Omniprésent, l’âgisme reste l’un des derniers grands préjugés acceptés socialement. Il se glisse dans les blagues, les attentions, les institutions. Une récente étude belge apporte un éclairage sur les deux visages de cette forme de discrimination, l’une hostile, l’autre bienveillante.
Un siège se libère dans un bus. Une personne propose à une autre, manifestement plus âgée, de s’y asseoir. Le ton est courtois, gentil, mais prend parfois une forme plus autoritaire, paternaliste. Un premier refus, puis un deuxième, avant que l’aîné finisse par prendre la place. Et si ce geste, en apparence poli et attentionné, cachait autre chose? «Ce type de scène ordinaire est un exemple typique d’âgisme bienveillant, une forme de discrimination subtile mais répandue», affirme Stefan Agrigoroaei, professeur en psychologie du vieillissement à l’UCLouvain. Avec son collègue Vassilis Saroglou, spécialisé en psychologie de la personnalité, ils ont étudié conjointement les deux formes de l’âgisme, à travers une enquête menée auprès de plus de 500 Belges adultes.
«L’âgisme est un ensemble de comportements et d’attitudes fondés uniquement sur l’âge chronologique», expose Stefan Agrigoroaei. Il y a la forme hostile, qui se traduit par des propos méprisants, des stéréotypes négatifs, de l’exclusion sociale ou professionnelle. A l’inverse, la version bienveillante part d’une intention présentée comme positive –aider, protéger, guider– mais sans toujours laisser la liberté de choix. Ce sont les petites phrases du quotidien, les conseils imposés, les décisions prises à la place de l’autre «pour son bien.»
«On pense bien faire. Mais derrière certaines attentions se cache une infantilisation qui réduit l’autre à une fragilité supposée», dépeint Vassilis Saroglou. Avant d’insister sur le principe commun à toutes les scènes évoquées: «Il faut s’adresser aux personnes âgées comme à tout le monde, avec les mêmes exigences et en respectant leur droit de dire non. De choisir.»
«Derrière certaines attentions se cache une infantilisation qui réduit l’autre à une fragilité supposée.»
L’âgisme abîme la santé
Si l’âgisme est souvent banalisé, ses conséquences sont loin d’être anodines. Les chercheurs le décrivent comme une source de stress chronique, avec des effets concrets sur la santé mentale, physique et sociale.
Lorsqu’une personne se sent sans cesse réduite à son âge, surprotégée, infantilisée, elle peut finir par douter de ses propres capacités. Ce phénomène porte un nom: l’âgisme intériorisé. Exposée régulièrement à ces messages implicites, une personne âgée peut limiter ses activités, renoncer à des responsabilités, éviter les situations sociales.
«Certains seniors finissent par croire qu’ils sont trop vieux pour faire certaines choses, alors qu’ils en sont tout à fait capables», constate Stefan Agrigoroaei. Ce retrait auto-imposé a des effets mesurables: isolement, perte de confiance, dépression, parfois un déclin cognitif plus rapide. La littérature scientifique a déjà relié ces représentations à des trajectoires de santé, des travaux classiques ont montré qu’une vision positive du vieillissement s’associe à une plus longue espérance de vie, là où une vision négative la raccourcit de plusieurs années en moyenne, jusqu’à sept ans selon les dernières études.
L’âgisme influence aussi la qualité des soins. Dans les systèmes de santé, les personnes âgées sont parfois moins bien traitées. Symptômes minimisés, douleurs sous-estimées, plaintes renvoyées à «l’âge». Ce biais retarde des diagnostics et entrave une bonne prise en charge. De nombreux essais cliniques continuent en outre d’exclure les personnes âgées, ce qui limite l’efficacité des traitements pour une grande part de la population.
«Ce que ressent une personne âgée face aux petites humiliations du quotidien, qu’on parle à sa place, qu’on la félicite exagérément pour un geste banal, quand on lui parle comme à un enfant, lorsqu’on l’ignore chez le médecin… Tout cela a une influence directe sur son estime de soi, son autonomie, son envie de participer», résume Stefan Agrigoroaei.
Religion et peur de la mort
Deux ressorts pèsent de manière particulière sur l’âgisme. Le premier tient à la confrontation des personnes à leur propre vieillissement. «Se confronter à la fragilité des aînés, c’est se rappeler sa propre finitude», assure Stefan Agrigoroaei. Ce miroir angoissant pousse certains à tenir à distance tout en se disant protecteurs, éviter les mauvaises nouvelles, parler pour l’autre, décider «pour épargner un stress». L’intention est de rassurer, l’effet est de retirer le pouvoir d’agir à la personne concernée.
Le second ressort est la religiosité. Elle n’ajoute pas d’hostilité. Mais en revanche, elle incline légèrement vers une bienveillance paternaliste. Dans l’échantillon de plus de 500 adultes, une religiosité plus élevée s’accompagne d’une hausse du score d’âgisme bienveillant, mais sans effet sur l’âgisme hostile.
Dit simplement, et selon l’étude, «la foi pousse un peu plus vers l’aide automatique des personnes âgées. C’est un mélange de traditionalisme et de compassion, appuie Vassilis Saroglou. Une sorte de pitié paternaliste.» Concrètement, cela peut se traduire par des décisions prises à la place des aînés, les orienter vers une maison de repos sans vraie discussion, éviter certains sujets sensibles, choisir l’option médicale «la moins anxiogène» sans obtenir leur consentement.
Les jeunes aussi concernés
On associe spontanément l’âgisme aux aînés, alors que les jeunes le subissent aussi. A l’embauche, un dossier écarté au seul motif d’un «manque d’expérience». En réunion, une parole coupée parce que jugée moins légitime. Pour un logement, une fiabilité jugée à l’âge plutôt qu’aux garanties. «Les adultes plus jeunes expriment plus souvent des attitudes âgistes envers les aînés, alors qu’eux-mêmes subissent des discriminations liées à leur âge. C’est un paradoxe, observe Stefan Agrigoroaei. Même si, du point de vue évolutionniste, les jeunes restent le groupe d’âge idéal. Tout le monde rêve d’être jeune et de s’habiller comme un jeune. C’est rarement le cas dans l’autre sens», note Vassilis Saroglou.
Le levier le plus solide pour réduire les comportements âgistes réside dans la qualité du contact intergénérationnel, concluent les chercheurs: «Quand le contact entre générations est de qualité, avec des objectifs communs et une réciprocité, les stéréotypes diminuent. En entreprise, des binômes mêlant âges et fonctions. A l’université, des projets partagés. Dans les quartiers, des dispositifs où l’entraide n’est pas descendante mais réciproque. Moins d’étiquette, plus de situations concrètes à résoudre ensemble.»