Molécules thérapeutiques, oxygène, alimentation. L’océan joue un rôle déterminant dans la santé humaine. D’après une nouvelle étude de l’Observatoire de la santé mondiale, la dégradation des écosystèmes marins est directement liée à des risques infectieux, toxiques et nutritionnels. Un enjeu «urgent», que les chercheurs estiment encore peu pris en compte dans les stratégies internationales de préservation des océans.
«Nous ne pensons pas encore l’océan comme un risque sanitaire mondial. Ce n’est pas parce que ce risque n’existe pas, mais parce que nous n’avons pas encore appris à l’identifier dans ses détails», constate Anne Sénéquier, co-directrice de l’Observatoire de la santé mondiale, département de l’Iris (Institut des relations internationales et stratégiques). Elle décrit une «cécité persistante des politiques océaniques à l’égard des enjeux sanitaires». Lors de la Conférence des Nations unies sur l’Océan organisée à Nice en juin dernier, une seule session a évoqué la santé humaine, exclusivement sous l’angle mental. Elle explorait les effets positifs de l’immersion marine sur l’équilibre émotionnel. Des intervenants y ont décrit, par exemple, les bienfaits d’une rencontre avec un dauphin ou de l’observation silencieuse d’un mérou à faible profondeur. Aucun échange n’a concerné les polluants ou les maladies liées à la mer. «Ce sujet est documenté depuis des décennies. La relation est évidente et avérée, mais elle n’inquiète pas le politique et trop peu de citoyens. Même ceux qui sont les premiers concernés», observe la chercheuse de l’Iris.
Les océans produisent près de 50% de l’oxygène atmosphérique, absorbent une grande part de l’excès de chaleur lié aux gaz à effet de serre et fournissent des apports alimentaires essentiels à plus de trois milliards de personnes, selon l’Organisation des Nations unies. Ils abritent aussi des milliers d’organismes marins utilisés en recherche biomédicale. Plus de 25.000 molécules naturelles, extraites d’éponges, d’ascidies ou de méduses, présentent un intérêt thérapeutique. Certaines font actuellement l’objet d’essais cliniques, comme la griffithsine, une protéine d’algue rouge étudiée pour ses propriétés antivirales.
Ecosystème dégradé, pathogènes en embuscade
En 2020, un groupe international de chercheurs a publié un rapport sur les impacts de la pollution marine sur la santé humaine (Human Health and Ocean Pollution). L’un des polluants les plus préoccupants identifiés est le méthylmercure, une forme organique du mercure industriel transformée par des micro-organismes marins. Ce composé toxique s’accumule dans les tissus de certains poissons. En cas de consommation, il peut affecter les fonctions cognitives, motrices, cardiovasculaires et rénales. Des troubles du développement neurologique ont également été observés chez des enfants exposés in utero à des doses élevées.
Le réchauffement climatique aggrave ces expositions. La hausse des températures facilite la libération de métaux lourds dans l’eau et leur circulation dans la chaîne alimentaire. Elle favorise aussi l’expansion de bactéries pathogènes, comme le Vibrio cholerae, détectées dans des zones tempérées telles que la mer Baltique ou du Nord. Par ailleurs, les proliférations d’algues toxiques, connues sous le nom de marées rouges, rendent certaines côtes impropres à la baignade ou à la pêche. «Ces bouleversements favorisent l’apparition de nouveaux risques infectieux dans les régions côtières très urbanisées, touristiques ou soumises à l’aquaculture intensive», observe Anne Sénéquier.
De la mer à l’assiette jusqu’au médecin
Les produits de la mer fournissent environ 17% des protéines animales consommées dans le monde, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Ce taux dépasse 50% dans plusieurs pays côtiers. Les poissons sont aussi riches en nutriments indispensables au bon fonctionnement du cœur, du cerveau ou du système immunitaire. Mais cette ressource se fragilise, un tiers des stocks halieutiques mondiaux sont aujourd’hui surexploités. En Méditerranée, près de deux espèces sur trois sont pêchées au-delà de leur capacité de renouvellement. Par ailleurs, 35% des captures n’atteignent pas l’assiette, en raison des pertes et du gaspillage le long de la chaîne.
Des risques sanitaires s’ajoutent à cette pression. Certains poissons deviennent impropres à la consommation en raison de toxines naturelles qui s’accumulent dans leur chair. En zone tropicale, des cas d’intoxication ont été signalés après consommation de poissons carnivores comme le barracuda, le vivaneau ou le mérou, contaminés par la ciguatoxine (une toxine produite par des microalgues vivant sur les récifs dégradés, qui provoque des troubles digestifs et neurologiques). Ce type d’intoxication, appelé ciguatera, est aujourd’hui la plus fréquente (d’origine non bactérienne) dans les régions intertropicales, selon l’Organisation mondiale de la santé.
Selon des chercheurs de l’Université de Gérone engagés dans le programme «Océans et santé humaine», ces épisodes, autrefois rares et localisés, apparaissent désormais dans des régions où ils n’avaient jamais été signalés, comme les îles Canaries ou la Méditerranée orientale. Ils établissent un lien direct avec le réchauffement des eaux, la dégradation des habitats côtiers et la prolifération d’organismes toxiques.
Dans certaines zones tempérées comme le sud de l’Europe, des espèces couramment consommées comme les moules, palourdes, sardines ou chinchards, peuvent également contenir des toxines marines comme l’acide okadaïque, responsable de troubles digestifs aigus. Ces substances résistent à la cuisson et ne sont ni visibles ni détectables sans analyse. L’Observatoire de la santé mondiale estime que les déséquilibres écologiques accentuent la fréquence de ces contaminations dans la chaîne alimentaire.
Une santé absente des cadres de gouvernance océaniques
«Malgré la multiplication des alertes scientifiques, la santé humaine reste marginale dans les grandes stratégies de préservation des mers. Le concept académique et scientifique du One Health (Une Santé), censé articuler les santés humaine, animale et environnementale, n’intègre toujours pas explicitement les milieux océaniques. Aucune coordination internationale ne permet de surveiller les agents pathogènes d’origine marine, ni d’anticiper les risques infectieux ou toxiques associés à la dégradation des écosystèmes marins», conclut Anne Sénéquier.
Cette dernière évoque une gouvernance encore cloisonnée, incapable de relier les enjeux de biodiversité, d’alimentation et de santé publique. La chercheuse identifie trois leviers prioritaires pour y remédier: «La création d’une plateforme internationale de veille marine, l’inclusion des enjeux sanitaires dans les politiques de planification maritime et l’extension du concept One Health aux environnements marins. L’histoire climatique a montré que négliger les signaux faibles revient à construire la vulnérabilité. Un océan en mauvais état, c’est une population en mauvaise santé.»