Ce métal lourd, toxique, omniprésent dans l’environnement, a été détecté dans l’urine de la quasi-totalité des enfants wallons testés. Un constat qui peut inquiéter, mais qui, selon le toxicologue Alfred Bernard, doit être nuancé. La contamination est réelle, mais les risques sont à long terme, et les seuils critiques, rarement atteints.
Dans l’alimentation, l’air ou les sols, le cadmium est présent partout. Ce métal lourd, classé depuis 1993 cancérogène certain pour l’être humain par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), a des effets à long terme sur les reins, les os et le système cardiovasculaire. Des études plus récentes suggèrent également un lien potentiel avec le cancer du pancréas, une pathologie particulièrement agressive dont les causes environnementales restent encore mal comprises. Plusieurs publications épidémiologiques, notamment aux Etats-Unis et en France, ont observé une corrélation entre l’exposition chronique au cadmium et une incidence accrue de ce cancer, même si le mécanisme biologique exact reste à élucider. En Wallonie, le cadmium fait l’objet d’une surveillance biologique rigoureuse.
Les résultats d’une étude sur le taux de contamination au cadmium de la population wallonne, menée entre 2019 et 2023 par l’ISSeP (Institut Scientifique de Service Public), donnent un constat effrayant: 95% des enfants de 3 à 11 ans présentent du cadmium dans leurs urines. Mais pour autant, cela ne signifie pas une intoxication grave. Le professeur Alfred Bernard, expert en toxicologie environnementale et professeur émérite à l’UCLouvain, appelle à relativiser: «Le cadmium est un toxique sérieux, mais ce n’est pas une urgence sanitaire. On ne parle pas ici d’intoxications aiguës, mais d’une contamination de fond. Le cadmium s’accumule lentement dans l’organisme, surtout dans les reins. Il faut souvent 20, 30, voire 40 ans pour atteindre des concentrations potentiellement problématiques.»
La Belgique entretient une relation historique avec ce métal. «Liège a été l’un des plus gros producteurs mondiaux de cadmium», rappelle Alfred Bernard. Dès le début du 20ème siècle, le bassin industriel liégeois, notamment la vallée de la Meuse, a vu se développer des activités métallurgiques et chimiques qui utilisaient massivement le cadmium. Particulièrement dans la production de pigments, de batteries et de pièces métalliques. Ce passé industriel et métallurgique a laissé des traces durables dans l’environnement.
Des études menées dans les années 1980 et 1990 montraient des niveaux très élevés de cadmium dans le sol, les légumes cultivés localement et le corps des anciens ouvriers. «A l’époque, certains travailleurs de la métallurgie présentaient des concentrations cinquante fois plus élevées que la moyenne actuelle», souligne Alfred Bernard, qui a lui-même étudié ces populations.
Aujourd’hui, ces activités ont fortement diminué, et les normes environnementales se sont renforcées. L’exposition directe a chuté. Mais le cadmium persiste dans les sols et les chaînes alimentaires, et sa présence est devenue plus diffuse. «L’exposition est plus faible qu’avant, mais elle continue. On est passé d’une contamination professionnelle à une contamination environnementale», résume le toxicologue.
Dans l’étude de l’ISSeP, les niveaux mesurés chez les enfants tournent autour de 0,14 microgramme par litre d’urine. Ce chiffre reste en dessous du seuil sanitaire de référence de 0,5 µg/L, selon les normes européennes. Mais cette quantité, bien que faible, montre une imprégnation certaine, presque automatique, chez chaque sujet étudié. Autre constat alarmant, les concentrations sont deux à trois fois plus élevées que celles mesurées en 2011-2012.
Pour le professeur Alfred Bernard, ce marqueur est trompeur: «Chez l’enfant, l’urine n’est pas le meilleur indicateur d’exposition. Le cadmium utilise les mêmes transporteurs que le zinc. Cela signifie que les deux métaux passent par les mêmes canaux pour être absorbés dans l’intestin. Le zinc est essentiel pour la croissance. Quand un enfant en a besoin, son corps ouvre grand les portes pour en capter davantage. Mais le cadmium, qui lui ressemble chimiquement, en profite aussi pour passer.» Donc, même si l’alimentation de l’enfant en question n’est pas très riche en cadmium, son organisme peut en absorber plus qu’un adulte, simplement parce qu’il cherche du zinc.
Des seuils rarement franchis, mais une vigilance utile
Le biomonitoring de l’ISSeP ne montre pas de dépassement significatif du seuil sanitaire: seuls 0,3% des enfants vont au-delà de ce niveau. Ce chiffre grimpe à 2,8% chez les adolescents et à 4,6% chez les adultes de 40 à 59 ans. Aucun seuil d’alerte supérieur n’a été franchi.
Une autre étude, publiée par Sciensano en mars 2024, confirme cette tendance. Les chercheurs y ont analysé le sang de 120 adolescents vivant près de broyeurs à métaux (Obourg, Châtelet, Cometsambre). Les niveaux y sont légèrement plus élevés que dans le groupe témoin, mais restent modérés. Cette observation rappelle que certaines zones industrielles exposent davantage la population, sans pour autant dépasser les seuils considérés comme préoccupants.
Le projet LECAHUNT, mené par l’université de Gand avec le soutien de l’Afsca, montre aussi que le cadmium s’accumule dans les reins du gibier sauvage (sanglier, cerf, chevreuil). Dans la chair comestible, les taux sont faibles. Dans les reins, ils peuvent être cent fois plus élevés. Ce constat illustre la lente accumulation de ce polluant dans les organismes vivants, y compris ceux que l’on consomme.
Cette contamination lente et persistante soulève des interrogations. Faut-il revoir ses habitudes alimentaires? Pour Alfred Bernard, pas forcément: «Le cadmium est présent dans les pommes de terre, les légumes-feuilles, le pain, le riz, les céréales… mais aussi dans des produits riches en zinc comme le chocolat. Il suit le zinc, c’est une caractéristique biochimique.»
Selon lui, «le problème ne vient pas des aliments en soi, mais de certaines conditions de carence, notamment en fer ou en zinc, qui rendent l’organisme plus perméable au cadmium. En Asie, par exemple, le riz pauvre en zinc favorise cette absorption. Ce n’est pas le cas en Belgique.»
Côté autorités, le ton reste mesuré. L’Afsca indique que 98,7% des 2.300 échantillons alimentaires analysés entre 2022 et 2024 sont conformes aux normes européennes. Pas de recommandation ciblée pour le public.
«Le principal facteur d’exposition au cadmium reste le tabac, rappelle Alfred Bernard. Une cigarette contient naturellement du cadmium. Les fumeurs présentent des taux supérieurs. C’est d’abord là qu’il faut agir. Il faut garder en tête que la lutte contre le tabagisme est la première mesure de prévention.»