L’Iweps vient de publier une étude identifiant, au kilomètre carré près, l’accès aux médecins généralistes en Wallonie francophone. Un problème encore plus complexe si l’on tient compte du vieillissement et des disponibilités.
Inutile d’appeler le docteur Marc Motte, seul médecin généraliste encore référencé sur quelques sites Web dans la commune rurale de Daverdisse, en province de Luxembourg. Etant parti à la retraite, le numéro n’est plus attribué. Dans la commune voisine de Beauraing, son fils Manuel Motte œuvre, depuis quatre ans, à regrouper et rajeunir les effectifs de médecins généralistes dans une maison médicale. Mais ceux-ci «ne sont plus en mesure d’accepter de nouveaux patients actuellement», renseigne d’emblée le module de prise de rendez-vous. D’un point de vue purement mathématique, Beauraing affichait, fin 2023 (les plus récentes données disponibles), un ratio raisonnable de 832 habitants par équivalent temps plein de médecin généraliste, selon l’Iweps, l’autorité statistique de la Région wallonne. C’est moins que la moyenne wallonne de 1.086 habitants par ETP. Beauraing n’est d’ailleurs pas répertoriée comme étant en pénurie.
«Un rythme insoutenable»
Et pourtant: «On est complètement noyés, témoigne le docteur Manuel Motte. Je suis à la base du projet de la Maison médicale de Beauraing. Nous étions alors dix médecins généralistes dans la commune, mais seulement deux à avoir moins de 60 ans. Nous avons ouvert la maison médicale il y a trois ans et demi et réussi à attirer des jeunes. Mais jusqu’ici, les arrivées n’ont fait que pallier le départ à la pension de médecins plus âgés. Je ne vois donc encore aucune amélioration de ma qualité de vie. C’est un rythme insoutenable. Aujourd’hui, il est 13 heures, et je ne dînerai pas. Je pars de chez moi à 8 heures, je rentre à 19h20, je passe un petit peu de temps avec mes enfants, et puis je réponds à des mails, écris des ordonnances, lis mes courriers jusqu’à 22h30-23h. Dans la commune, il reste encore trois départs à la pension de médecins dans les deux ans. J’espère qu’après, nous pourrons commencer à sortir la tête hors de l’eau.»
La réalité est donc bien plus complexe que les chiffres. «D’après les mesures effectuées, 93,1% de la population habitent à moins de trois kilomètres d’un médecin généraliste et 98,2% à moins de cinq kilomètres, résume l’Iweps. Ces taux de couverture moyens semblent attester d’un maillage relativement satisfaisant du territoire wallon. Ils ne tiennent cependant pas compte de la disponibilité des médecins et peuvent cacher des situations locales sensibles aussi bien en termes de distances que de disponibilités.» Lors d’une enquête menée en 2017 auprès de 1.299 ménages wallons, 42% d’entre eux avaient émis le souhait de disposer d’un cabinet de médecin à moins de quinze minutes à pied de leur domicile. Dans un contexte de vieillissement de la population et de réduction, dans la mesure du possible, de la dépendance à la voiture, il paraît d’autant plus opportun de réévaluer l’accessibilité à la médecine générale.
«L’accessibilité géographique n’est que théorique si le médecin n’a pas de disponibilité pour recevoir.»
Une cartographie inédite
Selon l’Agence wallonne pour une vie de qualité (Aviq), une commune est en pénurie de médecins généralistes si elle en compte moins de 90 pour 100.000 habitants (ou plus de 1.111 patients par médecin). Mais dans le cas présent, les limites communales ont peu de sens: un ménage choisit généralement son médecin dans un rayon donné à partir de son domicile, quelles que soient les frontières administratives. Pour esquisser un maillage plus fin, l’Iweps vient de publier ce 23 juin, en partenariat avec l’Aviq, une étude cartographiant l’accessibilité à la médecine générale sur chaque carreau d’un kilomètre carré du territoire wallon francophone. Les auteurs ont attribué des fractions d’équivalent temps plein à chaque carreau du territoire, en fonction de la présence ou non d’un cabinet de médecin généraliste dans la zone et d’une disponibilité tenant compte de la distance à parcourir depuis le cabinet. L’ETP d’un médecin travaillant dans plusieurs cabinets est réparti en conséquence. «S’il n’y a qu’un médecin généraliste à moins d’un kilomètre pour 10.000 habitants, tout le monde n’y aura pas accès, commente Annick Vandenhooft, chargée de recherche à l’Iweps et coautrice du rapport avec son collègue Julien Charlier. L’accessibilité géographique n’est donc que théorique si le médecin n’a pas de disponibilité pour recevoir.»
Une fois examinée sous un tel prisme, l’accessibilité à la médecine générale se complique bel et bien en Wallonie. En considérant une valeur-seuil de 90 ETP de médecins généralistes pour 100.000 habitants, 47,6% de la population vivrait dans un territoire en sous-offre. Et près de 5%, soit 174.600 habitants, seraient confrontés à une sous-offre prononcée en médecins généralistes (moins de 50 ETP pour 100.000 habitants). «Les territoires en sous-offre semblent autant présents dans le nord de la région que dans le sud, écrivent les chercheurs. Cependant, les territoires en sous-offre prononcée […] semblent plus vastes dans la partie sud, notamment entre Houffalize et Neufchâteau, dans la périphérie d’Arlon, à l’est de Houyet, à Stoumont et à Waimes. Plusieurs territoires en sous-offre marquée sont situés aux frontières de la Wallonie.»
Cette étude de l’Iweps constitue une première pierre méthodologique susceptible de fournir, par la suite, des estimations plus récentes. Le cas de Beauraing évoqué plus haut est éloquent: depuis 2023, plusieurs médecins généralistes y ont pris leur pension. Les données sur le nombre de médecins ne traduisent pas nécessairement les heures prestées en consultations: «Les jeunes générations de médecins ont tendance à protéger davantage leur vie de famille et s’investissent dans d’autres structures, comme les maisons de repos ou l’aide à l’enfance», explique Annick Vandenhooft. Par ailleurs, les besoins en soins varient selon l’âge moyen de la population ou la récurrence de maladies chroniques dans certains bassins de vie. «La méthode utilisée ici permettra aussi d’intégrer de tels paramètres, en allant cherchant d’autres données à l’Inami ou ailleurs», indique à cet égard Julien Charlier.
Quels obstacles, quelles solutions?
Professeur en médecine générale à l’UNamur, Dominique Henrion pointe régulièrement trois facteurs essentiels expliquant la pénurie particulièrement criante en milieu rural: le numérus clausus, limitant l’accès à la profession, la mauvaise image accolée à la filière généraliste, conduisant de futurs médecins à se spécialiser, et enfin les choix géographiques des nouveaux arrivants, privilégiant des zones où la situation est tenable. Selon le dernier cadastre de l’Aviq, il manque 145 médecins pour répondre aux besoins actuels et 585 médecins en plus pour anticiper les prochains départs à la retraite. Pour Dominique Henrion, l’appât des primes ne suffira pas. «C’est une aubaine pour le médecin mais rien ne garantit qu’il ne finisse pas par s’en aller», confiait-il à l’agence Belga en décembre dernier. Ses pistes de solution: encourager dès le secondaire les jeunes des zones concernées à entreprendre un tel cursus, proposer davantage de stages dans les zones dépeuplées de médecins et créer des structures offrant des synergies, à l’instar des maisons médicales. Si cette impulsion semble avoir suscité un certain engouement à Beauraing, elle n’y a pas encore soulagé, loin de là, les agendas de ses médecins généralistes.