Elle n’a l’air de rien, cette bicyclette arrêtée au feu rouge, parmi quelques autres. A Bruxelles, le nombre de cyclistes ne cesse de croître. Depuis 2010, il progresse de 12% en moyenne, selon les chiffres de l’Observatoire du vélo bruxellois en 2024. Certes, on vient de loin. Et la pratique du vélo diffère fortement d’une région du pays à l’autre, et des milieux urbains aux milieux ruraux. Mais on ne peut plus ignorer, désormais, qu’il constitue un des modes de déplacement possibles, tout en restant un objet de loisirs. Tout un système économique s’est élaboré autour de lui. Vanté pour son influence positive sur l’environnement et sur la santé publique, il fait l’objet de formations à la conduite dès l’école primaire. Et chaque année, des milliers de cyclistes y recourent dans des manifestations de type «masse critique», pour affirmer leur place dans l’espace public et, en groupe compact et impénétrable, résister à la pression automobile jugée trop forte.
Mais le vélo n’est pas aussi innocent qu’il y paraît. On ne le pratique pas de la même manière selon que l’on soit femme ou homme, issu de classes favorisées ou non, vivant sur un territoire qui lui soit adapté ou non. La bicyclette n’est pas imperméable aux rapports de force qui traversent la société; elle en est aussi le moteur. C’est «un outil de gouvernement des corps, l’instrument d’importants mécanismes de mise en ordre symbolique», affirme le sociologue David Sayagh, maître de conférences à l’université Paris-Saclay et auteur de l’ouvrage Sociologie du vélo (1). En selle…
Femmes et hommes ne sont pas à égalité par rapport à la pratique du vélo. Ni dans le passé, où elle était accusée de provoquer l’infertilité des femmes, ni aujourd’hui, où femmes et hommes n’y recourent toujours pas de la même façon, pour les mêmes raisons et dans les mêmes lieux. Pourquoi?
Parce qu’on vit dans une société qui ne socialise pas les hommes et les femmes de la même manière. Le vélo est considéré comme un mode de déplacement qui peut être dangereux et qui est aussi lié à la mécanique, donc, selon les stéréotypes, au masculin. On sait par ailleurs que d’une manière générale et dès l’enfance, les femmes sont moins incitées que les hommes à occuper l’espace public et à s’investir dans des sports très physiques. Tout cela explique que l’on n’encourage pas les femmes à rouler à vélo ni à prendre ce genre de risques. Il est vrai que les statistiques sont parlantes: en roulant en deux-roues pendant une heure en France, on a huit fois plus de chances de subir un accident et trois fois plus de chances d’en mourir que si l’on se déplace en voiture.
«Plus un individu est diplômé, plus il y a de probabilités qu’il pratique le vélo.»
A l’adolescence en particulier, les jeunes femmes ont plutôt tendance à se détourner du vélo. Comment l’expliquer?
L’adolescence est une période durant laquelle les jeunes femmes ont tendance à renforcer les dispositions sociales, les manières de pensée et d’agir qui leur ont été durablement inculquées depuis leur naissance. Une grande partie d’entre elles ont ainsi par exemple incorporé l’idée que l’effort intense, dans le but de renforcer le corps, est l’apanage des garçons. Contrairement à ceux-ci, elles évitent aussi de s’aventurer, seules, dans des lieux publics qu’elles ne connaissent pas, y compris à vélo parce qu’on leur a appris depuis toujours que de telles sorties étaient risquées. Tout cela constitue des freins importants à l’utilisation du vélo par les femmes, que l’on a tendance à confiner dans la sphère domestique. On observe d’ailleurs que les adolescents occuperont l’espace de manière très visible avec un BMX (NDLR: vélo tout-terrain à cadre court et muni d’un seul frein arrière), par exemple, alors que ce n’est pour ainsi dire jamais le cas d’adolescentes. Autre illustration de la place des hommes et de leur vélo dans les rues: les livreurs à vélo sont à 98% des hommes.
En Belgique comme en France, nombre de parents considèrent comme évident que leurs enfants apprennent à rouler à vélo. Or, c’est le plus souvent le père qui se charge de cet apprentissage et ce dernier n’est pas le même selon qu’il s’adresse à une fille ou un garçon. Pourquoi?
Le fait que le père se charge le plus souvent de cet apprentissage renforce en effet les inégalités et les stéréotypes de genre, donc, en filigrane, la domination masculine. En outre, durant l’adolescence, on observe que les pratiques qui mettent en présence pères et filles et mères et fils se font plus rares.
La pratique du vélo par les enfants et adolescents tend à diminuer. N’est-ce pas paradoxal alors que l’image du vélo est plutôt valorisée aujourd’hui?
La pratique du vélo diminue de toute manière pendant l’adolescence mais il est encore plus vrai que les adolescents de 2025 roulent moins en deux-roues que ceux des décennies précédentes. Pourquoi? D’abord parce que la société est perçue comme globalement moins sûre, ce qui pousse nombre de parents à conduire leurs ados en voiture sur le lieu de leurs activités. Les parents sont moins enclins à laisser leurs enfants se déplacer seuls dans l’espace public à cause de la forte médiatisation des faits divers. Le rôle des parents a également évolué et est devenu plus exigeant: on considère qu’il serait irresponsable de leur part de ne pas se soucier de la mobilité de leurs enfants. A ce tableau, il faut ajouter le fait que la desserte en transports en commun est meilleure qu’avant et que parfois même, ce type de déplacements est gratuit pour les adolescents. Enfin, les établissements scolaires du secondaire sont en général plus éloignés du domicile que les écoles primaires, ce qui peut expliquer que les élèves ne s’y rendent plus à vélo. Il faut préciser aussi que le rapport au vélo diffère selon le milieu social dont on provient: plus ce milieu est populaire, plus la voiture constitue une sorte de Graal.
Dans votre ouvrage, en effet, vous démontrez que la population au niveau socioéconomique le plus élevé a tendance à davantage pratiquer le vélo que les autres classes sociales. Est-ce parce que la voiture demeure un marqueur social pour la population la moins favorisée?
Oui. Plus vous êtes issu d’un milieu populaire et plus la voiture représente à vos yeux un signe de réussite sociale. En revanche, le vélo, lui, est associé soit à l’enfance, soit à la pauvreté, mais en tout cas à quelque chose de ringard. Cette image se modifie toutefois un peu avec l’arrivée des vélos à assistance électrique, qui ressemblent plus au vélomoteur ou au scooter qu’à la bicyclette. Ne nous méprenons pas: ceci n’exclut pas que l’élite valorise elle aussi la voiture comme signe de réussite. La différence réside dans la dépendance éventuelle à la voiture. Les classes populaires n’ont généralement pas le choix pour leur mode de déplacement. Le signe distinctif des classes dominantes n’est pas tant le fait de se déplacer à vélo que de pouvoir choisir délibérément cette option parmi d’autres. Si vous habitez dans une commune isolée, où les prix des logements sont plus abordables, vous n’allez pas recourir au vélo pour vous déplacer parce que ce ne sera pas pratique. La situation est inverse dans les centres-villes, où les logements, plus coûteux, n’attirent pas le même type de public et où les infrastructures sont plus adaptées à la pratique du vélo. On observe aussi une incapacité des populations les plus vulnérables à répondre à l’injonction de prendre soin de son corps en roulant à vélo ou en marchant. Plus un individu est diplômé, plus il y a de probabilités qu’il pratique le vélo. Par ailleurs, les personnes de condition modeste, peu enclines à investir dans un antivol de qualité, sont plus susceptibles que d’autres de se faire voler leur vélo, alors qu’elles sont généralement moins couvertes par une assurance vol. On le voit: l’imbrication des inégalités territoriales et de genre est mêlée à des inégalités de classe.
Les classes sociales s’emparent en effet de manières diverses du vélo. A certaines époques, il est pratiqué plutôt par une certaine élite sociale puis, lorsqu’il se démocratise, par les classes populaires, qui y voient un instrument de liberté.
Historiquement, ce sont d’abord les représentants de la bourgeoisie qui l’ont utilisé. Dès lors que son acquisition a été plus accessible, dans les années 1930, le vélo est devenu une sorte de repoussoir pour eux. En revanche, il constituait un puissant symbole de liberté de la classe ouvrière. On le voit: le vélo est un miroir des transformations sociales et de l’évolution des rapports sociaux. Il est aussi un moteur de changement. Grâce à lui, des infrastructures routières ont vu le jour et le secteur des loisirs s’est développé. Les gouvernements s’en sont également saisis pour promouvoir leur action en matière de promotion de la santé publique.
Le recours au vélo pour les livreurs Uber doit-il être analysé comme un signe de fragilité sociale?
C’est effectivement un signe de fragilité et de précarité parce que si on proposait à ces livreurs d’effectuer leurs livraisons en voiture, ils le feraient de suite. Le choix qu’ils font de se déplacer à vélo est un choix subi. On observe par ailleurs qu’il s’agit en écrasante majorité de jeunes hommes, souvent racisés, issus de l’immigration et la plupart du temps sans papiers.
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Alors qu’il a jadis été accusé de provoquer l’infertilité des femmes, voire leur hystérie ou leur nymphomanie, le vélo constitue-t-il pour elles un outil de lutte féministe?
Oui. Il l’a été depuis le XIXᵉ siècle. Comme il a été un outil de lutte pour l’écologie, pour la sobriété et contre le capitalisme. Il existe une forte idée reçue selon laquelle le vélo a beaucoup fait pour l’émancipation des femmes. Ce postulat est, selon moi, non fondé. Le vélo, objet inanimé, n’a rien fait pour l’émancipation des femmes. Affirmer le contraire, c’est alimenter l’idée qu’elles sont incapables de s’occuper de leur propre sort. Or, on voit que les femmes se servent du vélo pour s’affranchir de certains codes vestimentaires qu’on leur impose, pour s’échapper de la sphère domestique ou pour prouver qu’elles sont à même de réaliser de vrais exploits sur le plan sportif. Autrement dit, tout le mérite de cette émancipation revient aux femmes. Le vélo, lui, est plutôt un agent de socialisation qui façonne nos manières d’être et d’agir, à contrecourant de l’émancipation des femmes. Regardez, par exemple, comment les vélos réservés aux petites filles sont conçus et quelle est leur couleur,,: ils sont équipés de garde-boue, ce qui n’est pas le cas des vélos de garçon, et parfois d’un petit siège pour bébé. Ainsi, ils appellent un usage domestique de ce mode de déplacement et orientent sans le dire ces futures femmes vers la fonction maternelle. Les vélos pour les garçons, eux, sont axés sur la vitesse et la compétition. Autrement dit, les vélos sont sexués. On voit régulièrement des garçons rouler sur la seule roue arrière de leur vélo, ce que les filles ne font pas. Symboliquement, cette pratique leur permet de montrer que le vélo n’est pas leur mode de déplacement, qu’ils ne sont plus des enfants, qu’ils ne sont pas non plus des filles, et que la rue est leur espace de jeu.
Aujourd’hui encore, le Tour de France des femmes est réglementairement conçu pour être beaucoup plus allégé que celui des hommes: le nombre et la longueur des épreuves, l’importance du dénivelé et les sommes attribuées à celles qui gagnent sont nettement inférieurs. Pourquoi?
Longtemps, le cyclisme de compétition est resté quasi fermé aux femmes. Les courses exclusivement féminines étaient considérées davantage comme des curiosités que du sport véritable. Le premier championnat de France de cyclisme consacré aux femmes a par exemple été créé en 1951, soit 44 ans après la version masculine. Le Tour de France féminin actuel est en effet pensé pour être moins spectaculaire, entretenant l’idée que les femmes sont moins performantes que leurs homologues masculins. Or, la littérature indique aujourd’hui que les femmes seraient physiquement plutôt avantagées dans les épreuves relevant de l’ultraendurance, donc aptes à battre des hommes sur ce terrain. Mais les règlements sont genrés.
Dans vos travaux, observez-vous que les cyclistes seraient plutôt politiquement marqués à gauche?
Ils ne sont pas si marqués à gauche que cela. En revanche, ceux qui se disent écologistes sont surreprésentés parmi les cyclistes. A contrario, les électeurs de l’extrême droite sont sous-représentés dans ce groupe. Peut-être parce que la majorité d’entre eux vivent dans un milieu rural où se déplacer à vélo est peu pratique. Ces différents éléments se renforcent mutuellement. Les pensionnés et les demandeurs d’emploi occupent eux aussi une faible place dans la communauté des cyclistes.

A partir de quand le vélo s’est-il imposé comme moyen de s’opposer à une société de consommation notamment basée sur l’automobile?
A vrai dire, le retour à une vie plus sobre est prôné dès la fin du XIXᵉ siècle. Mais disons que dès la fin des années 1960, la bicyclette est devenue le symbole de l’opposition à la doctrine du «tout automobile» et à la société de consommation. La politisation du mouvement écologiste, s’appuyant sur les cyclistes, s’observe surtout à partir des années 1970.
Comment interpréter, dans ce contexte, l’émergence des vélos en libre-service? Comme une néolibéralisation du vélo ou au contraire comme un moyen d’échapper à la toute-puissance de l’automobile, dans un esprit plus rebelle?
Un peu les deux. Le système, porté par des investisseurs privés, est rentable sur le long terme mais coûteux au démarrage. En revanche, il est bon pour la santé publique. Les vélos en libre-service sont partagés alors que le vélo constitue par nature un mode de déplacement individuel, vélos tandems et vélos cargos mis à part. Si l’on considère que certains individus disposent de plusieurs vélos, il est évidemment plus intéressant, en matière d’espace, de se partager un même vélo. En revanche, les vélos en libre-service ne permettent pas aux femmes, qui redoutent d’être agressées en rue, de se rendre d’un lieu à un autre en porte-à-porte.
Le message des pouvoirs publics, qui se sont emparés du vélo pour promouvoir un meilleur niveau de santé publique, est-il entendu par la population?
Oui. Quand on sonde les personnes sur leurs raisons de recourir au vélo, la santé vient en deuxième position (23%) derrière les motifs pratiques et le plaisir (24%). Quelque 17% avancent des arguments économiques alors que la question environnementale n’est évoquée qu’en cinquième position (11%). Pour un gouvernement, l’intérêt de promouvoir le vélo réside dans le fait que des milliards d’euros d’économie pourraient être réalisés en soins de santé en développant sa pratique parmi les citoyens.
«Les électeurs de l’extrême droite sont sous-représentés parmi les cyclistes.»
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En Belgique, la part modale du vélo avoisine les 5%, alors qu’elle pèse 9% en Allemagne, 18% au Danemark et 27% aux Pays-Bas. En Belgique, les pistes cyclables se développent et des voiries à sens unique sont rendues accessibles aux seuls cyclistes. Cela suffit-il à défendre une politique de mobilité en faveur du deux-roues ou le vélo est-il condamné à occuper une place de niche dans la panoplie des moyens de transport?
Les aménagements seuls ne suffisent pas. Il faut tout un système pour développer le vélo: agir sur l’éducation, la cyclo-logistique, la maintenance, le tourisme, l’urbanisme, l’architecture. Tout devrait être pensé en même temps. Une politique de développement du vélo qui se voudrait égalitaire devrait jouer sur tous les agents de socialisation et tout le cadre, l’école, la famille, les fédérations sportives, les règlements, les médias, les religions et le territoire. Ce qui est extrêmement difficile, dès lors que le vélo s’inscrit dans des logiques de distinction sociale, culturelle et sexuelle, notamment. Sans compter qu’il ne faudrait pas tomber dans des leçons de morale stigmatisantes pour les populations les moins favorisées, qui ne peuvent répondre à ces injonctions au nom de l’environnement et de la santé.
Les risques d’accidents, les vols, les altercations avec les automobilistes et les intempéries sont autant de raisons de ne pas pratiquer le vélo. Quel discours y opposer? Le seul argument écologique suffit-il?
Il faut en effet jouer sur tous les freins à la pratique du vélo. En France, 7% des gens ne roulent pas à vélo et 28% déclarent en avoir une faible maîtrise. Il faut donc s’intéresser à toutes les approches. Parmi celles-ci, la communication n’est qu’un petit élément. L’écologie n’est pas une priorité pour tout le monde.
Que change l’arrivée d’applications comme Strava, qui permettent aux sportifs de partager leurs performances, notamment dans la pratique du vélo?
Ces plateformes valorisent les normes masculinistes de la culture cycliste, c’est-à-dire la compétition, la puissance, le risque. Elles renforcent ainsi les rapports sociaux de sexe, de classe et de race. Le recours à des Strava jockeys, c’est-à-dire des gens qui sont payés pour pédaler à votre place et ainsi valoriser votre image sur ce genre d’applications est d’ailleurs interpellant.
(1) Sociologie du vélo, par David Sayagh, La Découverte, 128 p.Bio express
1987
Naissance à Pertuis (Vaucluse).
2018
Doctorat en sociologie (aménagement de l’espace, urbanisme) à l’université Paris-Est.
Depuis 2021
Maître de conférences–sociologue, responsable du master Politiques publiques et stratégies des organisations sportives (PPSOS) à la faculté des sciences du sport, université Paris-Saclay.