Le temps de travail est bien plus qu’une question d’horaires. Héritée de la révolution industrielle, cette norme continue d’organiser la vie professionnelle, souvent au service du contrôle et des inégalités sociales. Abraham Franssen, professeur de sociologie à l’UCLouvain et à l’Université Saint-Louis Bruxelles, décortique comment les rapports au temps évoluent, entre discipline stricte et flexibilité surveillée.
Il y a une trentaine d’années, Abraham Franssen menait une enquête auprès de jeunes ouvriers. Lors d’une interview, l’un d’eux prononça cette phrase: «Parfois, j’arrive à 32 au lieu de 30. Donc avec deux minutes de retard. Et le contremaître ne me dit rien. Une vraie nouille, ce contremaître.» Ce qui frappa le sociologue ne fut pas tant l’anecdote que la réaction du jeune homme, qui ne se réjouissait pas d’avoir échappé à un rappel à l’ordre. Au contraire, il semblait s’en offusquer, comme si l’absence de sanction trahissait un relâchement inacceptable dans la rigueur attendue. «Il témoignait là de l’intériorisation de ce qu’on appelle l’éthique du travail, analyse Abraham Franssen. Le travail comme discipline, comme norme à laquelle on doit se plier.»
Le temps de travail, un outil de pouvoir
Cette norme, façonnée par des siècles d’évolution industrielle, s’est installée dans les corps et les esprits. «Au XIXᵉ siècle, la généralisation des horloges et l’expansion du chemin de fer ont imposé un nouveau rapport au temps: cadencé, mesuré, contrôlé», explique Abraham Franssen. Cette obsession pour la ponctualité n’est pas naturelle. Elle est le fruit d’une organisation sociale qui s’est construite autour des exigences de la production. Et elle a laissé des traces: la pointeuse, les horaires fixes, la surveillance des arrivées et des départs.
Mais ce modèle, même s’il persiste, est en transformation. «Aujourd’hui, on constate une forme de déformalisation. Le simple respect de l’horaire ne suffit plus à évaluer le travail. Les ressources humaines ont développé d’autres outils pour mesurer l’engagement ou la productivité», souligne Abraham Franssen.
Objectifs individuels, télétravail, horaires flexibles: les marges de manœuvre semblent s’élargir. Mais cette flexibilité n’est pas toujours synonyme de liberté. «L’autonomie apparente s’accompagne souvent d’un contrôle plus diffus mais plus intense», explique le sociologue. Dans certaines entreprises, le respect de l’horaire n’est plus la priorité. Ce qui compte désormais, c’est la performance. Et elle se mesure par des outils bien plus subtils que l’heure d’arrivée.
La gestion du temps reste pourtant un instrument de pouvoir. «Qui peut arriver en retard? Qui décide de l’heure d’une réunion? Qui a le droit d’être flexible, et qui doit s’y plier? Tout cela révèle des rapports de hiérarchie», observe Abraham Franssen.
Inégalités temporelles: quand l’organisation oublie les réalités
Cette hiérarchie temporelle est aussi sociale. Elle se lit dans les salles d’attente, dans les couloirs administratifs ou les cabinets médicaux. «Le temps de l’usager est souvent perçu comme moins précieux que celui du professionnel. Et s’il arrive en retard, on peut le lui faire payer», constate Abraham Franssen.
La question centrale: comment adapter l’organisation du travail aux réalités de vie sans pénaliser ceux qui subissent déjà des contraintes fortes? «Aujourd’hui, chacun est encore censé se débrouiller. Les temps de trajet, souvent allongés par la pression immobilière, ne sont pas pris en compte. Ceux qui habitent loin doivent compenser seuls.»
Mais une attente monte. «On observe une aspiration croissante à ce que les contraintes individuelles soient mieux prises en compte par les institutions», constate Abraham Franssen. Reste à voir si celles-ci sont prêtes à lâcher un peu de contrôle sur l’horloge.