Chaque aire d’autoroute a sa propre histoire, son propre microcosme. © GETTY

Pourquoi tant de gens se retrouvent pour boire un verre… sur les aires d’autoroute: «Il y a des raisons un peu tristes»

Gares, stations-service, aires d’autoroute… Ces «non-lieux» n’ont pas pour vocation de faciliter la sociabilisation. Pourtant, ils accueillent des personnes désireuses de se réunir, d’échanger ou de faire des rencontres. Décryptage.

Il y a eu du monde partout. Devant la sandwicherie, à côté du magasin de vélos et même, plus loin, sur ce périmètre façon terrasse avec vue sur la voie 5. Toutes ces zones de la gare de Bruxelles-Luxembourg ont un jour ou l’autre été occupées par différents petits groupes, selon leur style de danse. Au cours des 20 premières années de ce XXIe siècle, la station a été le lieu de rassemblement par excellence des danseurs «street», même au beau milieu des 7.000 navetteurs quotidiens. «La gare a l’avantage de rassembler un paquet d’éléments favorables, estime Mouss Sarr. C’est un lieu avec un sol lisse, un toit et un reflet via un miroir ou des vitres, disponible gratuitement et facilement accessible en transports en commun.»

C’est en tous les cas là que le chorégraphe a fait ses premiers pas il y a quinze ans, entraîné par un ami qu’il avait subjugué par ses talents lors d’un bal d’école. Au début, il y allait une fois par semaine, puis deux. «J’y ai découvert un nouveau monde où l’on se formait hors des clous, on apprenait le freestyle ou la battle uniquement au contact des autres. J’ai directement adhéré.» Depuis, le Bruxellois s’est également frotté aux pavés de la galerie Ravenstein, aux escaliers de la basilique de Koekelberg ou encore au béton du Cinquantenaire, «sur un sol lisse et protégé par les arches. En extérieur et sans voisin, on ne dérange personne.»

Les «non-lieux» garantissent un accueil au plus grand nombre, le mélange des générations et des classes, la rupture de l’isolement. © GETTY

Son nom ne ment pas: la street dance se vit presque exclusivement dans l’espace public. Souvent pratiquée par ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir des cours en école de danse ou qui rejettent son enseignement vertical et formaté, voire son aspect commercial, elle permet de vivre sa passion dans l’échange avec les autres, aguerris comme débutants. «On se regroupe dans des sessions régulières et parfois plus spontanées, reprend Mouss. Maintenant, on essaie de garder un minimum de confidentialité pour éviter la surfréquentation et préserver la culture: obtenir les infos sur un rassemblement doit se mériter.» Dans les années 1960, certains barbershops afro-américains sont complètement sortis de leurs assignations en devenant les épicentres de la lutte pour les droits civiques. Aujourd’hui, la gare de Bruxelles-Luxembourg, le Cinquantenaire ou les escaliers de Koekelberg prennent également une coloration politique quand ils sont investis par les danseurs «street». «C’est une manière de refuser ce qui peut être imposé par la société, comme les cours en école de danse, précise le chorégraphe. Il y a une double envie de se retrouver à la fois dans une sorte de bulle avec les gens de la communauté, tout en étant vu par les passants à qui on délivre un message sans même parler: l’espace public m’appartient aussi et je peux le vivre comme je l’entends.»

«J’ai découvert un monde à part où se déroulent plein de choses.»

Parmi les autres

Le terme «non-lieu» est une invention de l’ethnologue français Marc Augé. Dans une interview à Philosophie Magazine, il englobait ainsi les «espaces de coexistence contingente et éphémère, concrètement les espaces de circulation, de consommation et de communication». Tout en leur préférant le terme «émergences d’urbanité», l’architecte et urbaniste Gery Leloutre (ULB) lie l’affleurement de ces «non-lieux» à l’émancipation de la société belge tout au long du XXe siècle. «L’accès au logement a favorisé une urbanisation diffuse et la création de zones suburbaines où se développent des lieux « nébuleux » dotés de formes d’urbanité et de vivre-ensemble, bien que parfois très timides. On y trouve des ambiances, des relations, des microservices comme des boîtes à pain ou à pommes de terre, des bulles à verre ou des points-relais.» Du café, aussi.

Attablés dans un coin avec vue sur la double bande qui file vers Namur, deux entrepreneurs se rencontrent pour la première fois devant un allongé du restoroute sans grand charme qui surplombe la E411 à hauteur de Wanlin. Ici, ils projettent de monter rien de moins qu’un plan financier pour petits indépendants qui souhaiteraient acquérir un espace commercial. Parce qu’une aire d’autoroute est un point de jonction idéal pour gagner du temps entre deux rendez-vous, et que certaines possèdent même une salle de réunion. Quatre-vingts kilomètres plus au nord, l’aire des Amoudries traîne, elle, la réputation d’endroit idéal pour qui veut vivre des aventures sexuelles en tout genre, tandis que celle de Verlaine, sur la E42, bat tous les records nationaux de fréquentation quotidienne. Chaque aire d’autoroute a sa propre histoire, son propre microcosme.

C’est précisément ce que la réalisatrice Isabelle Ingold a voulu explorer dans son documentaire Des jours et des nuits sur l’aire, sorti en 2016. «J’ai découvert un monde à part, ouvert 24h/24 et où coexistent plusieurs sous-mondes au sein desquels se déroulent plein de choses», confie celle qui y a croisé tant le veuf qui n’a pas le courage de cuisiner que la centenaire qui fête son anniversaire en famille au restoroute. Puis il y a eu Rodolphe, un jeune homme, fils unique, qui habitait encore chez sa mère et ne voulait pas sortir dans le café de son village par peur d’être regardé de travers. «Il appréciait l’aspect anonyme de l’aire: il était parmi les autres, se rappelle la réalisatrice. Avec deux acolytes, ils passaient pratiquement toutes leurs soirées à rencontrer des gens, à « prendre » quelque chose d’eux avant qu’ils ne s’en aillent. Dans son patelin, il était catalogué. Là, les compteurs étaient remis à zéro. Virtuellement, tout était possible.» Sur l’aire d’autoroute, où tous ces inconnus de passage évoluent de manière plus collective que commune, Isabelle Ingold a été stupéfaite de découvrir de véritables marques de solidarité. Des conducteurs qui embarquent facilement les auto-stoppeurs, des voyageurs qui partagent des repas, des camionneurs qui échangent leurs astuces pour couper de l’ail sur un pneu… «Il y a des raisons un peu tristes –comme la désertification des villages– qui expliquent le succès de fréquentation de l’aire, mais seuls les gens qui y passent peuvent décider de la transformer en espace de sociabilité

«Il y avait une bonne ambiance, et moi, je les rejoignais entre deux clients.»

Un verre à la pompe

Pendant plus de 20 ans, Benoît a été le gérant d’une station-service située aux abords d’une petite ville wallonne d’environ 16.000 habitants. Ni moins chère, ni plus hospitalière qu’une autre, sa pompe a pourtant été le lieu de rassemblement de dizaines de citoyens locaux, principalement en fin de semaine, lorsque l’après-midi touchait à sa fin. «Au début, je ne laissais pas les gens s’installer avec leur consommation de peur qu’il y ait des débordements, se souvient-il. Ce n’est que quand des connaissances ont commencé à papoter avec leurs amis que j’ai été rassuré.» Le phénomène a ensuite pris de l’ampleur. Souvent, ces passants ne prenaient pas d’essence, mais achetaient un casier de bière qu’ils partageaient sur place.

Pourquoi là et pas au café? «Avant tout pour le prix, moins cher que partout ailleurs, pense le tout récent retraité. Puis la station était bien placée, hors de la ville, pas loin des axes routiers, mais malgré tout un peu dissimulée en cas de passage de la police…» Lors des dernières années passées par Benoît à la tête de la station, il était de notoriété publique que l’arrière-jardin était accessible avec ses tables et ses chaises. «Ça me plaisait bien, se remémore-t-il. Il y avait une bonne ambiance, parfois des éclats de rire et moi, je les rejoignais entre deux clients.» La pompe est devenue un lieu de rassemblement, surtout pour les ouvriers du coin. Il arrivait même que certains patrons téléphonent pour demander à Benoît de mettre un casier au frais pour telle heure… qu’ils offraient à leurs employés.

Cette tendance à la transformation de lieux de services en espaces de sociabilisation a l’avantage de répondre sans grand frais à plusieurs besoins, puisqu’elle garantit un accueil au plus grand nombre, le mélange des générations et des classes ou encore la rupture de l’isolement. «Ces points de condensation ont du succès parce qu’ils cumulent un certain nombre d’éléments qui font accepter l’idée de vivre de manière collective avec des gens que l’on ne connaît pas forcément, soutient Gery Leloutre. Ce sont des endroits où l’on peut se rendre sans rechercher un contact prévu, mais en sachant que l’on y croisera automatiquement quelqu’un et que l’on pourra y vivre un moment positif.» Quant à savoir comment ces «non-lieux» deviennent soudainement des zones de rassemblement, l’urbaniste et architecte évoque des opportunismes, ainsi que des tailles et des accessibilités idéales. «L’intensification de la population et la réduction de la tolérance à la distance accentuent également la mue de certains espaces.» Des «non»-lieux, vraiment?

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