Nathan Devers
Pour le philosophe Nathan Devers, la quête de soi nécessite de «s’assassiner spirituellement». © Pascal Ito

Nathan Devers: «Penser contre soi-même est un acte extrêmement violent, un suicide existentiel» (entretien)

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Dans Penser contre soi-même, l’écrivain français Nathan Devers pointe l’incompatibilité fondamentale entre religion et philosophie.

Par Elise Legrand

Tout le destinait au rabbinat. Son enfance, rythmée par les célébrations annuelles de Yom Kippour, laisse place à une adolescence dévote, consacrée à l’étude intensive du Talmud, aux recueillements quotidiens à la synagogue d’Auteuil et aux colonies de vacances en Israël. Puis, à 16 ans, Nathan Devers perd subitement la foi. Un «suicide existentiel», éveillé par sa rencontre bouleversante avec la philosophie. Dans son essai Penser contre soi-même (Albin Michel, 336 p.), l’écrivain français désavoue les carcans religieux, qui brident l’accès à l’altérité et à la «quête de soi». Contrairement à la philosophie, dont l’éloge du doute permet l’implosion de sa «caverne intérieure».

Vous postulez que la philosophie est incompatible avec la vie religieuse. En quoi ces deux approches sont-elles diamétralement opposées?

Dans l’histoire de la philosophie, il a évidemment existé des philosophes qui croyaient en Dieu. Et des croyants férus de philosophie. Des tas d’individus sont aujourd’hui engagés dans une vie religieuse, mais, parallèlement, font de la philosophie ou méditent. L’idée n’est pas d’être méprisant envers la religion, mais bien de pointer une incompatibilité fondamentale entre les deux disciplines. Certes, la religion et la philosophie ont pour dénominateur commun l’envie d’essayer d’explorer, d’investiguer la question sublime, magnifique, métaphysique, du sens de la vie. Mais la grande différence, c’est que dans la vie religieuse, le sens de la vie est donné, imposé aux croyants. Ce n’est pas un vrai objet de questionnement. La vie religieuse impose aux individus ce qu’on pourrait presque appeler un «mode d’emploi existentiel»: on sait pourquoi on a été créé, on sait globalement quel est le sens de notre présence sur Terre, quelle est notre mission. Notre mode de vie n’est pas un objet de liberté: on sait comment on doit agir, ce qu’on doit faire et quand on doit le faire. La religion dicte également ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas: dans nos bibliothèques, certains livres sont sacrés et doivent être lus, et d’autres sont profanes. Evidemment, tout dépend aussi des religions. Certaines imposent des dogmes inflexibles, d’autres accordent un peu plus de souplesse. Mais globalement, même si on peut toujours réfléchir (faire de la théologie, par exemple), il y a un petit paquet de certitudes qu’on ne remettra pas en question.

La philosophie, a contrario, offre davantage de liberté?

Oui. Même si la philosophie n’est pas totalement désincarnée – elle peut aussi obéir à une certaine pratique, une éthique, une morale, des règles –, sa mission est complètement différente de celle de la religion. L’idée n’est pas de vouloir obéir à une vision du monde préfabriquée, prédéfinie ou imposée par une tradition. Mais bien de «faire imploser la caverne». Partir du principe que le sens de la vie ne tombe pas du ciel, mais que c’est à nous de le créer. C’est très difficile à vivre au début, car il faut faire le deuil de cette vision religieuse. Réaliser que ce n’est pas un Dieu qui nous a créé, que ce n’est pas lui qui a voulu notre existence, cela remet tout en question. Cela questionne notre présence sur Terre. Ça change évidemment aussi notre rapport à la mort. Quand on est religieux, la mort, en quelque sorte, n’est pas un drame. Elle peut être triste à vivre, mais d’un point de vue métaphysique, elle n’est pas dramatique: on sait très bien pourquoi on meurt et ce qui nous attend ensuite. Cela change aussi notre rapport à l’amour, à la postérité, à la morale. Bref, tout est remis en question. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que des tas de bouquins ont été écrits sur «comment réinventer une moralité» ou «comment repenser la mort en étant athée». Mais une fois ce deuil passé, la philosophie revêt justement quelque chose d’excitant: quand on réalise que c’est à nous de créer le sens de la vie, émerge alors une véritable jubilation par-delà le chagrin.

Cette différence entre les deux approches puise-t-elle aussi sa source dans la genèse de ces deux vocations? On peut naître croyant, mais on ne naît pas philosophe: on le devient.

Tout à fait. Un des marqueurs de la religion, c’est qu’elle est reliée à la naissance. Evidemment, certains se convertissent ou deviennent religieux au cours de leur vie. Mais globalement, la transmission fondamentale de la religion se fait des parents aux enfants, ou en tout cas d’une génération à une autre. C’est cela qui, à titre personnel, m’a fait m’éloigner de la religion. Car la naissance est le phénomène au monde qui relève le plus du hasard. C’est ce qu’on appelle, en philosophie, la contingence: c’est un événement qui aurait pu ne pas exister ou qui aurait pu exister autrement. Rien ne légitimait le fait que je naisse en France, à telle période, dans telle famille, dans tel milieu social. Et que je reçoive, à partir de ce milieu, telles ou telles croyances. Si j’étais né ailleurs et autrement, j’aurais peut-être défendu avec tout autant de certitude intérieure des dogmes absolument opposés. Si j’étais né musulman, et pas juif, je n’aurais pas du tout porté le même regard sur le prophète Mahomet ou sur le Coran. Ou sur les catholiques. En réalité, toutes les religions se construisent en voulant rendre absolu quelque chose de relatif. C’est cela qui, à mon avis, est le plus grand problème des religions chez les adeptes du jansénisme (NDLR: doctrine chrétienne basée sur la prédestination, qui postule que le salut ne serait accordé qu’aux élus, sans tenir compte de la liberté et des mérites personnels). Le philosophe et théologien Antoine Arnauld (1612 – 1694) disait d’ailleurs que «la religion se construit sur une équivoque d’erreurs». Chaque croyant estime que sa religion est «la vraie religion» et donc, par extension, que les autres religions sont illégitimes.

«La philosophie, c’est avant tout une révolution intérieure, une quête existentielle avec son âme, mais aussi avec son corps, son esprit, son histoire incarnée.»

Malgré cette opposition, ne peut-on pas trouver, dans la philosophie, une forme de continuation de la religion?

Certes, les deux disciplines ont ce point commun qui est la quête de sens. Mais je pense quand même que cette quête suppose d’abandonner totalement ses réflexes religieux. L’attitude religieuse face au réel est paradoxale. Le croyant, quand il se pose une question, en connaît toujours plus ou moins la réponse. Bien sûr, les religieux réfléchissent, ils peuvent s’interroger sur l’existence de Dieu. Mais ils savent qu’ils vont toujours finir par répondre: «Oui, Dieu existe.» Descartes, quand il entame la rédaction des Méditations métaphysiques, sait très bien que, 60 pages plus tard, il démontrera l’existence de Dieu, même s’il fait semblant de douter de tout. Par contre, la philosophie ne peut être que radicale, en ce sens que, quand elle se retrouve face au questionnement, elle accepte de tout abandonner, de se diriger vers n’importe quelle réponse, au risque de se révolutionner elle-même, de changer profondément, de renier les thèses existantes. C’est en cela que je pense qu’il n’existe pas de continuation totale entre les deux approches.

Vous résumez cette idée en écrivant que la philosophie permet de «penser contre soi-même».

Tout à fait. Penser contre soi-même, c’est vraiment la condition d’entrée dans la philosophie. C’est un acte extrêmement violent. C’est que j’appelle dans mon livre le «suicide existentiel». A un moment donné, on décide de s’assassiner spirituellement, de repartir de zéro, de tuer en soi tout ce qui existe de certitudes, de préjugés. Mais aussi, sur le plan pratique, tout ce qui existe d’habitudes, d’accoutumance. C’est abolir toutes les valeurs qui régissent son existence. Cette logique, on la retrouve chez tous les philosophes. Par exemple, dans le mythe de la caverne, Platon montre que les prisonniers, quand ils sont libérés et qu’ils deviennent philosophes, sont malheureux. Ils veulent retourner dans la caverne. En réalité, ils doivent passer par cette forme de violence, bía en grec, pour devenir philosophes.

La religion, en raison de ses dogmes, ne permet pas cette forme d’altérité de la pensée?

Non, la religion ne permet pas de raisonner par la négation et de poursuivre une sorte de «quête ouverte». C’est ce qui distingue profondément la philosophie de la religion, mais aussi des idéologies, des habitudes, voire de certaines pratiques théoriques ou scientifiques. Je ne suis pas un antireligieux obsessionnel. Mon objectif est simplement de réfléchir sur la singularité de la philosophie.

Tous ces carcans dogmatiques ne sont pas le seul apanage de la religion. Ils peuvent être le résultat de l’héritage familial ou d’une pensée politique, par exemple. Comment s’en affranchir?

Exactement. L’idée est donc de tenter de s’arracher au lieu de sa naissance, de quitter sa terre natale. C’est une véritable migration intérieure. C’est accepter de se défusionner de soi, de prendre une distance, qui n’est pas forcément du déni, mais qui soit un véritable éloignement par rapport à ce qui s’est constitué en nous sans avoir eu voix au chapitre. Descartes l’écrit très bien dans l’un de ses textes: «Le problème de l’humain, c’est qu’il a été enfant avant d’être adulte.» Dans ce temps de latence entre l’enfance et l’âge adulte, notre esprit se façonne. Notre humanité et notre identité se forment, mais elles se forment sans nous, sans qu’on soit consulté ou, du moins, sans qu’on soit autonome. Et la logique de la philosophie, c’est d’essayer de réparer ce conditionnement, cette détermination dans laquelle nous n’avons eu aucune fonction. Cela impose d’abandonner, en tout cas d’avoir le plus grand scepticisme envers les idéologies, les carcans intellectuels, les habitudes de pensée. C’est pour cela que, personnellement, après avoir quitté ma religion, j’essaie de ne pas m’enfermer dans une religion de substitution, que ce soit dans certaines pensées politiques ou certains mouvements philosophiques. Car, in fine, tout peut servir de religion.

Alors que les dernières décennies ont été marquées par une forme d’émancipation religieuse, la religion revient en force aujourd’hui. Plusieurs sondages montrent que les 18-34 ans sont plus croyants que leurs aînés. Comment l’expliquer?

En France, et en Europe plus largement, la sortie de la religion ne s’est pas nécessairement très bien passée. Quand on s’émancipe de la religion, logiquement, ça laisse un vide. Un vide profond, dont il faut ensuite faire quelque chose. Qu’a fait l’Europe face à ce phénomène, dans les années 1950-1960? Elle a d’abord imposé des religions de substitution: c’était la grande époque des idéologies, du communisme, voire même d’un certain rapport religieux, presque eschatologique ou messianique, au capitalisme. A l’époque, le capitalisme était considéré comme un idéal, une utopie réalisée qui allait collectivement nous sauver. Il a ensuite fallu retourner dans le règne du vide. Toutes les idoles ont été détruites, donc il a fallu trouver des substituts. Certains ont pu les retrouver dans le divertissement, peut-être dans le nihilisme. Mais je comprends parfaitement que, dans ces conditions, une grande partie de la jeunesse, confrontée au vide, soit attirée par la religion et qu’elle s’impose tant dans la modernité.

A contrario, quelle place occupe la philosophie dans notre société contemporaine?

Elle a très peu de place, simplement parce qu’on ne lui en laisse à peu près aucune. Bien sûr, les facs de philo continuent de fonctionner. Les philosophes participent un peu au débat public. Mais fondamentalement, l’idée que la vie philosophique puisse être un chemin possible pour sortir des idéologies, de la religion, des idoles, n’est pas assez investiguée. On relègue la philosophie à quelque chose de très abstrait, de très intellectuel, de livresque. C’est une affaire de connaissance, une matière qu’on apprend à l’université. Une discipline de rat de bibliothèque. On oblitère le fait que la philosophie est avant tout une révolution intérieure, une quête existentielle avec son âme, mais aussi avec son corps, son esprit, son histoire incarnée. La perspective de la philosophie comme trajet de vie n’est pas explorée, et c’est dommage. Mais je n’ai absolument aucun mépris pour les jeunes attirés par la religion. Au contraire, je pense que cela témoigne d’une volonté de quête en eux. Et j’ai du respect pour les quêtes, quelles qu’elles soient.

«La vie religieuse impose aux individus une sorte de “mode d’emploi existentiel”.»

La religion n’est donc pas forcément dénuée de vertus?

Non. Dans cet essai, j’ai voulu être radical et assez violent, mais je n’ai pas voulu être méprisant envers la religion. Certains philosophes ont été religieux dans leur jeunesse et, aujourd’hui, estiment que c’est quelque chose de minable, de méprisable, un truc d’imbéciles. Ce n’est pas du tout ma vision. Car il y aussi dans la religion quelque chose d’absolument central, dont on parle assez peu: la poésie. C’est cette dimension poétique aussi, qui séduit. Certains textes sacrés, certaines prières sont absolument sublimes. La religion, c’est d’abord un rapport poétique au réel, un rapport d’émerveillement. La vie religieuse, c’est une vie où on s’émerveille de la nature, où on s’émerveille d’exister. Ce qui fait peut-être défaut dans notre modernité: outre une crise de la philosophie, nous faisons aussi face à une crise de la poésie. La poésie est un art en voie de disparition, en tout cas en Europe, et je trouve ça très grave. Plus personne ne lit de la poésie contemporaine, plus personne n’en écrit. Et cela traduit quelque chose de très profond du rapport que nous avons au réel en tant que non religieux.

La philosophie continue tout de même de séduire certains jeunes, notamment à l’université. Quel rapport entretiennent les étudiants avec la discipline?

En tant que professeur de philosophie, lors de ma première séance de cours, j’adore demander à mes élèves ce qu’ils «foutent là». Je refuse de faire une introduction classique: je cherche à démontrer que philosopher, cela se fait avec la totalité de son être. Avec son cerveau, sa raison, son entendement et ses concepts. Mais aussi avec son histoire propre, et donc avec des choses qui, de prime abord, ne sont pas «philosophiques»: ses désirs, ses angoisses, ses peurs, ses contradictions personnelles et les hasards de l’existence. Chaque année, j’entends des réponses formidables. Hormis quelques étudiants qui veulent devenir prof ou chercheur en philosophie, la majorité ne voient pas la discipline comme un métier. Ils ont d’autres aspirations. Ils veulent devenir humoriste, faire du cinéma, de la sociologie, du droit, de la psychologie, de la médecine. Mais au début de leur formation, ils tiennent à avoir deux ou trois années de philosophie. Comme si ça allait donner une forme de souplesse, de recul, de densité à leur vie. Et je trouve ça très intéressant. Il est évidemment nécessaire que certains se consacrent pleinement à la philosophie et que la recherche évolue. Mais ce que je trouve formidable et excitant, c’est l’idée que la philosophie n’a pas de place, pas de lieu. Quand vous êtes médecin, vous travaillez à l’hôpital ou en cabinet. Tous les métiers ou presque ont des lieux consacrés. Mais pas la philosophie. C’est une discipline qui doit être absolument partout dans la cité, qui n’a pas de méthode unique et qui peut, d’une certaine manière, s’approprier le réel dans toute sa richesse, dans toute sa complexité. C’est pour ça que je définis la philosophie comme l’art de la jeunesse, l’art de devenir jeune. Pas jeune au sens biologique du terme, avoir 20 ou 30 ans. Mais jeune dans son rapport au réel, qui passe par la négation et l’altérité. Ne pas être un automate plongé dans les logiques du réel et n’ayant plus de prise là-dessus. C’est ça, avant tout, la tâche de la philosophie: apprendre à devenir quelqu’un qui est jeune face au monde.

La philosophie peut aussi s’ériger en système, dogmatique, et conduire parfois à la violence.. © Getty Images

La religion entraîne avec elle son lot de dérives. L’actualité sanglante à Gaza le prouve encore aujourd’hui. La philosophie peut-elle susciter de tels dévoiements?

Bien sûr. On le voit dès les origines de la philosophie: Platon a travaillé pour un tyran, Denys de Syracuse. Il a été son employé, son conseiller du prince. Il a fait partie intégrante de son dispositif de tyrannie. Cette tentation de se trahir soi-même en tant que philosophe a existé tout au long de l’histoire de la discipline. Au XXe siècle, Heidegger est sorti violemment de sa religion de naissance, le catholicisme, et a ensuite rejoint le national-socialisme. Il a soutenu des philosophes marxistes ayant défendu bec et ongles la politique de l’URSS, malgré les goulags. Et aujourd’hui, ces dérives existent encore. La philosophie est une discipline qui peut s’ériger en système, qui peut redevenir dogmatique, qui peut retrouver une dimension religieuse en un sens. Car cette part de questionnement, de liberté qui existe chez tous les philosophes peut très souvent conduire à une pente vers la rigidité, vers la bêtise. La bêtise conceptuelle, la «bêtise intelligente» certes, mais la bêtise quand même. Et parfois vers la violence. C’est pour cela que dans mon livre, je fais l’éloge pas tant de la philosophie, mais plutôt du verbe philosopher. La nuance est importante. Philosopher, c’est tenter de penser contre soi-même, de faire primer le doute par rapport à la certitude, de préférer les questions aux réponses, d’être sans cesse en quête ouverte, en quête de soi. C’est une sorte de voyage sans destination, ou du moins dont on réinvente sans cesse la destination.

«Je ne suis pas un antireligieux obsessionnel», estime le philosophe Nathan Devers. © Pascal Ito

Bio express

1997

Naissance, à Suresnes (France).

2016

Entrée à l’Ecole normale supérieure.

2019

Publication de son premier essai, Généalogie de la religion (Editions du Cerf).

2020

Agrégé de philosophie.

2020

Ciel et terre (Flammarion).

2021

Espace fumeur (Grasset).

2022

Les Liens artificiels (Albin Michel).

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