer quand il surviendra. La chronique de la mort annoncée.»

La machine peut-elle se rapprocher de la conscience humaine?

Le centre du combat, pour Loïc Etienne, est donc «de bien faire comprendre à l’être humain que la machine n’est pas intelligente.» Pourrait-elle le devenir dans un siècle? C’est l’éventualité d’une conscience artificielle. «Pour le moment, la machine fonctionne telle une pixellisation du monde, illustre Loïc Etienne. Elle découpe le monde en petits carrés, avec des 0 et des 1. Oui, nous parviendrons à obtenir des carrés de plus en plus petits, à l’instar des télévisions HD… mais ils resteront des carrés. Or, la conscience humaine est issue de la biologie, elle carbure avec des cellules, alors que l’IA est issue de la technologie, utilise du silicium et des maths», distingue l’expert. «La vision que nous avons du monde au travers des IA est donc une vision fausse et virtuelle. Cette virtualité nous aide, mais notre humanité fait partie d’un autre monde, biologique, issu de 4,5 milliards d’années d’évolution.»

La machine pourrait toutefois se construire une conscience… si elle se construit une histoire. «Mais même si on la dote de notions de peur, de stress, de souffrance, elle ne disposera jamais du large substrat humain. Loïc Etienne ne croit donc pas à la conscience artificielle, «sauf si, un jour, on parvient à créer des ordinateurs biologiques aussi performants que le corps humain. Mais la machine a besoin de certitudes, d’éléments tangibles, ce que la conscience humaine n’est pas. Ce sont deux mondes, qui ont peu de chance de se rejoindre un jour.»

(1) Les Sorciers du futur: l’intelligence artificielle au service de la médecine, Loïc Etienne, Ed. Marabout, 2020.

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