La ministre flamande du Climat, Melissa Depraetere (Vooruit), a appelé à réduire la vitesse sur les autoroutes à 100 kilomètres par heure. Elle souhaite ainsi suivre l’exemple néerlandais. Mais ses partenaires de coalition ont rejeté la proposition. Pourtant, une telle limitation de la vitesse n’a que des avantages, affirment les experts en circulation. Perte de temps, atteinte à la liberté ou manque de soutien populaire, tout cela serait des arguments fallacieux. «Plus c’est lent, plus c’est rapide.»
En 2005, l’association néerlandaise des automobilistes ANWB a publié un volumineux guide de voyage consacré à la Flandre. Un guide qui contient, outre un aperçu assez exhaustif des nombreux lieux touristiques, un petit paragraphe sur une autre particularité locale: les routes régionales qui «incitent à rouler vite, même si elles traversent des zones habitées. La N78, dans le Limbourg, est l’une de ces routes qui fait chaque année de nombreuses victimes.»
Le fait que ce soit précisément cette N78 qui soit mentionnée dans le guide n’est pas un hasard. Dès 1985, l’expert en mobilité Willy Miermans, un homme de la région, avait rédigé une tribune sur le lien entre les vitesses élevées et les nombreux accidents graves sur cette route. Pas moins de sept personnes ont perdu la vie sur cette N78, l’année où il a écrit cet article.
Aujourd’hui encore, cette route n’est pas un modèle de sécurité routière, même si, selon Willy Miermans, elle n’est plus la route mortelle qu’elle a été. «La vitesse maximale y a été réduite à 70 kilomètres par heure il y a une dizaine d’années», précise-t-il.
«Si je peux illustrer l’efficacité de cette mesure par une anecdote personnelle: mon beau-frère, jusqu’à sa retraite, était entrepreneur de pompes funèbres. Lors d’un réveillon de Noël en famille, il m’a raconté que cette année-là, il n’avait dû enterrer aucune personne décédée dans un accident sur la N78. Il n’avait jamais connu une telle année. Une première. Cela m’a un peu moins surpris. C’était l’année où la vitesse maximale avait été ramenée à 70.»
Le fait qu’aujourd’hui, sur la grande majorité des routes régionales flamandes, il ne soit plus permis de rouler à plus de 70 km/h est une réalisation de Ben Weyts (N-VA), ministre flamand de la Mobilité entre 2014 et 2019. Mais si la Flandre a choisi de réduire cette vitesse hors agglomération, la Wallonie, de son côté, l’a maintenue à 90 km/h. En 2023, elle a toutefois introduit une nouvelle limite de vitesse à 70 km/h sur les chaussées à voie centrale.
La mesure de Weyts s’est appuyée sur des données scientifiques. En 2014, soit deux ans avant l’instauration de la mesure, une étude avait été menée sur les routes régionales où cette réduction de vitesse avait déjà été appliquée. Le nombre d’accidents avec blessés graves et morts y avait diminué de 36%. Un effet similaire a été constaté lors de la limitation plus récente de la vitesse de 90 à 80 kilomètres par heure sur les routes rurales en France. Alors que sur d’autres routes le nombre de tués sur la route avait légèrement augmenté par rapport aux années précédentes, on a soudain enregistré 206 morts de moins sur les routes rurales.
Sous-estimation
«Le lien entre vitesse et sécurité routière a été démontré à de nombreuses reprises, explique Dirk Lauwers, professeur de mobilité à l’Université d’Anvers. Selon Vias, l’ancien Institut belge pour la sécurité routière, environ un tiers des accidents mortels seraient dus à une vitesse excessive. Ce serait une sous-estimation, suggère une étude britannique récente. Lorsqu’on détermine la cause d’un accident, on se base généralement sur les procès-verbaux de la police. Les chercheurs britanniques sont allés plus loin et sont arrivés à la conclusion que la vitesse jouait un rôle dans la moitié des accidents mortels.»
«Les chercheurs britanniques sont allés plus loin et sont arrivés à la conclusion que la vitesse jouait un rôle dans la moitié des accidents mortels.»
Cet impact meurtrier de la vitesse est fondamentalement une conséquence de lois physiques simples. Plus on roule vite, plus l’énergie cinétique est élevée et donc plus l’impact d’une collision est important. De plus, une augmentation de la vitesse entraîne aussi une hausse quadratique de la distance de freinage. D’après les calculs de Vias, un conducteur roulant à 90 kilomètres à l’heure sur une chaussée sèche a besoin d’environ 64 mètres pour s’arrêter. A une vitesse de 130 kilomètres par heure, cette distance grimpe à 134 mètres. Un facteur souvent négligé est le rétrécissement du champ de vision. Selon Vias, un conducteur roulant à 100 km/h dispose d’un champ de vision d’environ 45 degrés. A une vitesse de 130 km/h, celui-ci se réduit à 30 degrés.
Dirk Lauwers et son collègue Willy Miermans font référence à une règle bien connue en matière de circulation, selon laquelle une réduction de la vitesse moyenne d’un kilomètre par heure entraîne une baisse d’environ 5% du nombre de morts sur les routes. C’est entre autres pour cette raison que les deux spécialistes sont favorables à une réduction de la vitesse maximale sur les autoroutes. Cela dit, quelques nuances s’imposent.
«Une réduction de la vitesse moyenne d’un kilomètre par heure entraîne une baisse d’environ 5% du nombre de morts sur les routes.»
Paradoxe
Outre la vitesse elle-même, c’est aussi la différence de vitesse qui est un facteur important. «Une situation dans laquelle tout le monde se déplace à la même vitesse –un flux de circulation homogène– est plus sûre», affirme Dirk Lauwers. «Si la moitié des voitures roulent à 100, l’autre moitié à 120 ou plus, et que les camions roulent à 90, cela engendre beaucoup de manœuvres et de nervosité. Lors d’une récente campagne gouvernementale visant à économiser de l’énergie, on recommandait de rouler à 100. Il est vrai que cela permet de consommer jusqu’à 20% de moins, mais du point de vue de la sécurité routière, ce n’est pas une bonne idée.»
Surtout sur les routes très fréquentées, poursuit Dirk Lauwers, il est important que le trafic roule autant que possible à la même vitesse. «Des recherches sur la sécurité routière sur les périphériques d’Anvers, Bruxelles et Gand montrent qu’une limitation de la vitesse maximale à 80 pour les voitures et les camions garantit une meilleure sécurité. Mais il n’est peut-être pas nécessaire d’imposer cela partout. Je suis de plus en plus convaincu par une approche différenciée. Sur les portions plus fréquentées des autoroutes, on pourrait par exemple opter pour une vitesse maximale de 100, ou, sur les tronçons les plus calmes, maintenir la limite actuelle de 120. Une telle différenciation pourrait accroître l’adhésion de la population.»
Les grandes différences de vitesse ne sont pas seulement un fléau pour la sécurité routière. Elles sont aussi à l’origine d’un autre problème. «Nos embouteillages sont en grande partie causés par les différences de vitesse, explique Willy Miermans. A cause de ces écarts, les conducteurs freinent, accélèrent, doublent et freinent à nouveau. Les bouchons qui en résultent peuvent être évités grâce à des flux de circulation homogènes. Nous savons que la capacité des autoroutes est maximale quand tout le monde roule à environ 70 km/h. C’est un paradoxe que tout le monde ne semble pas encore comprendre. Plus on roule lentement, plus on va vite. Une vitesse maximale de 100 est en réalité un peu trop rapide, mais constituerait déjà une amélioration, tant pour la sécurité routière que pour la fluidité du trafic. Et dire que, aux Etats-Unis, la limite de 60 miles (97 kilomètres) par heure a été la règle pendant des décennies. Et cela dans le berceau de l’automobile.»
«Nos embouteillages sont en grande partie causés par les différences de vitesse.»
«Mesure pourrie»
A la suite du jugement sur les émissions d’azote, le Premier ministre néerlandais Mark Rutte a été confronté, début 2020, à un choix: ne plus construire de logements ni de routes, ou réduire la limitation de vitesse maximale sur certaines autoroutes de 130 à 100 kilomètres à l’heure.
Rutte a opté pour la seconde option. «Une mesure pourrie, avait-il déclaré à l’époque, mais cela permet de libérer de l’espace pour presque toute la construction de logements et pour des projets d’infrastructure». En fait, deux éléments posent problème: le CO₂ mais aussi les oxydes d’azote NO et NO₂ (qu’on appelle les NOx).
Deux ans plus tard, était-ce le bon choix, du point de vue de la problématique de l’azote? Les premières études montrent que l’effet de la mesure est décevant. A cause de la réduction de la vitesse, de nombreux automobilistes ont choisi des itinéraires alternatifs plus proches des zones naturelles, ce qui, dans certains cas, a même augmenté les dépôts d’azote à ces endroits.
«La réduction des émissions d’azote ne me semble de toute façon pas le meilleur argument pour limiter la vitesse maximale, estime Dirk Lauwers. L’impact de l’agriculture est bien plus important que celui de la vitesse du trafic. En revanche, la réduction de la vitesse a un effet déterminant sur le bruit, les émissions de CO₂, la consommation, les embouteillages et la sécurité routière. Voilà des arguments plus convaincants.»
Dans quelle mesure la réduction de la vitesse maximale a eu un impact sur les embouteillages et la sécurité routière aux Pays-Bas n’est pas encore totalement clair. Les premiers résultats d’enquêtes vont toutefois dans la direction attendue, et favorable. Un rapport récemment publié par les bureaux d’ingénierie Arcadis et Sweco fait état de 70% d’embouteillages en moins, de 22 morts de la route et 500 accidents en moins. D’après les chercheurs, ces baisses ne peuvent pas s’expliquer uniquement par les confinements, qui ont plus ou moins coïncidé avec l’entrée en vigueur de la mesure. Pour preuve: sur les autoroutes où la limitation de vitesse n’a pas changé, le nombre de victimes a diminué de 31%. Sur celles où la limite a été réduite à 100 km/h, cette diminution était de 56%.
Mesure punitive
Au fond, dit Willy Miermans, une telle réduction de vitesse n’a que des avantages. «Les opposants invoquent souvent la restriction de la liberté ou la perte de temps. Mais ce sont de faux arguments. En théorie, cela pourrait vous coûter quelques minutes sur un trajet de Bruxelles à Hasselt. En pratique, nos autoroutes sont tellement saturées qu’il est devenu quasiment impossible de rouler à du 120.»
«Les opposants invoquent souvent la restriction de la liberté ou la perte de temps. Mais ce sont de faux arguments.»
Fait remarquable: ce dernier point est aussi avancé par un opposant de taille. Dans un entretien récent accordé à Humo, Theo Francken (N-VA) qualifie toute limitation supplémentaire de mesure punitive inutile. «Je trouve que 120 km/h est déjà assez lent, a-t-il déclaré. L’infrastructure routière belge ne permet que rarement de rouler à 120. On n’atteint cette vitesse pratiquement que la nuit.»
Dirk Lauwers ne le conteste pas, mais répond par une question en retour. «Si l’on ne peut nulle part rouler à 120, pourquoi s’opposer à une réduction à 100? De toute façon, une baisse de la vitesse permettrait un flux de circulation plus homogène, donc plus sûr, moins sujet aux embouteillages et en fait plus rapide. De plus, il s’agit aussi ici d’une attitude à changer. Un changement de mentalité. Celui qui affirme que 120 km/h est déjà assez lent est tout simplement habitué aux hautes vitesses. Il faut se défaire de cette habitude. Peut-être que beaucoup de gens ressentiront d’abord ces 100 km/h comme un peu lent. Mais on s’y habitue. Comme nous nous sommes habitués à rouler à 50 km/h en agglomération.»
Ce changement d’attitude est peut-être l’étape la plus difficile. Un rapport détaillé de Vias décrit comment les excès de vitesse constituent l’infraction la plus meurtrière, mais aussi la plus tolérée. La tolérance envers la vitesse élevée est également plus grande lorsqu’il s’agit de sa propre infraction. Une explication possible, selon le rapport, est que la plupart des gens ont tendance à penser qu’ils conduisent mieux que les autres.
Les constructeurs automobiles n’y jouent certainement pas un rôle modérateur. Les voitures deviennent de plus en plus puissantes et rapides. A cela s’ajoute le confort accru, qui fait qu’aujourd’hui, 120 km/h paraît relativement lent. Il en va de même pour les SUV, très populaires actuellement. Avec leurs grandes roues, ils placent le conducteur plus haut, ce qui accentue encore la sous-estimation de la vitesse.
Soutien populaire
Peu après que les Pays-Bas ont instauré une limitation de vitesse similaire, l’association automobile VAB a demandé à 3.000 Flamands si cette mesure devait également être introduite en Belgique. Seuls 13% ont estimé que c’était une bonne idée.
Mais cet appui limité suffit-il comme argument? En la matière, l’introduction de la zone 30 aux abords des écoles est un cas intéressant. Cette mesure, instaurée en 2004, était une initiative de Bert Anciaux, alors ministre de la Mobilité dans le gouvernement arc-en-ciel Verhofstadt II. «Mais il n’y avait pas de soutien», se souvient BertAnciaux.
Les chiffres montrent que cette petite minorité avait raison. Un rapport de Vias révèle que la vitesse moyenne dans ces zones 30 est passée de 51 à 43 kilomètres à l’heure entre 2007 et 2015. La même source souligne que les accidents impliquant des piétons dans une zone 30 sont presque deux fois moins mortels que dans les zones où la vitesse maximale est de 50 kilomètres à l’heure. Selon la dernière étude, le soutien à la zone 30 a depuis grimpé à 60%.
«On peut créer un soutien, affirme aujourd’hui Bert Anciaux. Aussi sur le plan politique. En 2003, les libéraux étaient, tout comme aujourd’hui, contre la limitation de la vitesse. Pour réussir à faire passer cette zone 30, j’ai bloqué un autre dossier –je ne me souviens plus exactement de quoi il s’agissait, mais l’Open VLD y attachait de l’importance. En tout cas, suffisamment d’importance pour qu’ils abandonnent leur opposition à la zone 30 (rires). Parfois, la politique fonctionne ainsi.»
Selon Bert Anciaux, les responsables politiques se laissent aujourd’hui beaucoup trop guider par un soutien réel ou supposé. «A quoi servent encore les politiciens s’ils se contentent de suivre ce qu’un sondage indique comme opinion majoritaire?, se demande-t-il. Levez le doigt, sentez d’où vient le vent, et ajustez votre décision en conséquence. A ce compte-là, on peut aussi bien remplacer les politiciens par des sondeurs.»
Dogmes
Dirk Lauwers ne dit pas autre chose. Le soutien populaire n’est pas un élément statique, affirme-t-il. «Là aussi, les preuves sont nombreuses. Pour les mesures qui, à première vue, semblent restrictives, on constate que juste avant leur mise en œuvre, le soutien populaire est souvent au plus bas. C’était également le cas à Graz, la ville autrichienne qui, première en Europe, a instauré dès 1992 une zone 30 dans tout le centre-ville. Avant l’entrée en vigueur, à peine 30% des habitants soutenaient cette mesure. Dix ans plus tard, ils en avaient clairement perçu les avantages, et 81% y étaient favorables.»
«La science du trafic routier consiste à rendre les gens heureux contre leur gré.»
La science du trafic routier, selon Willy Miermans, consiste à «rendre les gens heureux contre leur gré». Le fait qu’une proposition visant à abaisser la vitesse maximale sur les autoroutes à 100 kilomètres à l’heure ne soit même pas jugée digne d’un débat, il l’attribue à un discours dominant de droite, fondamentalement irrationnel. «La droite aime présenter de telles propositions comme une politique paternaliste et liberticide. Les partisans sont étiquetés comme des dogmatiques, alors que les dogmes se trouvent clairement de l’autre côté. Les partisans d’une telle réduction ont des arguments rationnels, ceux des opposants sont irrationnels. Il n’existe AUCUN argument rationnel contre une réduction de la vitesse maximale à 100 kilomètres à l’heure. La liberté, ce n’est pas: chacun fait ce qu’il veut. La liberté a des limites. Même un libéral bleu foncé comme Mark Rutte l’a compris il y a deux ans.»
Autonome
Et pourtant. La probabilité que la ministre belge compétente suive l’exemple de Mark Rutte est, selon Dirk Lauwers, plutôt faible. «Le MR est peut-être encore plus farouchement opposé, dit-il. Et le fait que Lydia Peeters vienne du Limbourg joue probablement aussi un rôle. Elle doit se rendre quotidiennement à Bruxelles, sur une distance où une vitesse légèrement plus élevée permet de gagner quelques minutes. Dans le centre urbanisé, le soutien à une limitation de vitesse sera sans doute plus important.» Dirk Lauwers pointe en outre une mentalité difficile à combattre. «La voiture reste un symbole de liberté individuelle. « Ma voiture, ma liberté ». A un niveau plus large, ce débat touche aussi à ce que nous avons observé pendant la crise du Covid. Dans quelle mesure l’Etat peut-il s’immiscer dans notre comportement? Quelle est la limite de la liberté individuelle, et à quel moment entre-t-elle en conflit avec l’intérêt collectif?»
«A un niveau plus large, ce débat touche aussi à ce que nous avons observé pendant la crise du Covid. Dans quelle mesure l’Etat peut-il s’immiscer dans notre comportement?»
Dirk Lauwers prédit que le débat sur la vitesse maximale s’éteindra un jour, dans un avenir pas si lointain. «L’industrie automobile continue de présenter la voiture comme un puissant symbole de liberté. Mais une tendance inverse est également en cours. Quand j’étais encore étudiant, mon père m’emmenait à Louvain. Sur la chaussée entre Malines et Louvain, il roulait à 120. Aujourd’hui, cela paraît impensable, mais c’était autorisé à l’époque. De plus, il y a l’évolution vers les voitures autonomes. Dans une voiture autonome, on cède le contrôle de la pédale d’accélérateur à l’intelligence artificielle. Donc à la raison. Cela réduira inévitablement l’idée que l’on est soi-même maître de son véhicule. Mercedes commercialise déjà un modèle qui s’adapte automatiquement aux limitations de vitesse. Et très bientôt, les constructeurs automobiles seront obligés par l’Europe d’installer le système ISA (Intelligent Speed Assistance), un dispositif qui pousse automatiquement le conducteur à adopter la vitesse correcte. L’industrie automobile a réussi à éviter que l’ISA soit un système directif, mais cette tendance générale est irréversible. Cela semble encore relever de la science-fiction, mais j’estime qu’en 2050, nous roulerons dans des voitures sans pédale d’accélérateur ni volant. L’idée que la voiture est le summum de la liberté individuelle disparaîtra avec la pédale d’accélérateur et le volant.»