Cigarettes de contrebande: une bombe sanitaire et fiscale en pleine explosion. © Getty Images

Des millions de cigarettes de contrebande en circulation: une bombe sanitaire et fiscale en pleine explosion

Chaque année, des centaines de millions de cigarettes illicites circulent en Belgique. Contrefaites, détaxées ou issues de contrebande, elles échappent aux radars fiscaux et aux contrôles sanitaires. Derrière la hausse continue des saisies, une menace croissante pèse sur la santé publique, les finances de l’Etat et les politiques antitabac.

A première vue, les chiffres ressemblent à un tableau de chasse. Entre janvier et début juin 2025, les douanes belges ont intercepté plus de 152 millions de cigarettes illégales, 92 tonnes de tabac à fumer et 23 tonnes de tabac en vrac. Seize sites illégaux ont été démantelés. Il s’agit d’usines de production, de centres de coupage ou d’entrepôts dissimulés dans des hangars. A Jumet, Beveren ou Renaix, les saisies atteignent des dizaines de millions d’unités.

Mais ces chiffres ne reflètent qu’une partie du phénomène. En 2023, les douanes ont saisi 317 millions de cigarettes illégales, pour un préjudice estimé à 129 millions d’euros en accises et TVA. Le SPF Finances reconnaît que ces montants ne couvrent que les produits interceptés. Le volume réel échappant au fisc reste difficile à mesurer.

La Belgique est devenue un point névralgique du commerce illégal de tabac. D’après le SPF Finances, cette situation s’explique par plusieurs éléments structurels: la forte fiscalité sur les produits du tabac, la proximité avec des pays aux prix plus bas, et l’existence d’un réseau logistique performant. «La position géographique centrale du pays, la présence de ports internationaux comme Anvers et Zeebruges, et des réseaux de transport bien développés rendent le territoire belge particulièrement attractif pour les groupes criminels organisés», détaillait l’administration dans un communiqué publié en juin 2024.

Parallèlement, selon un reportage de la RTBF, «les trafiquants exploitent souvent des entrepôts temporaires ou des zones industrielles peu surveillées, avec de la main-d’œuvre venue d’Europe de l’Est, logée sur place». Plusieurs usines découvertes disposaient d’un matériel sophistiqué et pouvaient produire jusqu’à plusieurs millions de cigarettes par semaine. Ces installations servaient à alimenter des marchés étrangers, comme la France ou le Royaume-Uni, mais aussi la Belgique elle-même.

Les ventes à l’unité explosent donc dans les night shops dans l’ensemble du pays, avec les grandes villes qui sont les plus touchées. Deux types de circuits coexistent. D’un côté, les cigarettes issues de paquets officiels sont revendues à la pièce entre 50 et 70 centimes. Cela revient à plus de 17 euros le paquet (contre environ 11 euros habituellement). De l’autre, des cigarettes issues du marché noir sont vendues pour seulement 20 centimes. Aucune taxe n’est perçue sur ces produits, dont la qualité reste incertaine. Ce type de vente, illégal dans tous les cas, échappe à tout contrôle.

Selon l’OMS, «ces pratiques touchent en priorité les personnes précaires ou les jeunes, qui achètent quelques cigarettes au lieu d’un paquet. Le résultat est une reprise ou un maintien de la consommation, en dépit des campagnes de prévention.»

Santé publique en danger, traçabilité sous influence

Une tabacologue exerçant à Bruxelles, qui a souhaité garder l’anonymat parce qu’elle a déjà reçu des menaces anonymes à son domicile, explique avoir été confrontée à des analyses préoccupantes réalisées sur des cigarettes issues du marché noir. D’après les résultats qu’elle a pu consulter, ces produits contiennent parfois un excès de substances dangereuses telles que du plomb, des résidus de pesticides, du plastique, et même des débris organiques. Ces composants échappent à tout encadrement réglementaire et peuvent, selon elle, provoquer des effets bien plus graves que les cigarettes légales déjà reconnues comme nocives. Elle ajoute que ces produits représentent un danger accru pour les voies respiratoires, le cœur et les vaisseaux sanguins.

«Je me base sur plusieurs publications scientifiques qui confirment ce que l’on voit sur le terrain, explique la tabacologue bruxelloise. Une étude publiée dans la revue Sustainability parle de microplastiques, de métaux lourds et d’hydrocarbures aromatiques retrouvés dans les filtres de certaines cigarettes, en particulier celles issues du marché parallèle. On parle de taux de plomb six fois supérieurs à la normale, avec parfois des insectes morts ou des matières fécales. C’est alarmant.»

Face à ces éléments, elle estime que la vente de cigarettes à l’unité pour 20 centimes «sape complètement les politiques de prévention», qui cherchent à décourager la consommation par des prix élevés. «Quand on vend à ce tarif, c’est comme si on réduisait à néant tous les efforts de santé publique.»

Dans ce contexte, le rapport 2025 du cabinet KPMG, réalisé à la demande de Philip Morris International, le fabricant des marques Marlboro, L&M et Chesterfield, avance que 1,3 milliard de cigarettes issues de la contrebande ou de la contrefaçon ont été fumées en Belgique en 2024. Si l’on y ajoute les achats réalisés à l’étranger, le chiffre grimpe à 2,36 milliards d’unités. Cela représenterait environ un tiers des cigarettes consommées.

Ce chiffre soulève de nombreuses critiques. Il repose sur des «enquêtes de paquets vides», une méthode qui consiste à analyser des emballages ramassés dans la rue pour déterminer leur provenance. Cette méthode ne permet pas de savoir si le paquet a été acheté légalement lors d’un voyage ou importé de façon illégale. Aucun contrôle indépendant n’a été effectué sur les données du rapport. Le Comité national contre le tabagisme (CNCT) et plusieurs ONG estiment que ces chiffres sont utilisés à des fins de lobbying, en particulier lorsque les gouvernements renforcent la fiscalité.

Mais ce dispositif a été rejeté par l’Organisation mondiale de la Santé et par plusieurs experts en santé publique. Le reproche principal porte sur le fait que le contrôle du système restait aux mains de l’industrie du tabac. Les codes pouvaient être copiés et le serveur de vérification était géré par une structure considérée comme dépendante des cigarettiers. «La traçabilité façon Philip Morris est bourrée de conflits d’intérêts, tout comme ce rapport de KPMG», analyse la tabacologue qui connaît bien les méthodes de la firme américaine. Codentify a ensuite été transféré à une entreprise tierce, Inexto, sans dissiper les doutes sur l’indépendance réelle du dispositif.

L’OMS, dans son Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac, insiste sur la nécessité d’un système public ou indépendant: «La traçabilité ne peut pas être confiée à ceux qui bénéficient indirectement de l’existence d’un marché parallèle. Codentify est une structure fondamentalement défaillante.» En réaction, l’Union européenne a instauré un système fondé sur des identifiants sécurisés générés par des tiers indépendants. Ce système est en place dans les Etats membres, y compris en Belgique. Il permet de suivre chaque paquet à chaque étape, de sa production à sa vente, en dehors de toute intervention industrielle.

Un trou budgétaire

Outre l’impact sur la santé, le rapport annuel du SPF Finances rappelle que les seules saisies de 2023 représentent 129,4 millions d’euros de recettes fiscales évaporées. Et encore, il ne s’agit que d’une fraction du marché réel.

Le constat pour la tabacologue, engagée dans la lutte contre le marché de contrebande, est que ce phénomène est trop banalisé. «Ce n’est pas qu’un enjeux de santé. La contrebande et ce circuit illégal remettent en question la capacité de l’Etat à percevoir l’impôt, à financer les politiques publiques et à faire respecter ses lois. A un moment où le débat porte sur la refiscalisation du travail ou la maîtrise des dépenses sociales, laisser s’évaporer des centaines de millions d’euros dans le circuit noir du tabac revient à creuser un déficit invisible mais réel.»

A cela s’ajoutent les coûts sanitaires et sociaux massifs engendrés par la consommation de tabac, qu’il soit légal ou illicite. Une étude publiée dans le European Journal of Public Health estime à 533,9 millions d’euros par an les frais médicaux directs liés au tabagisme quotidien en Belgique. Ce chiffre ne prend pas en compte les hospitalisations longues ni les soins liés aux cancers du poumon, maladies cardiovasculaires ou pathologies respiratoires chroniques, souvent aggravées par des cigarettes de mauvaise qualité issues du marché noir.

Les coûts indirects sont tout aussi lourds. Le programme SOCOST, financé par BELSPO, a estimé à 4,6 milliards d’euros le coût global des substances addictives en Belgique (tabac, alcool, drogues), soit 1,19 % du PIB. Ce montant inclut les pertes de productivité, les arrêts de travail, les pensions d’invalidité, ainsi que les dépenses en justice, en sécurité sociale et en prévention.

L’effet d’évaporation des recettes fiscales constitue une réalité budgétaire bien concrète et documentée. Pour le SPF Finances: «Moins de recettes issues des accises sur le tabac, cela signifie potentiellement plus de pression sur d’autres postes, comme la TVA, les contributions sociales ou les budgets alloués à la santé.»

Même si les chiffres avancés par les cigarettiers sont parfois sujets à caution, la progression du trafic est, elle, bien réelle, et ses conséquences budgétaires, difficilement soutenables pour un Etat en quête de marges fiscales.

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