On y vient pour une coupe, une couleur, un brushing… mais pas seulement. Dans ce lieu où le client se laisse totalement aller, parfois entre les mains d’un inconnu, il ne s’agit pas que de cheveux.
«Je n’aime pas changer de crémerie», lâche d’emblée Aurore, 46 ans, infirmière et mère de deux jeunes adolescentes. Elle vient se faire coiffer chez Karima toutes les huit semaines, le samedi, à 14 heures. Un léger balayage, un shampoing et un brushing: un peu plus de deux heures, 80 euros. Tous les trois mois, elle fait «reprendre» sa coupe. «C’est un cocon, ici. Je me fais chouchouter et l’accueil est très chaleureux.» En se faisant coiffer chez Courant d’Hair, Aurore s’offre aussi la possibilité de «couper», de s’extraire de son quotidien qui lui absorbe beaucoup de son temps et de son énergie. «Karima me fait vraiment du bien.»
D’après les statistiques, un Belge se rend chez le coiffeur, en moyenne, cinq fois par an. En Belgique, selon les données de Febelhair, la fédération professionnelle des coiffeurs, le secteur recense 3.200 salons et 23.232 coiffeuses et coiffeurs. Pas un quartier, pas un village, pas un centre commercial qui ne compte son enseigne. C’est aussi l’un des plus vieux métiers du monde. Des textes l’attestent, dans la Grèce et la Rome antiques, les coiffeurs avaient déjà une réputation de bavards. Ainsi cette blague, qui daterait du Ve siècle avant J.-C.: «Je vous les coupe comment?», demande le coiffeur. «En silence», répond le client.
Dans ce lieu où l’on se laisse totalement aller, parfois entre les mains d’un inconnu (le plus souvent une inconnue, plus de 80% des coiffeurs sont des femmes), il ne s’agit pas que de cheveux. Il trouve un peu, dans les salons d’aujourd’hui, ce qu’il trouvait au bistro dans les années 1970: de l’écoute et de l’intimité. Pour certains, comme les personnes âgées isolées, c’est parfois la seule occasion d’avoir un échange.
A sa coiffeuse, Aurore confie ce qu’elle raconte comme à «une très bonne copine», les bêtises de ses enfants, les soucis professionnels, même les prises de bec avec son compagnon… Pour ses cheveux, en revanche, elle tient sa langue. Elle les porte courts, légèrement dégradés pour leur donner du volume. Une coupe classique et fonctionnelle. S’il lui venait l’envie d’une extravagance, Karima est inflexible: «Un bon coiffeur, c’est quelqu’un d’honnête et qui ose dire non.» Pas question de se plier aux caprices des clientes parce qu’«elles cèdent d’abord à leurs émotions».
Avec Karima, c’est une histoire qui dure depuis douze ans. «On se connaît bien maintenant. Elle a compris mes cheveux et elle m’a comprise, moi. Elle se souvient de ce qu’elle m’a fait deux mois avant. Elle sait qui je suis. C’est génial, non?» Comme Aurore, «85% des clients sont fidèles à leur coiffeur, note Patrick Dumont, vice-président de Febelhair et gérant de trois salons Imagin’Hair. Un des adages répandus dans les salons affirme que « les femmes sont plus fidèles à leur coiffeur qu’à leur mari ».»
Pourquoi cet attachement est-il si fort? Fouler la porte d’un salon de coiffure, c’est entrer dans un univers particulier. Il y a d’abord cet espace fermé, intime, dans lequel la personne qui vient se faire coiffer entre en confiance avec son coiffeur. Il est celui qui reçoit les petites confidences, couvertes par le bruit des sèche-cheveux et de la musique. Ce rôle d’écoute est inhérent à la profession. Les études menées dans plusieurs pays européens par L’Oréal Professionnel, filiale dédiée aux enseignes de coiffure, montrent que les coiffeurs consacreraient, en moyenne, «2.000 heures par an, soit cinq heures par jour, à écouter leurs clients». Les sujets de conversation sont à peu près partout les mêmes: le pouvoir d’achat, les enfants, le mari, les vacances, la météo… et les cheveux, bien sûr. «Etre coiffeur, c’est souvent être « psy ». Il faut apprendre à écouter avec réserve et à réagir peu, insiste Patrick Dumont. Mais, attention, chez moi, les équipes sont prévenues: elles prêtent l’oreille, mais elles ne sont pas là pour donner des conseils, pour intervenir dans les problèmes des clients.»
Fouler la porte d’un salon de coiffure, c’est ensuite pénétrer dans un endroit feutré, aseptisé. La tenue, en effet, doit être irréprochable et rappelle celle que portent les personnels de santé. Certains salons ressemblent presque à une annexe d’un établissement hospitalier. Car on y pratique aussi des soins, ceux du cheveu mais également ceux du corps. Chez le coiffeur, le client se laisse toucher, shampooiner, masser. C’est l’un des rares lieux où il s’abandonne et offre une partie de son corps. Ce qui ouvre naturellement les vannes de la parole.
Aller chez le coiffeur, un élément premier d’identification
Ce professionnel fournit, en tous les cas, bien plus qu’une simple relation de service. Les moments de fragilité partagés renforcent ainsi ce lien. Sous la lumière crue du salon, les cheveux mouillés, il vous voit dans des états vulnérables. Ce qui favorise un sentiment de proximité et de familiarité, des composants clés de l’attachement. Au point que naissent des amitiés. «Vous savez, moi, ça fait plus de 30 ans que je suis dans le métier. Donc, j’ai parfois trois générations de clients, note Patrick Dumont. On coiffe les parents, les enfants et même les petits-enfants. Alors, il arrive qu’avec certains d’entre eux, on se lie d’amitié.»
«Dans nos sociétés désacralisées, certaines séances deviennent souvent de véritables rites de passage.»
Cette partie du corps que le client confie à des mains souvent familières incarne un morceau de soi-même. «Le cheveu est un donné immédiat, brut, massif, de ce que l’on reçoit de l’autre. Un élément premier d’identification. Et, réciproquement, un élément d’identité de soi fourni aux autres. Si le cheveu décrit l’apparence, il ne s’en tient pas là. Il participe à la formation des traits identitaires de la personne», écrit le sociologue Michel Messu dans Un ethnologue chez le coiffeur (éditions Fayard, 2013). Il couronne ainsi le visage, marque la présence de la personne, affiche son individualité par rapport au groupe et à la société. «Dans cet individualisme mondialisé, nous cherchons aujourd’hui à donner une image différente des autres. La norme ne vient plus de l’extérieur. Elle est une création de nous-mêmes», stipule encore Michel Messu, professeur honoraire à l’université de Nantes.
Bref, chacun cherche à se fabriquer une personnalité et la coupe de cheveux en fait partie. D’où l’enjeu, très important, de confier sa tête, une partie de sa personnalité, au coiffeur. Et gare à lui s’il loupe une coupe, une couleur. Etrangement, si 85% des clients restent fidèles à leur coiffeur, «plus de 90% en ressortent déçus», selon Patrick Dumont. Les bouclées rêvent de lisse, les brunes, de blond, et tout le monde, de ce qu’il n’a pas. Vouloir l’impossible et accuser le coiffeur de ne pas le lui offrir, est un vieux classique. L’image que l’on a de soi serait tout simplement supérieure à la réalité. Mais les clients ne sont pas les seuls responsables. Chez le coiffeur, deux imaginaires se heurtent: celui du client, la manière dont il se voit, ce qu’il espère, et l’imaginaire du coiffeur. Celui-ci se fait une représentation, en fonction de ce que le client dégage. Karima, de Courant d’Hair, ne dit pas autre chose: «J’ai trois coiffeurs dans mon salon et, selon ce que je capte de la cliente, je l’oriente vers l’un ou l’autre. Expansif, calme, up to date, chacun a sa personnalité.»
En se rendant dans un salon, le client conserve secrètement l’espoir de se trouver, comme si le coiffeur détenait un pouvoir caché. «On aimerait que le coiffeur nous révèle à nous-même, poursuit le sociologue, qu’il nous aide à devenir une version améliorée de nous-même, cet être extraordinaire qu’on aimerait être.»
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Rites de passage
Les cheveux, les poils, les ongles sont les seules parties du corps que l’individu peut modifier à sa guise. Il peut les colorer, les friser, les lisser. «Tricher avec», également, en teignant les racines qui blanchissent, en passant du brun au blond. Pour le sociologue, le cheveu demeure un «objet social», et la façon d’ordonner la chevelure est un signe, un indice, une annonce. Dans nos sociétés désacralisées, certaines séances deviennent souvent de véritables rites de passage. L’humain intègre un âge ou un genre, une catégorie sociale, en passant entre les mains du coiffeur. Il y a particulièrement les boucles de la petite enfance qu’il coupe, pour entrer dans un stéréotype sexué. A l’adolescence, ensuite, où l’opposition aux parents commence aussi chez le coiffeur, par ces cheveux que l’ado veut longs, ou teints ou lisses, toujours différents en tout cas de ce que les adultes imposent. Plus tard, enfin, se succèdent des étapes, dont certaines se manifestent par des changements capillaires. Il y a la coupe soignée des petits qui entrent à l’école ou celle de l’entrée dans la vie active, comme pour signifier le passage vers l’âge adulte… Comme en témoigne Julien Meeùs, avocat, 32 ans. Adolescent et jeune adulte, il a longtemps porté les cheveux longs. «Dans mon milieu professionnel, ils faisaient un peu mauvaise impression. Ils évoquaient, je crois, un manque d’énergie, un laisser-aller. En coupant, j’ai gagné une image plus dynamique.» Pour Aurore, la transformation s’est produite plus tôt. «A 21 ans, je suis passée brutalement au court. Mes cheveux longs me renvoyaient à un statut de gamine. Avec le recul, je me dis que cela m’a permis d’afficher une position d’adulte, de m’affranchir de l’autorité de mes parents, en particulier de ma mère.»
Quand l’image de soi est ainsi fragilisée, aller chez le coiffeur est un moyen de «réparation narcissique».
«Changer de tête» n’est pas un vain mot. Une nouvelle coiffure accompagne souvent de nouvelles responsabilités. Au moment d’une rupture, d’un divorce, d’un deuil, nombre de coiffeurs voient des clients (des clientes, surtout) leur demander une coupe radicalement différente de celle qu’ils portaient auparavant. Couper les cheveux à la garçonne, les teindre en blond ou passer au carré révèlent ce que les psychologues appellent un processus de «transition de vie». Des épisodes qui peuvent être vécus négativement. Quand l’image de soi est ainsi fragilisée, aller chez le coiffeur est un moyen de «réparation narcissique» en quelque sorte. Le client en sort en effet différent de ce qu’il était en entrant. Pas seulement sur le plan de l’apparence, mais encore «intérieurement», puisque, aux dires des coiffeurs, il en sort rasséréné, plus enclin à la confiance en soi, plus optimiste. «Quand une cliente souhaite changer, il faut toujours dire oui, elle ne doit pas être frustrée. Et il n’y a jamais de regret, car une nouvelle coupe, c’est une nouvelle vie, une nouvelle énergie, rassure Patrick Dumont. Dans ce processus, je joue un rôle non pas de psy mais d’allié.»