Automobile européenne
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Une nouvelle année difficile pour l’industrie automobile européenne: «Nous considérons toujours la voiture comme le successeur du cheval et de la calèche»

Erik Raspoet Journaliste Knack

La percée de la voiture électrique a plongé l’industrie automobile européenne dans une crise identitaire. Le slogan d’Audi, Vorsprung durch Technik, est devenu un slogan chinois. Cela n’étonne pas l’expert automobile Alain Visser. «La demande de voitures va encore chuter spectaculairement.»

L’industrie automobile européenne a de nouveau connu une mauvaise année. Les constructeurs peinent toujours avec l’électrification édictée par la Commission européenne. La Belgique constitue un des rares points lumineux, où l’électrification accélérée du parc des voitures de société sert de catalyseur à la transition. Mais une –petite– hirondelle ne fait pas le printemps. Le consommateur européen reste toujours réticent face au BEV (Battery Electric Vehicle), la voiture 100% électrique équipée d’une batterie et d’une prise, qui garde une image tenace, car jugée trop chère à l’achat et trop limitée en autonomie.

Plusieurs constructeurs européens ont néanmoins lancé, l’an dernier, leurs premiers BEV abordables, dotés d’une autonomie acceptable. Ils doivent toutefois rivaliser avec une gamme bien plus vaste de modèles chinois, moins chers et technologiquement supérieurs. Des atouts grâce auxquels des constructeurs comme BYD, SAIC, Geely, XPeng et NIO marquent désormais aussi des points dans le segment premium. Ironique, puisqu’au cours des dernières décennies, le marché chinois, en pleine expansion, a été une véritable vache à lait pour les constructeurs européens, surtout allemands. Ils y ont amassé des fortunes grâce à leurs voitures premium réputées supérieures.

De cette image d’exclusivité, il ne reste plus grand-chose. Les clients chinois du haut de gamme choisissent du made in China. Alors que le marché chinois des voitures électriques a progressé de 34% l’an dernier, les ventes de modèles électriques de VW, BMW et Mercedes ont chuté de pas moins de 46%. En outre, les ventes ont également plongé aux Etats-Unis, principalement en raison des droits de douane imposés par le président Donald Trump.

Mais il n’y a aucun pays où cette tempête fait davantage de ravages qu’en Allemagne. BMW tient encore plus ou moins le coup, mais Mercedes-Benz, et surtout Volkswagen AG, premier constructeur automobile d’Europe, agonisent. Volkswagen a dû annoncer, trois trimestres de suite, une perte de plus d’un milliard d’euros. Porsche, qui est traditionnellement la machine à cash du groupe, a vu son bénéfice chuter de 95%. VW Zwickau, une usine où sont assemblés plusieurs modèles électriques, est restée à l’arrêt pendant plusieurs semaines en raison de ventes décevantes. Des rumeurs de fermeture circulent même –chose encore impensable il y a peu en Allemagne, où VW représente à lui seul pas moins de 120.000 emplois directs.

Alain Visser suit tout cela avec beaucoup d’intérêt, mais ne s’en étonne guère. Ce marketeur anversois travaille depuis 40 ans dans l’industrie automobile et a rejoint Volvo en 2012. Le constructeur suédois avait alors été repris par le chinois Geely. Il est sans doute le seul à pouvoir se targuer d’avoir créé sa propre marque: Lynk & Co. Sœur de Volvo, elle a fait sensation lors de son lancement en 2016 grâce à des formules de leasing flexibles destinées aux particuliers. Visser a déménagé à Göteborg et se rendait à peu près chaque mois en Chine. Il y a deux ans, il a mis un terme à sa carrière chez Geely-Volvo, mais il reste un conférencier très sollicité, connu pour ses opinions à contre-courant sur l’essor irrésistible de la mobility as a service –un avenir où la voiture joue un rôle étonnamment modeste. Comment voit-il la crise existentielle de l’industrie automobile européenne?

Carlos Tavares, ex-CEO du groupe automobile Stellantis, prédit que, dans dix ans –quinze au maximum– il ne restera pas plus de cinq constructeurs automobiles mondiaux. Parmi les survivants, il cite Toyota, Hyundai, BYD et Geely, mais ni VW ni Stellantis. L’Europe continuera certes à fabriquer des voitures, mais en sous-traitance. Nous pourrons assembler des voitures, puis y coller des logos, et nos célèbres designers continueront de dessiner des carrosseries. Mais la technologie et les composants viendront de Chine, où se trouveront aussi les centres de décision. Un scénario à la Volvo-Geely pour l’ensemble de l’industrie automobile européenne est-il réaliste?

Alain Visser: Si on laisse le marché faire, la situation s’annonce sombre pour les entreprises automobiles européennes. Mais c’est précisément la raison pour laquelle je ne crois pas au scénario catastrophe de Tavares. Le marché ne décide pas de tout.

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Le monde peut vivre sans Peugeot, Citroën, Opel et ainsi de suite. Mais à l’échelle nationale, c’est une tout autre histoire. Toutes ces marques jouent dans leur pays un rôle tellement important que les responsables politiques ne peuvent pas se permettre de les laisser disparaître. Regardez les moyens que Trump a dégagés pour l’industrie automobile américaine —qui, au demeurant, est dans une situation plus difficile que l’européenne. Cela se produira aussi ici, et pas seulement en Allemagne. Le président français Macron ne laisse planer aucun doute: Peugeot, Citroën et Renault sont d’importance stratégique.

«Il y a 40 ans, on pouvait encore parler de bonnes et de moins bonnes voitures. Mais on ne construit plus de mauvaises voitures. Et certainement pas chez les constructeurs chinois.»

Tavares n’est évidemment pas un fantasque. D’un point de vue strictement économico-financier, il a raison. Il y a tout simplement trop de marques, le marché est totalement saturé.

Et pourtant, l’offre continue de croître. Il ne se passe pratiquement pas une semaine sans qu’une nouvelle marque chinoise soit lancée en Belgique.

En effet. Les Chinois ne peuvent pas écouler leurs voitures aux Etats-Unis et déversent donc tout sur le marché européen. Quand j’ai débuté dans ce secteur il y a 40 ans, on pouvait encore parler de bonnes et de moins bonnes voitures. Mais on ne construit plus de mauvaises voitures. Et certainement pas chez les constructeurs chinois, qui offrent une qualité incroyable à un prix serré. Le secret de leur succès? Ils investissent à peine dans le marketing.

Sur ce plan, l’écart avec les marques européennes est immense. Personne ne confondra une BMW avec une Peugeot ou une Mercedes: des décennies de branding y ont pourvu. Mais quel Européen voit la différence entre une Xpeng et une Zeekr ou une BYD? Elles semblent toutes interchangeables: ce sont des dérivés du Tesla Model Y. Le succès de ce modèle a énormément inspiré les Chinois. Pas d’image, mais d’excellentes voitures: voilà la raison de leur succès.

Avec de gros budgets marketing, les ventes exploseraient. Les constructeurs chinois doivent bien s’en rendre compte, non? Ce n’est pas pour rien qu’ils recrutent des experts européens comme vous pour accompagner leur expansion.

Oui, ils sont suffisamment malins pour le comprendre. Ces experts soulignent eux aussi l’importance du marketing, mais jusqu’à présent je n’en vois guère les effets. La volonté de vendre rapidement de gros volumes l’emporte sur des plans à long terme, comme une stratégie marketing finement élaborée.

«On ne peut comprendre cette confiance qu’après avoir mis les pieds dans une usine automobile chinoise. Je n’ai pas de mots pour décrire l’ampleur de l’avance qu’ils ont prise.»

Ils viennent sur les salons européens et signent des contrats portant sur des dizaines de milliers de voitures avec de grands distributeurs comme Hedin ou Van Mossel. Les voitures se vendront d’elles-mêmes, raisonnent-ils, grâce à leur prix, mais aussi –et surtout– grâce à leur qualité et à leur technologie. On ne peut comprendre cette confiance qu’après avoir mis les pieds dans une usine automobile chinoise. Je n’ai pas de mots pour décrire l’ampleur de l’avance qu’ils ont prise.

Pouvez-vous tout de même essayer?

On se croirait dans de la science-fiction, surtout quand on compare à l’Europe. Ici, on considère encore la voiture comme la successeure du cheval et de la calèche. Ce qui est d’ailleurs historiquement exact: ce n’est pas un hasard si l’on parle de «carrosserie» quand on évoque les voitures. Lors du développement d’un modèle, les constructeurs européens partent encore de la mécanique. Motorisation et suspension: cela reste l’alpha et l’oméga.

J’ai longtemps travaillé pour des constructeurs européens et, sans exagérer, 70% de nos réunions tournaient autour de la mécanique. Et puis, soudain, Tesla et les Chinois déboulent avec leurs batteries et leurs logiciels. Toute l’industrie automobile européenne s’est retrouvée, de ce fait, au coeur d’une crise identitaire. Nos constructeurs continuent de jurer par la primauté de la mécanique; la batterie, ils tentent de l’intégrer dans leurs concepts familiers. Mais Tesla et les constructeurs chinois s’en moquent. Sur la planche à dessin, eux partent de la batterie et du logiciel. Tenue de route, carrosserie: tout cela devient secondaire.

Alain Visser over de autosector: ‘Het is me altijd opgevallen hoe conservatief deze sector is’
© Volvo

Il est révélateur de voir que plusieurs constructeurs automobiles chinois ont d’abord fabriqué des smartphones. Comme Huawei, qui s’est tourné vers l’automobile après le Covid. Lors de ma première visite de l’usine, j’ai félicité le patron pour ce renouveau. Il a balayé ma remarque d’un geste. «En réalité, a-t-il répondu, nous faisons toujours la même chose qu’avant: nous restons une entreprise de logiciels

L’industrie automobile européenne est-elle victime d’un avantage qui freine ?

Totalement. Nous sommes figés dans le passé. Pas seulement les grands patrons de l’industrie automobile: nombre de vos collègues souffrent aussi de ce mal. Que fait un journaliste automobile quand il peut tester un nouveau modèle? Il va le pousser sur le circuit de Francorchamps, et écrit de longs articles sur les driving dynamics. L’accélération, la tenue de route, et le fait que, chez Renault, elle soit juste un peu meilleure que chez Opel.

«Quand nous achetons une nouvelle voiture, nous faisons d’abord un essai. Les Chinois n’y pensent même pas: ils essayent les gadgets.»

Moi, ça me fait rire. 90% de notre usage de la voiture se fait dans les embouteillages en ville, ou consiste à rouler tout droit sur l’autoroute. Et puis, je lis dans notre presse spécialisée que ces voitures chinoises sont certes bonnes, mais que leurs driving dynamics seraient tout de même un cran en dessous. Comme si, en Chine, on en perdait le sommeil. Pour traverser Shanghai, on passe trois heures dans les bouchons. On n’a pas besoin d’une tenue de route supérieure, on veut du confort et du divertissement. Quand nous achetons une nouvelle voiture, nous faisons d’abord un essai. Les Chinois n’y pensent même pas: ils montent dans un modèle en showroom et passent des heures à essayer les gadgets.

Vous avez longtemps travaillé pour Ford et GM et, à l’époque, vous viviez aussi en Allemagne. Aviez-vous vu venir la crise de l’industrie automobile allemande?

Non, je dois être honnête. Les constructeurs allemands croyaient dur comme fer à leur supériorité, au Vorsprung durch Technik (NDLR: «Une longueur d’avance grâce à la technologie»). C’était compréhensible, car même en Chine, cette supériorité était reconnue jusqu’à il y a environ cinq ans. La désillusion n’en est que plus grande. Le fait qu’ils fassent maintenant du lobbying pour prolonger la durée de vie des voitures à moteur thermique trahit la panique. L’avenir est entièrement électrique, je n’en doute pas une seconde. Chez Stellantis ou Renault, ce n’est guère mieux. Il n’y a pas de vision stratégique pour l’avenir.

Voyez-vous une explication à une telle autosatisfaction?

J’ai toujours été frappé par le conservatisme de ce secteur. Pendant des décennies, rien n’a fondamentalement changé, à l’inverse, par exemple, du secteur des télécoms, où l’iPhone a provoqué une révolution. Et soudain, nous nous retrouvons malgré nous dans une accélération fulgurante.

Je ne l’ai vraiment compris que lorsque je suis passé chez Volvo et que j’ai vu ce qui se passait en Chine. Ils n’en font pas tout un plat: la Chine enchaîne des changements colossaux, mais personne ne s’en aperçoit. Tandis que les Américains, dès qu’ils ouvrent une confiserie, ils en font une nouvelle internationale.

L’Union européenne tente de freiner l’importation de voitures électriques chinoises au moyen de droits de douane. Bonne idée?

Non. Je suis partisan du libre-échange. Les consommateurs ont le droit d’avoir accès à de meilleurs produits, qui sont en plus moins chers. Le protectionnisme n’est pas la solution, nous devons réfléchir à des moyens de rendre l’industrie automobile européenne à nouveau compétitive.

Ces droits de douane doivent aussi compenser l’effet des subventions publiques chinoises.

Le gouvernement chinois applique ce qu’on appelle la stratégie de la horse race: il laisse émerger un grand nombre d’entreprises et les met en concurrence jusqu’à ce qu’il ne reste que les meilleures. Cela implique beaucoup d’aides publiques, en effet. Mais est-ce si exceptionnel? Le Land allemand de Basse-Saxe détient aussi une participation de 20% dans Volkswagen, non? Je ne crois pas au protectionnisme, mais il appartient aux gouvernements de stimuler et d’ancrer le développement technologique dans leur pays. Pourquoi Trump a-t-il acheté 10% d’Intel? C’est la même chose.

Les constructeurs européens risquent-ils un scénario à la Kodak?

(Il rit) On me pose souvent la question. Ma réponse est: si nous ne faisons pas attention, c’est toute l’industrie automobile qui se retrouvera dans un scénario à la Kodak. Selon des prévisions, d’ici 2040, environ 80% de la population mondiale vivra dans de grandes villes. Mes deux fils à Londres savent conduire, mais ils n’envisagent même pas d’acheter une voiture.

«A terme, je vois le parc automobile se réduire de moitié. De nombreux constructeurs ne survivront pas.»

C’est la tendance: de plus en plus de personnes veulent utiliser une voiture, mais pas la posséder. C’est du simple bon sens quand on sait qu’une voiture reste immobile, en moyenne, 96% de sa durée de vie. Les plateformes de partage et de mobilité ont de l’avenir, surtout quand la conduite autonome –des voitures sans chauffeur– percera.

A terme, je vois le parc automobile se réduire de moitié. La demande de voitures va donc chuter spectaculairement, alors que le nombre d’offreurs continue, lui, d’augmenter. Cela ne peut évidemment pas durer, de nombreux constructeurs ne survivront pas.

Alain Visser

1963: naissance à Wilrijk.

Diplômé en traduction à la RUCA (Anvers). Obtient un MBA à la Duke University.

1987-2004: Chez Ford Motor Company.

2004-2012: Rejoint GM. Devient vice-président Sales, Marketing et After-Sales chez Opel/Vauxhall.

2013: Rejoint Volvo Cars-Geely.

2015-2023: CEO de Lynk & Co.

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